La faiblesse du syndicalisme français ne s’explique plus seulement par des spécificités nationales. Elle s’inscrit au contraire dans un mouvement de recul international, lié à la montée en puissance d’un « capitalisme séparateur ».
La faiblesse du syndicalisme français ne s’explique plus seulement par des spécificités nationales. Elle s’inscrit au contraire dans un mouvement de recul international, lié à la montée en puissance d’un « capitalisme séparateur ».
Vu de l’étranger, la vie sociale française est étroitement associée à de larges mouvements de contestation orchestrés par des syndicats réputés puissants et arc-boutés sur les acquis de la société salariale et de l’Etat providence d’après-guerre. C’est cette représentation qui a ainsi présidé au récit de ces dernières semaines dans une grande partie des journaux européens et américains. Elle semble pourtant ignorer l’un des faits les plus objectifs de la situation hexagonale : l’exceptionnelle faiblesse du syndicalisme.
D’où vient cette faiblesse du syndicalisme français ? Trois explications sont d’ordinaire mises en avant : une explication culturelle et institutionnelle (la France jacobine n’aurait jamais donné toute leur place aux syndicats et à la négociation collective), une explication économique (les transformations du système productif auraient rendu le travail de syndicalisation beaucoup plus difficile que par le passé) et une explication sociologique (les nouveaux adhérents en particulier, et les salariés en général, seraient porteurs d’attentes beaucoup plus individualistes, que les syndicats peinent à satisfaire). Ces trois explications sont certainement cumulatives, mais elles sont souvent mal hiérarchisées. Or, de cette hiérarchie des causes dépend en grande partie la compréhension que l’on a du problème.
Je me concentrerai principalement sur les deux premières explications (institutionnelle et économique) pour montrer que la lecture économique est non seulement la plus éclairante aujourd’hui, mais la mieux partagée au plan international. On peut même considérer que le déclin du syndicalisme est, à cet égard, l’un des meilleurs analyseurs des mutations contemporaines du tissu productif et du marché du travail : la faiblesse grandissante du syndicalisme traduit ainsi l’avènement d’un capitalisme qui tend à évacuer la conflictualité organisée par la dissémination et la fragmentation du salariat et des relations d’emploi.
J’évoquerai également la lecture sociologique pour montrer qu’elle pointe des phénomènes qui sont plus des effets que des causes du problème. Or, à prendre l’effet pour la cause, on risque de proposer des solutions trompeuses.
Une idée assez répandue veut que la faiblesse du syndicalisme français résulte pour l’essentiel de la mauvaise qualité des relations sociales dans notre pays. Cette situation serait elle-même, lit-on régulièrement, l’expression d’une culture politique et sociale caractérisée par l’emprise du jacobinisme dans la sphère étatique, par le goût des hiérarchies bureaucratiques ou paternalistes dans la sphère de l’entreprise, et par la domination d’un radicalisme conflictuel et contestataire dans la sphère syndicale. Autrement dit, le problème des relations sociales françaises consisterait dans un triple handicap : un Etat qui laisse peu de place aux acteurs de la société civile, un patronat peu enclin à la négociation, et un syndicalisme peu disposé au compromis. De là, la forme de guérilla récurrente qui tient souvent lieu de dialogue social en France. De là aussi, un régime de négociation peu productif au niveau national.
Ce type de raisonnement rencontre aujourd’hui un certain succès dans le monde syndical (et au-delà) et constituera certainement la toile de fond du prochain débat sur la représentativité des organisations de salariés, promis par F. Fillon et N. Sarkozy en septembre 2007. Beaucoup de responsables syndicaux prétendent en effet que le manque d’influence des organisations de salariés tient au fait que les institutions et le patronat ne leur reconnaissent pas un rôle suffisant, voire conteste en pratique leur légitimité. Pour sortir de cette impasse, ils réclament une modernisation des relations sociales et de leurs procédures : obligation de consulter les partenaires sociaux avant de légiférer en matière sociale, système de validation des accords majoritaires, élections de représentativité, etc. [1] De cette modernisation découlerait ensuite, selon eux, toute une série de bienfaits : reconnaissance publique des organisations de la société civile, fin de la suprématie de la loi au profit du contrat, effacement de la « culture du conflit » au profit d’une « culture du compromis », concentration d’une offre syndicale aujourd’hui trop dispersée, responsabilisation des acteurs, participation accrue des salariés, augmentation du volume de la négociation…
Cette analyse demeure pourtant très insuffisante. La France n’a certes jamais été un pays de forte syndicalisation : avant 1914, alors même que l’emploi industriel y était relativement développé (30% de l’emploi total), elle présentait déjà le taux de syndicalisation le plus faible d’Europe (1,9%), assez loin derrière l’Allemagne (11,4% avec 39% d’emploi industriel), la Grande-Bretagne (22,6% avec, il est vrai, 45% d’emploi industriel), les Pays-Bas (12,2% avec 33% d’emploi industriel) ou les pays scandinaves (entre 7% en Suède et 13% au Danemark, avec moins de 25% d’emploi industriel dans les deux cas) [2]. La faiblesse du syndicalisme français semble donc assez congénitale et dès lors il ne paraît pas outrancier de lui chercher des causes de longue durée et de nature culturelle. Mais, à trop se concentrer sur les spécificités françaises, on en oublie que le recul du syndicalisme n’est plus aujourd’hui une particularité hexagonale : il concerne désormais l’ensemble des pays développés. Or, à cette échelle, les facteurs « culturels » perdent une grande partie de leur puissance explicative : ils risquent même de masquer les principales difficultés actuelles du mouvement syndical. Paradoxalement, au moment où la culture politique et sociale française cherche à se regarder en face, il se pourrait bien que le principal problème se soit déplacé et que l’on se trompe à la fois de cible et d’échelle.
