Recensé : Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques 1848 – 1918. Une histoire transnationale, Gallimard, Folio histoire, 976 p., 9, 70 €.
À travers une approche historiographique et multidisciplinaire, Béatrice Joyeux-Prunel propose une réécriture de l’histoire des avant-gardes qui n’apparaissent plus simplement comme des mouvements artistiques, mais comme de véritables événements de nature politique et sociale. Grâce à une vision plus contextuelle des problématiques, l’auteur ne se limite pas simplement à déployer une histoire des styles, mais fait ressortir le réseau d’influences qui a donné vie au système avant-gardiste. C’est ainsi que, du besoin de redéfinition étymologique du terme, à l’interaction entre national et international, du lien idéologique et politique entre les événements sociaux de l’époque, au développement de la presse et de l’avant-garde littéraire, B. Joyeux-Prunel écrit une nouvelle histoire, celle du système des avant-gardes.
Dès les premières lignes, les influences artistiques, sociales, transnationales, géopolitiques, sociales, littéraires, sont mises en jeu afin de proposer une sorte d’« histoire horizontale », de Global History, ou encore d’histoire totale :
[U]ne histoire des avant-gardes [proposée] d’un point de vue socioculturel qui synthétise, sur la longue période, les résultats d’études monographiques isolées, et leur ajoute, à l’aide de nouvelles problématiques et de travaux inédits, une portée globale et compréhensive (p. 19).
L’objectif est de relier, décentrer, entrecroiser le jeu des avant-gardes, « […] un jeu d’échelle et de va-et-vient entre le local et l’international, la monographie et la macrohistoire » (p. 42), à travers la structuration d’un réseau de stratégies, de marchés, de réflexions, capable de dévoiler les diverses identités des avant-gardes de 1848 à 1918.
Consciente de la portée de cette recherche, B. Joyeux-Prunel n’hésite pas à dévoiler sa méthodologie, en s’interrogeant et en interrogeant le lecteur tout au long de l’ouvrage. Cela lui permet d’aborder les avant-gardes à travers une approche socioculturelle novatrice :
Comment ces générations se sont-elles succédé ? Peut-on souscrire à l’histoire linéaire que suggère un point de vue formel sur l’histoire de l’art ? […] Faut-il même croire à l’idée selon laquelle l’avant-garde se constitua contre la tradition académique de l’époque, alors que celle-ci semble avoir été bien en crise dans les années 1860 ? […] Comment, encore faire une histoire de l’avant-garde dans les arts plastiques sans succomber à la tentation permanente du jugement de valeur et de goût ? (p. 21)
Forte d’une liste de références bibliographiques de plus de 200 pages, l’auteur propose une étude rigoureuse et détaillée des avant-gardes, qu’elle enrichit à travers des exemples ciblés et des analyses d’œuvres toujours contextualisées. Ainsi, grâce à son approche scientifique (et parfois romancée) et à son intérêt transnational pour la recherche, B. Joyeux-Prunel offre une lecture différente des avant-gardes.
Dès les premières lignes, nous découvrons les arguments principaux qui animent la problématique avant-gardiste et qui rythment le développement de l’ouvrage : le rejet de l’académisme, le rapport avec le public, le marché, la tradition, la presse, les collectionneurs, le rapport ambigu entre la notion de modernité et d’avant-garde. L’auteur, en effet, développe l’analyse selon un point de vue chronologique qui permet au lecteur de suivre les étapes de l’histoire du système avant-gardiste : on reconnait, ainsi, la constitution, vers la fin des années 1880, « d’un front moderne » (p. 43), opposé aux instances dominantes, qui vers la fin du siècle s’autonomise face à des académismes désormais en crise. Le début du siècle, grâce, aussi, à la structuration d’un réseau international, voire mondial, devient la scène d’une « explosion » avant-gardiste (1905-1908). Cela aboutit, en 1910, en une modification d’attitude et d’approche, qui voit les avant-gardes aller vers une sorte d’activisme politique : « […] pouvait-on être d’avant-garde artistique sans l’être en politique, sans prendre parti dans l’histoire ? » (p. 44) Enfin, si la Première Guerre mondiale impose un arrêt artistique et culturel, l’exigence d’innovation des années qui suivent pose les bases, au contraire, pour l’abstraction, les collages et les théâtralisations, qui conduisent aux expérimentations des années 1920.