Mieux : en prêtant trop à ces procédures et à leurs circuits institutionnels, on risque d’oublier que les syndicats français font d’abord face à une crise d’implantation dans le monde du travail, et de cautionner le double mouvement de « fonctionnarisation » et de « procéduralisation » qui caractérise leur histoire ces trente dernières années. Pour n’en citer qu’un symptôme, rappelons que, selon le rapport Hadas-Lebelremis au Premier ministre en mai 2006, le produit des cotisations d’adhérents assure aujourd’hui moins de 50% en moyenne des ressources financières des organisations syndicales, le reste provenant notamment de leur rôle d’agence sociale ou para-publique [3] (comme, par exemple, la rétribution sur fonds publics de leur participation à la gestion des organismes sociaux) [4]. En somme, non seulement il paraît peu pertinent de rechercher dans les institutions et les procédures de la négociation sociale les causes principales du mal, mais on pourrait se demander si les institutions et procédures existantes ne tendent pas, au contraire, à en dissimuler l’étendue ou à en atténuer la réalité.
C’est bel et bien du côté des transformations du système productif qu’il faut se tourner pour y voir plus clair, avant même d’envisager les explications de nature plus sociologique, qui mettent en général l’accent sur l’individualisme croissant des salariés. Ces transformations du tissu productif qui éloignent toujours davantage de salariés des syndicats et qui sont d’envergure beaucoup plus transnationale, jouent sur un triple principe de dispersion, d’individualisation et de séparation : dispersion du salariat, individualisation du rapport au travail et de la relation d’emploi, séparation des intérêts respectifs des acteurs du compromis sur lequel on construisait l’espoir d’une régulation interne du capitalisme. Bref, elles sapent les fondements d’un mouvement soucieux d’unifier le salariat autour de conditions communes et de perspectives de négociation.
Compris sous cet angle, le déclin du syndicalisme ne devrait d’ailleurs pas inquiéter uniquement les syndicalistes. Car ce qu’il donne à voir, c’est précisément l’avènement d’un capitalisme séparateur et la difficulté de mettre en place des régulations efficaces au cœur du nouveau système productif et non seulement à sa marge. Un monde sans syndicats pourrait aussi signifier une conflictualité plus incontrôlable, plus imprévisible. Autrement dit, la faiblesse syndicale n’est pas seulement une faiblesse des syndicats : c’est aussi et d’abord une faiblesse des sociétés occidentales.
Le repli actuel du syndicalisme ne s’explique donc que marginalement par la qualité du dialogue social. Si tel était le cas, on ne pourrait pas comprendre pourquoi, dans des pays où ce dialogue est une pratique contractuelle ancienne, ordinaire et reconnue, les forces syndicales ont également enregistré un recul sensible ces deux ou trois dernières décennies. C’est le cas par exemple de l’Allemagne qui a vu son taux de syndicalisation reculer de 37% en 1975 à 29,7% en 2004, alors même que le système allemand faisait figure de modèle en la matière aux yeux de beaucoup.
En réalité, ce recul est avéré dans la plupart des pays développés. En trente ans, le taux de syndicalisation moyen des pays de l’OCDE est passé d’un peu plus d’un tiers à environ un cinquième de la population active [5]. Aux Etats-Unis, il a perdu presque la moitié de ses effectifs [6], et au Japon pas loin de 40%. La Grande-Bretagne a, elle aussi, connu un fort recul (une chute de 27% entre 1975 et 1990, puis de 16% entre 1990 et 2004).
Ce qui est vrai sur la longue période au niveau de l’ensemble des pays développés, se confirme sur la courte période au niveau européen. Dans l’UE à 25, le taux de syndicalisation a chuté de 32% en 1995 à 26% en 2001. Ce recul est en particulier tiré par le déclin massif de la syndicalisation dans les nouveaux États membres (de 43% à 20% sur la même période). Mais, dans l’ensemble, la proportion des salariés européens syndiqués n’a jamais été aussi faible depuis 1950, c’est-à-dire dix ans avant la période de croissance du syndicalisme qui avait caractérisé les années 1960-1975.
On doit faire ici, il est vrai, une notable exception pour la Belgique et les pays scandinaves. Mais cette exception vient en grande partie du fait que les syndicats y jouent plus encore qu’ailleurs un rôle d’agence sociale conforme à l’une ou l’autre variante du « Système de Gand » : l’adhésion à ces organisations y conditionne l’accès à certains droits et prestations sociales, notamment en matière d’assurance-chômage et d’assurance-maladie. Le cas du mouvement syndical israélien dans les années 1980-1990 fournit d’ailleurs une inquiétante jurisprudence à cet égard : le taux de syndicalisation y a très nettement reculé lorsque le gouvernement a retiré la gestion du financement des services de santé des mains des organisations de salariés.
Bien plus que la nature et la qualité du dialogue social dans chaque pays, ce qui fait problème, c’est donc bel et bien l’évolution de l’implantation du syndicalisme dans le tissu productif. Les disparités d’implantation sont en effet criantes. Entre secteur public et secteur privé, tout d’abord : aux Etats-Unis, pour ne citer qu’eux, le taux de syndicalisation dans le public est actuellement d’environ 40% contre 8% dans le privé. Entre grandes entreprises et PME-PMI-TPE, ensuite, ou entre secteurs industriels classiques et secteurs de services, l’écart est encore très significatif : le cas français est ici particulièrement frappant, le monde des PME constituant un quasi « désert syndical », de même que la plus grande partie du secteur des services à la personne. En somme, on peut dire, en forçant à peine le trait, que le syndicalisme occidental commence à ressembler à un îlot de travailleurs âgés [7] et protégés, perdu au milieu d’un océan de salariés plus ou moins précaires et disséminés.
Recul quantitatif, déséquilibre sectoriel... Deux conclusions s’imposent. La première en consolera peut-être quelques-uns : si le syndicalisme français est toujours (et depuis longtemps, à vrai dire) le dernier de sa classe, les dynamiques qui le tirent à la baisse sont loin d’être une singularité hexagonale et elles ne sauraient donc s’expliquer que marginalement par la culture politique nationale. La seconde, en revanche, est moins rassurante : le syndicalisme ne parvient plus à organiser le monde du travail dans sa forme actuelle. La cause s’en trouve moins dans la forme du dialogue entre les partenaires sociaux que dans les transformations du capitalisme ces vingt ou trente dernières années. Car ce sont elles qui affectent en profondeur le périmètre du mouvement syndical occidental.
Quelles sont ces transformations ? Pour faire court, je me concentrerai sur celles qui concourent à l’avènement de ce que j’appellerai un capitalisme séparateur.
La tertiarisation de l’économie est la plus souvent citée. L’économie industrielle regroupait les salariés dans de grands collectifs de travail à l’abri de vastes ateliers de production, favorisant la formation de « conditions communes » et l’émergence de consciences collectives. Une large partie de la main d’œuvre se regroupait ainsi dans de grandes entreprises intégrées. Paradoxalement, alors même que la condition salariale s’est considérablement développée, la situation du salariat paraît de moins en moins unifiée. L’économie de services qui progresse continuellement joue en effet sur un tout autre registre. Elle repose tout d’abord sur un tissu d’entreprises généralement plus petites : mesurée à leurs effectifs, la taille moyenne des entreprises françaises a ainsi diminué d’un tiers environ lors de la grande période de désindustrialisation (1980-1995). Mais ce processus de dispersion se prolonge dans les entreprises elles-mêmes : la tertiarisation tend en effet à promouvoir des emplois où les relations interpersonnelles (avec le client, notamment), les qualités individuelles, la polyvalence et la mobilité se substituent à la simple « force de travail » comme critères d’évaluation du travail, et compliquent un peu plus la formation de « conditions communes ». Or, c’est bien sur cette part de généralité dans le travailleur (« la force de travail ») comme dans le collectif (« la condition ouvrière ») que s’était appuyé le mouvement syndical depuis la seconde révolution industrielle. Du reste, les récentes divergences au sein de l’AFL-CIO aux Etats-Unis et la sécession de certains syndicats de services [8] se comprennent aussi à la lumière de ces considérations.
De fait, le poids global des services dans l’économie ne dit pas tout. Le capitalisme séparateur se nourrit également de l’individualisation des relations d’emploi, y compris dans les grandes entreprises. Où ces relations étaient caractérisées par la stabilité de formes statutaires ou quasi-statutaires dans l’économie industrielle, elles sont presque partout marquées aujourd’hui par la flexibilité et/ou l’instabilité. La multiplication des contrats de travail à durée déterminée (actuellement, près de deux tiers des embauches se font en CDD en France), des temps partiels (choisis, mais plus souvent subis, en particulier chez les femmes), ainsi que l’individualisation des modes de rémunération, la croissance des formes de travail indépendant (professionnels autonomes, organisation par projet, etc.)…, tous ces facteurs compliquent d’autant l’effort de syndicalisation. Ils hypothèquent la capacité des syndicats à parler au nom d’un salariat rassemblé, à se présenter comme des « lieux de synthèse », voire à cartelliser sous des formes plus corporatistes les intérêts des salariés pour éviter qu’ils ne se fassent concurrence sur le marché du travail [9].