Les Modernes contre les Anciens ? (1848-1899)
Grâce à une approche à la fois synchronique et diachronique, Joyeux-Prunel fait dialoguer les artistes, les politiciens, les écrivains, les marchands, les collectionneurs, avec une attention méticuleuse pour les détails, les références, les noms, les listes et les spécifications (p. 68, 135). Ce faisant, elle met en tensions plusieurs histoires, parallèles, qui se sont entrecroisées et influencées mutuellement, tout au long de la période concernée. Dans la première partie du livre, l’auteur profite de plusieurs régimes d’analyse pour montrer un panorama général, mais aussi précis, de ce qui a fait l’histoire de l’impressionnisme. Elle retrace l’aboutissement et, en même temps, la déception de ce mouvement et de ses acteurs, sans oublier l’aspect humain de la problématique qui, en quelque sorte, peut être résumé par cette question parfois laissée à la marge : « Comment survivre et rester indépendant ? » (p. 80). Après s’être interrogée sur le concept d’avant-garde, de sa naissance à ses paradoxes, elle propose une analyse pointue sur l’impressionnisme et son rapport au Salon.
La naissance parisienne des avant-gardes fut ainsi intimement liée au contraste radical entre les espérances de 1848 et l’étouffement politique que le Second Empire fit subir à tout mode d’expression, artistique comme littéraire. (p. 50)
Tout en insistant sur l’analyse du mouvement impressionniste, B. Joyeux-Prunel élargit cependant ses recherches au contexte de l’époque, en soulignant le métissage entre les exigences impressionnistes et le système artistique français. Tout en donnant une date de naissance aux avant-gardes, l’auteur structure son étude autour des causes et des conséquences de la crise du milieu artistique, en soulignant aussi les attitudes et les stratégies adoptées par les Modernes. Cela révèle, alors, des rapports ambivalents entre les artistes (et leurs carrières) et le Salon (avec ses lois et ses Refusés) (p. 64). De même, elle s’appuie sur la mise en tension entre une attitude nationale et une approche stratégique internationale et cosmopolite, qui verra son développement dans la troisième partie du livre.
En même temps qu’elles ridiculisaient les valeurs du système académique et qu’elles remettaient en cause ses institutions, les avant-gardes réalistes se lançaient dans une critique systématique du contexte politique qui abritait les derniers sursauts de l’académisme : celui de l’esprit national. (p. 66)
L’auteur insiste, enfin, sur l’aspect contradictoire d’intransigeance et d’adaptation de l’impressionnisme. Entre les difficultés financières de Pissarro et la montée de la cote de Monet, B. Joyeux-Prunel retrace une histoire faite de problèmes, de stratégies (soutenues par des écrivains et des collectionneurs) et de tentations idéologiques, sans oublier, encore une fois, le contexte politique de l’époque qui vit, à partir de 1879, un tournant éclectique et libéral (p. 118).
Le temps des « sécessions »
La deuxième partie de l’ouvrage s’interroge sur la période 1885-1905 et le surgissement d’une nouvelle avant-garde qui trouve ses fondements dans l’acceptation de l’impressionnisme au Salon. Mais, si le temps des Sécessions marquait l’acceptation de l’art moderne,
[…] ne marquait-il pas aussi la perte, pour l’avant-garde des années 1860 et 1870, de son indépendance sociale, économique et politique ? Et s’il y avait une place pour de nouvelles avant-gardes, était-il encore possible d’être plus modernes que les Modernes, et de se faire reconnaitre comme tels ? (p. 150).
L’auteur prend en examen les Modernes de Bruxelles, de Paris et de Londres pour décliner les stratégies élitistes de la période ; elle évoque les cas spécifiques d’expositions, de groupes d’artistes (des Trente-Trois de Paris), de Salons (des Vingt à Bruxelles), de galeries (Grosvenor Gallery à Londres), gérés par des artistes qui, étant totalement indépendants des logiques marchandes, cherchaient à prendre la succession des générations avant-gardistes passées. Elle s’attache ensuite aux Sécessions européennes (SNBA, de Berlin, de Munich, Libre Esthétique, etc.) en proposant une analyse où s’entrecroisent cultures nationales et internationalisme culturel. Elle passe donc de la Société nationale des Beaux-Arts, entendue comme un modèle pour d’autres élites modernistes, aux sécessions russes et allemandes, animées par le rejet du provincialisme et du conservatisme, pour arriver, enfin, à la sécession, plus largement développée, de Vienne.