En outre, des relations d’emploi plus flexibles entraînent inévitablement des carrières professionnelles plus discontinues, plus accidentées, des changements de secteur d’activité et des périodes de chômage plus ou moins nombreuses, plus ou moins longues. Du point de vue de syndicats qui se structurèrent d’abord sur un modèle corporatiste (par métier) et qui s’adaptèrent ensuite au modèle de l’organisation industrielle taylorienne, ces nouveaux parcours professionnels sont très difficiles à suivre : ils nécessitent un accompagnement mobile et « sur mesure » que le quadrillage du monde du travail en grands collectifs de métier ou de condition peine à organiser. Bref, les nouvelles biographies professionnelles passent bien souvent sous les radars des organisations syndicales.
Cette difficulté à suivre des trajectoires de plus en plus accidentées et complexes est accrue, dans le cas français, par la segmentation du marché du travail. Le fait que les droits sociaux et les statuts varient selon les branches professionnelles et les métiers, ne favorise pas non plus la continuité de la protection et de la représentation des salariés. Au-delà de leur rôle d’agence sociale, l’un des secrets de la belle vitalité des syndicats nordiques tient peut-être aussi au fait qu’ils ont affaire à un marché du travail beaucoup plus unifié de ce point de vue. Les droits y sont plus facilement transférables d’un emploi et d’un secteur à l’autre.
Le capitalisme séparateur prend également la forme d’une fragmentation du système productif. Par toutes sortes de stratégies de réorganisation et de relocalisation des unités de production, il s’apparente de plus en plus à un vaste Lego dont les figures et les combinaisons sont d’ailleurs assez variées selon les secteurs et les stratégies, comme l’ont montré Suzanne Berger et ses collègues du MIT [10]. L’entreprise « modulaire » peut ainsi externaliser des segments de son activité soit en recourant à des sous-traitants nationaux, soit en délocalisant à l’étranger, soit en filialisant certaines activités… Elle tend à se concentrer sur ce qu’elle fait le mieux, c’est-à-dire sur ses atouts concurrentiels, et à déléguer à d’autres le reste. C’est ainsi que l’entreprise sans usine est entrée dans l’ordre du pensable : Nike se résume, pour l’essentiel, à quelques unités de design et à un centre de commandement qui gère l’organisation d’un vaste ensemble de contrats de sous-traitance et de fournisseurs sur plusieurs continents. Les ordinateurs Dell ne passent que quelques minutes dans les usines d’assemblage du même nom… En exagérant, on pourrait dire que certaines entreprises ne seront bientôt plus que de purs systèmes d’information orchestrant la répartition des risques et contrôlant le fonctionnement d’un réseau de liens contractuels déployés à l’échelle intercontinentale.
En cassant l’unité de production intégrale qui caractérisait l’économie industrielle fordiste, cette modularisation met aussi à mal les solidarités du travail que celle-ci favorisait. Car il est bien évident que tisser de nouvelles solidarités entre ouvriers chinois et allemands risque de s’avérer très complexe. Il est même tout à fait possible de voir ressurgir, comme au début du XXe siècle, des formes de nationalisme syndical plus ou moins xénophobes, qui pourront alors s’envelopper pudiquement dans le vocabulaire du « patriotisme économique » [11].
La première conséquence pour le syndicalisme, c’est qu’il se replie progressivement sur les terrains résiduels de l’économie industrielle : là où ses traditions sont anciennes, où les salariés jouissent de relations d’emploi relativement stables, où les statuts résistent (notamment dans le secteur public). Ce faisant, il peine à incarner une question sociale dont il n’a bien souvent qu’une compréhension de nature intellectuelle. L’essentiel des nouvelles inégalités (notamment les inégalités face à l’avenir que génère la disparité des relations d’emploi) lui échappe en pratique. Et il glisse progressivement vers une sociologie déclinante, non seulement par son type d’implantation, mais aussi par sa structure d’âges [12].