Par la suite, B. Joyeux-Prunel élargit le contexte de l’étude ; elle développe la problématique d’un point de vue social, en soulignant les liens entre les nouvelles avant-gardes, les galeries et surtout la presse et les revues, qui finissent par imposer une « […] conception dominante des enjeux de la lutte artistique, des règles à suivre et des lieux par lesquels il fallait passer » (p. 183). Cela permet de mettre en relief des profils, des styles et des recherches esthétiques souvent similaires qui confluent, tous, dans une sorte de « sociabilité bourgeoise, voire aristocratique » (p. 184) de ces nouveaux Modernes. C’est ainsi qu’on peut parler de snobisme avant-gardiste et d’un art moderne désormais devenu un marché plus qu’une idéologie. Mieux encore, l’auteur souligne une sorte de paradoxe sous-jacent à la période qui, comme en une sorte de pause, s’éloigne des polémiques esthétiques entamées depuis 1850. Entre 1895 et 1905, se définit alors un art moderne dont les « […] structures étaient plus rigides que celles contre lesquelles s’étaient élevées les générations réaliste et impressionniste. » (p. 188)
Dans cette perspective, de nouvelles tendances artistiques surgissent : néo-impressionnistes, symbolistes, nabis, synthétistes, etc., vont prendre place au sein d’une société où l’impressionnisme est désormais reconnu. Tout en analysant les modalités de constitution des groupes indépendants, l’auteur montre les interconnexions interdisciplinaires. D’une orientation politique et idéologique de plus en plus répandue parmi les novateurs, on arrive aux alliances avec les milieux littéraires, en passant par la mise en place de groupes d’artistes toujours plus attentifs aux problématiques sociales contemporaines. À cette situation il faut aussi ajouter une forme d’individualisme aboutissant, parfois, en rivalités, concurrences et stratégies commerciales (p. 213) :
Mais, alors qu’on avait vu se multiplier les “ismes” concurrents dans les années 1885 – 1895, et que le modernisme avait commencé de s’institutionnaliser par le biais de Salons spécifiques, la décennie suivante semble avoir été plus calme. […] Les “jeunes” des années 1885 – 1890 étaient-ils préoccupés de consolider leurs trajectoires, agglutinant aux portes des institutions consacrantes de la modernité ? (p. 239-40)
Comme suite à cette situation, et dans un contexte artistique qui voit l’enracinement du symbolisme et du postimpressionnisme, se fait jour la problématique de la reconnaissance des arts appliqués (p. 282). À l’issue des conséquences que la seconde révolution industrielle apporte, les arts appliqués participent d’une remise en question de l’usine en faveur d’une forme de travail manuel et artisanal, revendiquée, par exemple, par le mouvement Arts and Crafts. Dans ce contexte, l’approche transnationale et multiculturelle utilisée par B. Joyeux-Prunel dynamise l’étude : en partant de l’internationalisation des arts appliqués, on arrive à leur développement vis-à-vis de problématiques courantes (exposition, réévaluation statutaire, vente, conquête d’un nouveau public, etc.), en passant par une étude croisée des avant-gardes internationales (belges, allemandes, anglaises) du début du XXe siècle.
Explosion de l’avant-garde et guerre artistique internationale (1903-1914)
Nous retrouvons l’approche multidisciplinaire de B. Joyeux-Prunel lorsqu’elle s’interroge sur « […] l’état […] de la jeune génération artistique européenne [fauves en France, expressionnistes allemands, futuristes italiens, etc.] » (p. 316). En proposant une analyse des motivations et des causes qui ont marqué la rapide innovation plastique des avant-gardes entre 1905 et 1914, elle parle d’« explosion avant-gardiste » comme d’une situation qui témoigne de la crise européenne de l’art moderne :
Quels que soient les artistes comptés dans l’avant-garde des années 1905-1914, la période qui précède leur passage à l’avant-garde est celle d’une crise, alors que pour les postimpressionnistes il ne s’était agi que de malaise (p. 316).
Aux alentours de 1900, à côté d’une jeunesse artistique touchée par un état de crise sociale, soulignée de plus en plus par la presse (L’Humanité, Tendances nouvelles, etc.), l’auteur constate le surgissement de nouveaux horizons d’innovation plastique, tels que la création du Salon d’Automne de Paris en 1903, et l’apparition de nouveaux marchands, de jeunes amateurs et de nouvelles revues.