La seconde conséquence – peut-être la plus grave –, c’est que le syndicalisme évolue désormais dans un cadre économique éclaté qui rend de plus en plus difficile, voire de moins en moins nécessaire, le compromis socio-productif classique entre l’actionnaire, le patron, l’ingénieur et le salarié. D’une part, le jeu de l’entreprise modulaire distend les relations entre les fonctions de conception, de fabrication et de distribution, rendant moins indispensable la cohabitation de ces différentes séquences sous un même toit. De l’autre, la pression à la baisse sur les salaires et la menace du chômage ont rendu, ces dernières années, de plus en plus obsolète ce type de compromis où l’on échangeait du pouvoir d’achat contre des gains de productivité : la stratégie de développement de l’entreprise part du client plutôt que du producteur. En outre, le patron se trouve lui-même, de plus en plus souvent, dans une situation de semi-faiblesse et ne peut plus être le point d’appui principal d’un rapport de force dans l’entreprise, soit qu’il dépende des caprices d’un actionnariat dispersé et sans visage, soucieux de gains rapides et parfois sans rapport avec les impératifs de développement industriel de l’entreprise, soit qu’il dépende très étroitement de l’entreprise donneuse d’ordres, laquelle ne s’embarrasse plus des solidarités qu’imposait le regroupement des différentes séquences de la chaîne de valeur dans les grandes entreprises intégrées d’autrefois.
La conjugaison de ces divers phénomènes de déliaison constitue une difficulté historique pour le syndicalisme, mais aussi plus généralement pour tous ceux qui nourrissent une ambition de type social-démocrate. Car s’il y a bien, au fond de cette ambition, l’idée que la démocratie sociale est un levier efficace pour pousser le capitalisme à s’adapter aux critiques qui lui sont opposées, alors la situation présente ressemble bien à une menace radicale que l’on pourrait décrire, à terme, comme la dissociation progressive de la sphère économique et de la sphère sociale [13].
Que peut le syndicalisme face à ces transformations ? Faut-il se résoudre à le considérer comme une forme du passé ? Ou bien peut-on imaginer qu’il puisse se réorganiser sur d’autres bases ? Avant d’esquisser quelques réponses, je voudrais revenir un instant sur ce que j’annonçais comme l’un des maux actuels du mouvement syndical : son excessive « procéduralisation ». Car dans cette critique réside, au fond, une partie de la réponse.
L’une des conséquences indirectes de l’affaiblissement de sa fonction de régulateur interne (dans l’entreprise) consiste dans le surinvestissement de ses fonctions de régulation externe (par les mécanismes réparateurs ou compensateurs de l’assurance sociale) : moins puissantes dans les entreprises, moins présentes au cœur du système productif, les grandes confédérations de salariés veulent faire démonstration de leur utilité sociale sur le front de la protection sociale et des négociations nationales. Les grandes réformes sociales de l’Etat providence (retraites, assurance-maladie, assurance-chômage…) sont autant d’occasions pour elles de mobiliser et de réclamer voix au chapitre dans les négociations avec l’Etat. Plus généralement, en dehors des périodes de crise, leur participation aux organismes paritaires ou consultatifs de la sphère sociale leur confère une légitimité qu’elles peinent à affirmer dans la sphère productive. Alors qu’elles ne « pèsent » que 7 à 8% du salariat par leurs adhérents, elles défendent ici, par la vertu d’une procuration implicite, les intérêts de la presque totalité des salariés.
Mais ce mécanisme est piégé. A mesure que les implantations du syndicalisme dans le tissu productif reculent, le mouvement syndical s’encastre plus profondément dans le tissu institutionnel : sa visibilité formelle et sa consistance juridique augmentent à mesure qu’il perd en épaisseur sociales. C’est vrai en particulier dans les pays où domine ce que G. Esping-Andersen a appelé le modèle conservateur-corporatiste ; singulièrement en France et en Allemagne. Les syndicats siègent dans une foule d’agences, de comités paritaires, de conseils d’administration publics. Ils donnent leur avis sur quantité de sujets. Ils sont les partenaires incontournables de l’Etat providence dont ils gèrent une partie des ressources. Avec lui, ils donnent forme à ce que les conservateurs allemands décrivent désormais comme une « technocratie sociale » qui prête le flanc à la critique libérale [14]. Et les conservateurs ont au moins raison sur un point : les citoyens comprennent de moins en moins les rouages de ces vastes machineries anonymes de l’assurance sociale, bien qu’ils en défendent encore massivement les bénéfices.
Cette tendance à l’hyper-institutionalisation fragilise le syndicalisme et lui donne l’apparence d’un mouvement off-shore, en apesanteur au-dessus ou à côté de la réalité sociale. Or, au moment où il y aurait lieu de bâtir un véritable syndicalisme européen, c’est encore par le haut, sur un modèle institutionnel, que l’on a choisi de le faire. En effet, la Confédération européenne des syndicats (CES) n’échappe pas à cette critique. Il n’est que de lire sa prose pour s’en convaincre : elle cherche sa légitimité dans sa capacité à fédérer des composantes très hétérogènes au prix d’acrobatiques compromis, beaucoup plus que dans sa capacité à délivrer des analyses éclairées sur les grands problèmes du temps ou à étayer les conflits transnationaux qui peuvent se faire jour à l’intérieur des frontières de l’Union européenne. Elle peine d’ailleurs à mobiliser les salariés européens autour de grands rendez-vous communs. Mais, dans le même temps, elle se flatte d’être consultée par la Commission qui la finance en partie et qui trouve en elle ce qui lui manque si souvent : un partenaire social par défaut.