En particulier, l’auteur s’attache à la définition et à l’étude des formes de la crise : de la recherche fauviste des fondements de la peinture qui sort du « […] sociétal, de l’historique, pour [devenir] plus sociale » (p. 339), à la crise des sécessions en Allemagne et à la naissance de l’expressionnisme et d’une peinture germanique. Elle poursuit en abordant le renouvellement de la scène parisienne qui se développe dans un climat de concurrence générale entre les artistes. Ainsi, grâce à une étude attentive d’artistes et d’œuvres spécifiques (Demoiselles d’Avignon de Picasso, Panneau décoratif pour salle à manger de Matisse), elle conclut en introduisant les problématiques de l’époque telles que la « querelle du nu » entre 1905 -1908, les compromis avec le marché et les marchands et, enfin, le tournant vers la nature morte (p. 368) et la nature en général (avec Braque, par exemple).
Dans ce contexte, l’approche historiographique de l’auteur permet de bien décliner le processus de définition (« explosion ») avant-gardiste du début du siècle, sans, pourtant, sacrifier la problématique à une ontologie des avant-gardes :
Après la pause de la fin de siècle, le temps des avant-gardes était arrivé. Un temps accéléré, tumultueux, vit se succéder entre 1910 et 1914, à une vitesse incroyable, de nouveaux prétendants à la conquête de l’avenir […] La guerre artistique internationale, de ces mouvements contre le présent, mais aussi les uns contre les autres, s’entretint de l’augmentation de tensions diplomatiques internationales (p. 392).
C’est ainsi que l’auteur introduit la question de la médiatisation des avant-gardes picturales, vis-à-vis du contexte géopolitique de l’époque. À ce sujet, le cas du futurisme italien (p. 397) est emblématique pour souligner la nouvelle prise de conscience qui voit un métissage entre mobilisation internationale et discours nationaliste. Le rôle joué par les futuristes en rapport au domaine médiatique, ajouté à leur volonté à s’imposer à Paris, sert comme avant-propos pour contextualiser la naissance du cubisme français et, par conséquent, la remise en cause du rapport ambivalent entre nationalisme culturel (parisien) et internationalisme. L’auteur propose, alors, une analyse pointue autour des avant-gardes européennes, des Pays-Bas à l’Angleterre, en passant par les « périphéries » décentrées, comme la Roumanie ou la Hongrie. Tout en structurant l’étude autour du pouvoir culturel du système parisien, l’auteur parle, alors, d’une forme de décentrement international qui explique comment Paris a cessé d’être le lieu d’exposition et de vente idéal pour les nouvelles plastiques. Les exemples spécifiques, tels que l’évocation du Cavalier Bleu ou du Der Sturm, restent toujours ancrés dans une méthodologie pluridisciplinaire qui permet de cibler la problématique, tout en la rendant socialement contextualisée.
Paris n’est donc plus un terreau favorable à l’innovation, ce qui pousse non seulement les artistes à regarder ailleurs, mais aussi les marchands de la capitale à s’intéresser aux marchés étrangers ; c’est le cas, par exemple, d’Ambroise Vollard, d’Eugène Druet ou encore de Daniel Henry Kahweiler, qui vont contribuer à exporter et à consolider les réseaux étrangers d’amateurs et de marchands de la peinture contemporaine (p. 482). Ce nouveau public est dans ce contexte analysé et confronté par l’auteur qui le met en relation avec les collectionneurs français. À ce sujet, les analyses des stratégies médiatiques que Joyeux-Prunel propose témoignent d’une approche objective et historiographique. Ainsi, si l’on commence par les amateurs allemands et de l’Europe centrale, on poursuit avec des cas plus spécifiques, tels que, par exemple, l’Armory Show. Ce dernier, en effet, se fait porteur d’un nouveau type d’exposition-événement qui vient perturber le système de l’art et l’influence artistique parisienne. Joyeux-Prunel décrit alors un climat, déjà répandu dans les avant-gardes européennes (en Allemagne, où persiste une forme d’idéologie antifrançaise, ou encore en Russie, en Grande-Bretagne ou en Italie), qui voit l’art français, de référence principale qu’il était, devenir la cible des attaques nouvelles et internationales.
Dans ce milieu artistique international, l’auteur souligne la remise en question non seulement de la peinture, mais aussi des valeurs de la modernité. Ce faisant, grâce à une analyse générale du contexte social, politique et littéraire voué à la vitesse, à l’actualité, à la violence et au bruit, elle arrive à la veille de la Première Guerre mondiale où « […] les pratiques avant-gardistes semblent s’essouffler. » (p. 529).
Entre le feu et l’ordre
La guerre constitue un trou dans bien des synthèses consacrées aux avant-gardes, comme si cette époque n’avait pas compté, à part Dada. (p. 537).