De fait, on ne s’étonne guère que ce syndicalisme choisisse souvent l’explication institutionnelle pour rendre compte de ses difficultés et de cette distance croissante au salariat d’aujourd’hui. A Bruxelles comme à Paris ou Berlin, les forces intellectuelles du syndicalisme insistent volontiers sur le primat qu’il convient d’accorder à la négociation et au contrat sur l’Etat et le législateur. Cette conception profondément anti-jacobine et entérinée par certains textes européens n’est pas dénuée de fondements, sa philosophie générale est même tout à fait séduisante, mais elle se heurte à une difficulté radicale : de tels dispositifs ne sont pertinents qu’à la condition que les partenaires du dialogue social soient réellement représentatifs. Ce qui est de moins en moins le cas. Et il y a un curieux paradoxe à considérer que l’on résoudra le problème de leur représentativité en augmentant leur présence institutionnelle : c’est au contraire prendre le risque d’aggraver la difficulté que l’on prétend résoudre, et de délégitimer en même temps les institutions du dialogue social !
Comment renverser la tendance ? Une tentation pourrait être de partir de la sociologie des nouveaux adhérents. C’est ce que suggère l’interprétation sociologique de l’affaiblissement du syndicalisme. Ces nouveaux adhérents sont souvent décrits comme plus individualistes et plus utilitaristes que par le passé : ils attendraient des syndicats un service plus personnalisé et plus pragmatique, et ils fuiraient tout ce qui ressemble de près ou de loin à une forme d’engagement général ou idéologique [15]. Certaines organisations ont tenté d’aller dans cette direction. Le « syndicalisme d’adhérents » qu’elles défendent aujourd’hui et qui passe nécessairement par la démonstration d’une totale indépendance politique, leur a d’abord souri : la CFDT s’est ainsi imposée comme la première organisation syndicale française par son nombre d’adhérents. Mais cette stratégie ne semble plus produire d’effets décisifs aujourd’hui. Elle peine même à attirer vers le syndicalisme les populations salariées les moins syndiquées (notamment les jeunes) et à conquérir le monde des petites entreprises. Cette difficulté, du reste, n’est pas propre à la CFDT, laquelle réussit ici plutôt mieux que les autres.
Il faut dire que la relation de service entre syndicat et individu salarié est plus difficile à inscrire dans la durée que la relation d’affiliation classique. Elle se fixe plus souvent sur des moments problématiques de la vie du travail et ne justifie pas nécessairement une cotisation régulière ni un engagement de plus long terme. Quand l’appui syndical a permis de sortir de l’impasse ou de l’isolement dans lequel on se trouvait, les relations s’étiolent et son utilité individuelle décroît. De ce point de vue, le syndicalisme de services pourrait être perçu comme un syndicalisme de passage peu capable de fidéliser ses adhérents.
Il faut souligner également que cette lecture sociologique masque une part non négligeable de la réalité… sociologique ! En imputant la cause de la faiblesse syndicale à un profil individualiste aussi flou que général, elle semble ignorer les caractéristiques socioprofessionnelles des nouveaux adhérents, en particulier chez les affiliés du privé. Ces nouveaux adhérents sont peut-être plus individualistes que par le passé, mais ce sont surtout plus souvent des cadres et des salariés qualifiés que des ouvriers et des employés du bas de l’échelle sociale. Ceux-ci échappent toujours davantage, semble-t-il, aux mailles de la représentation sociale et associative [16]. Selon l’INSEE, le taux d’adhésion à une association pour les ouvriers et employés est respectivement de 30% et 34,9%, alors qu’il est de 58% pour les cadres et professions intellectuelles supérieures, et de 51% pour les professions intermédiaires. Des écarts qui recouvrent d’importantes disparités de formation et d’âge (voir le résumé de ces données par l’Observatoire des inégalités :. Finalement, les caractéristiques de la « démocratie associative » ont quelques points communs – notamment socioprofessionnels et générationnels – avec celles de la démocratie sociale…
L’individualisme supposé de ces nouveaux adhérents n’est donc peut-être pas étranger à leur situation spécifique. Leur relation d’emploi n’est pas forcément la plus précaire ni la plus exposée au risque de chômage. Dès lors, il n’est pas très surprenant de les voir poursuivre des objectifs réputés plus « utilitaristes », comme les questions relatives à leur salaire ou à la reconnaissance de leurs qualifications. Interrogations qui ne sont d’ailleurs nullement leur monopole, mais qu’ils font plus facilement entendre dans les enceintes syndicales, que ceux qui ne s’y trouvent pas ou en nombre beaucoup plus limité.
Au fond, cette lecture sociologique semble confondre deux phénomènes : l’individualisme des valeurs et l’individualisation des situations. Ces phénomènes ne sont certes pas sans lien, mais ils ne peuvent être strictement superposés. Si se développent simultanément un individualisme utilitariste chez les plus qualifiés et une forme d’« individualisme par défaut » du côté des moins qualifiés [17], le phénomène le plus général et le plus objectif est plutôt celui de l’individualisation croissante des relations d’emploi. Avant d’être plus « égoïstes » ou plus « frustrés », les salariés d’aujourd’hui sont d’abord plus isolés, moins liés par une commune et durable affiliation à une quelconque collectivité. De cette déliaison progressive procède d’ailleurs une bonne part du sentiment de singularité éprouvé par beaucoup.
Partir du constat d’un individualisme généralisé, c’est donc prendre appui sur une demi-vérité. Certes, les relations d’emploi et les parcours professionnels s’individualisent, certes les difficultés du travail sont aujourd’hui vécues sur un mode plus singulier, mais nombre de problèmes n’en restent pas moins communs et appellent un effort d’objectivation et de socialisation. Le premier défi consiste en ce sens à développer des modes de socialisation des expériences de travail plus adaptés à un salariat dispersé. Les modes de socialisation pertinents du temps de l’économie industrielle se jouaient, on l’a vu, dans les grands ateliers de production d’entreprises intégrées et verticales qui concentraient la force de travail en un même lieu et sous une même condition.
Aujourd’hui, le capitalisme séparateur tend à cloisonner ces expériences de travail que le capitalisme industriel réunissait. Pour autant, les difficultés éprouvées par les salariés ne sont pas aussi singulières et diverses qu’on le prétend souvent ou qu’ils le croient eux-mêmes. Nombre de problèmes restent de nature sociale et collective, mais ils sont souvent sous-socialisés et, de fait, perçus comme singuliers par ceux qu’ils affectent le plus directement. Pour socialiser ces difficultés, il faut pour commencer que les travailleurs soient en mesure de comparer leurs situations. Pour ce faire, le syndicalisme pourrait s’emparer de formes de médiation plus longues et plus immatérielles. Internet est l’un des médias les plus adaptés à l’actuelle dispersion de ces expériences. Alors même que nombre de démocraties sont en passe d’atteindre la masse critique à partir de laquelle Internet peut devenir un espace public, on ne voit pas pourquoi il ne deviendrait pas en même temps un espace social. C’est du reste ce qui semble s’être produit aux Etats-Unis au sujet des accidents du travail et maladies professionnelles dans certaines professions de services, comme le relate Philippe Askenazy [18] : les salariés, mis en relation les uns avec les autres par la toile, ont pu constater que leurs problèmes se ressemblaient, qu’ils étaient liés aux nouvelles formes d’organisation de leurs entreprises ; dans le même temps, les agences responsables de l’inspection du travail mettaient en ligne leurs rapports et jouaient, notamment auprès des assureurs privés, de leurs effets sur la réputation des entreprises les plus négligentes. La conjonction de ces facteurs a conduit à une baisse rapide des accidents du travail et des maladies professionnelles dans les années 1990.
A l’aune de ce genre d’expériences, le temps est sans doute venu d’ouvrir de grands forums électroniques syndicaux à l’expression des difficultés du travail (rémunération, cadences, gestion du temps, etc.). Il pourrait même être envisagé de consacrer une partie des moyens syndicaux à l’équipement informatique des militants et des adhérents de manière à ce que le nouveau salariat modeste soit doté de ce précieux capital social et de cette capacité participative dont l’économie de services tend à le priver.
Une seconde piste réside dans la construction d’un syndicalisme réellement transnational, ne serait-ce qu’au niveau européen. Le syndicalisme européen ne se construit pas plus à Bruxelles, que le syndicalisme allemand ou français ne s’est réalisé à Paris ou à Berlin. L’un comme l’autre se jouent dans les entreprises et tout le long des chaînes de valeur du système productif ; cette organisation décentralisée était d’ailleurs le propre du confédéralisme associatif qui a présidé à la structuration du syndicalisme un peu partout en Europe. Ce n’est pas en épousant les formes de l’autorité institutionnelle que le mouvement syndical devint jadis une force sociale et politique à part entière, mais en épousant celles de la production elle-même. Le même pari devrait être fait aujourd’hui. A présent, le défi serait d’enjamber les frontières. Cela suppose une capacité d’action transnationale réelle, c’est-à-dire tissée d’entreprise à entreprise, de syndicat local à syndicat local, de donneur d’ordres à sous-traitant, et capable de déboucher sur des actions concertées dans le cas d’espèce. Le syndicalisme européen a moins besoin d’un grand lieu de synthèse artificiel que de quelques actions concrètes d’où pourront être déduites avec le temps des méthodes et des stratégies d’intervention cohérentes avec les chaînes de valeur du nouveau capitalisme et l’immense Lego productif qui le caractérise. Bref, il s’agit de mettre en place en Europe le contraire d’une bureaucratie syndicale construite par le haut.