Si, d’un côté, la guerre force l’arrêt quasi total de l’activité artistique (les idéologies avant-gardistes se voient bloquées face à l’idée de purification et de retour à l’ordre et à la raison que la guerre met en place) ; de l’autre, on constate l’importance de la presse (Le Mot, L’Élan) et de l’art (moderne) dans le conflit : « Le premier problème [était] de trouver la juste mesure permettant d’associer l’esprit libertaire et le souci d’innovation plastique, avec les exigences patriotes. » (p. 538). Dans ce contexte, l’auteur exploite l’analyse des enjeux sociaux et politiques de la Première Guerre mondiale pour spécifier le sort et le rôle des artistes avant-gardistes de l’époque. De la honte de ceux qui n’ont pas participé au conflit, alors que d’autres sacrifiaient leurs vies, à la mise en avance de leur présence au front pour soutenir leurs positions esthétiques, l’auteur constate, aussi, un arrêt de la vie artistique parisienne (et de manière plus générale européenne) : absence d’expositions, de Salons, de critique littéraire, de débats culturels, etc. La période est cependant un terreau favorable à l’apparition de « seconds couteaux » (p. 549) : c’est-à-dire de nouveaux acteurs et de nouvelles revues sur la scène artistique, qui profitent des places libres laissées par les artistes au front.
De cette manière, si la première année de guerre efface l’esprit avant-gardiste novateur, le tournant des années 1915-1916 coïncide, au contraire, avec l’émergence d’une renaissance artistique ; celle-ci se reflète dans une révolution esthétique et avant-gardiste des petites revues, aussi bien que dans l’incitation au retour à un art français, résolument moderniste (p. 559). Il s’agit d’une sorte de nouveau départ, surtout pour les générations futuriste et cubiste, qui se voient « fleurir au front » (p. 564). Dans ce contexte de renaissance, la reprise des expositions et des débats coïncide aussi avec la reprise du marché de l’art, intéressé par le cubisme :
Dans les contextes où la politique était première, l’avant-garde prenait donc de nouvelles directions. En France on adoptait une vision classique et patriote de l’art de demain. En Allemagne, c’était de socialisme qu’on rêvait (p. 654).
Cette analyse se poursuit par une étude transnationale des avant-gardes, de l’Europe centrale et de l’Allemagne en particulier. Cela permet à l’auteur de repositionner la problématique au niveau international, tout en déclinant toujours le rapport avec le marché parisien. En effet, en Allemagne, la guerre, de manière différente de ce qui s’est passé en France, ne suscite pas la polémique anti-moderniste, mais accélère l’assimilation des avant-gardes expressionnistes à la culture germanique. Ce faisant, l’auteur nous montre les paradoxes idéologiques d’un marché politisé, autant que l’émergence d’une révolution aussi politique qu’intellectuelle [1].
« [E]ntre les retours à l’ordre parisien, les révolutions allemandes, les exils des uns et les voyages des autres » (p. 710), Béatrice Joyeux-Prunel analyse ce qu’elle définit comme des « diasporas du désespoir ». L’exil vers les pays neutres est, en ce sens, le symptôme d’un état général d’écœurement vécu par la plupart des artistes avant-gardistes. De l’avant-garde new-yorkaise au groupe de nostalgiques de Barcelone, de l’étude de l’urinoir de Duchamp au Cabaret Voltaire de Zurich, l’auteur arrive à introduire enfin le dadaïsme et l’ensemble des avant-gardes internationales, pendant et après la guerre, ce qui conclut ses recherches. À la manière dont elle entame son ouvrage, Joyeux-Prunel termine alors son étude sur de nouveaux questionnements :
Pouvait-on encore penser de nouvelles formes, de nouvelles manières de faire l’art, fallait-il en chercher, fallait-il encore faire de l’art ? Ou bien fallait-il renoncer, simplement, à l’illusion d’une innovation permanente, donc au noyau de l’idéologie avant-gardiste héritée du siècle précédent ? (p. 714).
L’histoire écrite par Beatrice Joyeux-Prunel prend fin à travers un élan conceptuel qui témoigne surtout de l’ouverture du système avant-gardiste : un système qui n’est pas réductible à ses protagonistes principaux, mais qui trouve ses composants dans un contexte sociopolitique riche et en évolution continue. L’esprit novateur, le métissage, les influences réciproques, les dialogues et les stratégies deviennent ainsi les vrais protagonistes d’une histoire parallèle et en mouvement constant, qui, dans son caractère multidisciplinaire, se voit être aussi actuelle et contemporaine.