Une troisième piste consisterait à mieux articuler mouvement syndical et mouvement associatif en général. Le temps n’est plus où les syndicats de salariés pouvaient prétendre à une forme d’hégémonie sur le reste de la société civile et revendiquer sur elle un double avantage de généralité et de centralité. Face aux enjeux émergents comme la protection de l’environnement, le mouvement syndical se trouve repoussé dans un régime de particularité au sens où il défend une sphère d’intérêts particulière, celle du travail et des travailleurs, qui possède à la fois ses raisons (les salariés sont aussi les victimes de la dégradation de l’environnement) et ses contradictions (l’intérêt des salariés est aussi de défendre leur emploi, y compris lorsqu’il participe d’une activité et d’un style de production peu soucieux de l’environnement). Aller au devant des autres parties prenantes de la discussion, des autres stakeholders, ce serait aussi participer d’une nouvelle forme de régulation du capitalisme. La culture du compromis ne peut être un slogan quand il s’agit de négocier avec l’Etat et le patronat, et se résumer à une forme d’indifférence polie, voire d’ostracisme quand il s’agit de discuter avec les autres composantes de la société civile.
Une quatrième piste réside en dehors du travail. Les salariés sont aussi des consommateurs, des épargnants, des clients. Si l’économie industrielle privilégiait le producteur, quitte à externaliser certains coûts sur le consommateur, l’économie d’aujourd’hui tend à les internaliser en jouant notamment sur la masse salariale et le coût du travail : c’est le client qu’elle protège. Aussi, si le sens du syndicalisme ne consiste pas seulement à défendre les intérêts des salariés, mais plus largement à rechercher une articulation plus juste entre la sphère économique et la sphère sociale, alors sa mission pourrait être à l’avenir de contribuer à l’organisation de la consommation ou en tout cas d’y voir un levier d’action tout aussi puissant que la grève ou la pression des travailleurs sur les employeurs. Là encore, le lien entre syndicalisme et sphère associative paraît décisif, notamment, en l’occurrence, avec les associations de consommateurs.
Une dernière piste concerne ceux dont le syndicalisme croise de moins en moins le chemin, les exclus, les chômeurs de longues durées, les jeunes sans qualification… Les politiques publiques qui ont été mises en place ces dernières années en faveur de ces populations n’ont cessé d’organiser des dérogations au droit du travail classique pour favoriser leur embauche. De sorte que les syndicats peinent aujourd’hui à défendre concrètement leurs intérêts. Pire, en défendant le droit du travail classique, ils en viennent à donner le sentiment de défendre un rempart infranchissable pour ces populations et de les tenir à l’écart de leur sphère de préoccupation. L’une des missions du syndicalisme, de ce point de vue, devrait consister à faciliter l’intégration de ces personnes sur le marché du travail sous des formes « normales », notamment en militant activement pour la réorientation des ressources de formation en leur faveur.
Loin d’être exhaustives, ces quelques réflexions appellent certainement la discussion. Il reste que, si cette discussion n’avait pas lieu et si elle ne débouchait pas rapidement sur des initiatives d’envergure, alors le pronostic vital serait engagé pour le syndicalisme à l’horizon des cinquante années qui viennent. Et ce ne sont certainement pas des réformes institutionnelles et procédurales qui suffiront à en lever la menace.
par , le 11 décembre 2007
Thierry Pech, « Le syndicalisme à l’épreuve du capitalisme séparateur », La Vie des idées , 11 décembre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-syndicalisme-a-l-epreuve-du-capitalisme-separateur
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[1] Il faut noter que ces dernières années ont permis d’avancer dans cette direction. A défaut de reconnaître le principe de l’accord majoritaire, la loi a mis en place un droit de veto des organisations majoritaires dans une branche ou dans une entreprise pour rejeter un accord signé par une ou plusieurs organisations présumées représentatives au titre du décret de 1966, mais en réalité minoritaires. D’autre part, à la suite des mobilisations anti-CPE du printemps 2006, le législateur a posé le principe d’une concertation entre partenaires sociaux avant toute législation en matière sociale.
[2] Voir Colin Crouch, Industrial relations and European state traditions, Oxford, Clarendon Press, 1993.
[3] J’emprunte ce concept à Pierre Rosanvallon, La Question syndicale. Histoire et avenir d’une forme sociale, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 24 n. 4, et pp. 111 et sq.
[4] Voir la bonne analyse de Jean-Marc Vittori, « La faiblesse syndical, drame national français », Les Echos, 4 septembre 2007.
[5] Au niveau mondial, le tableau n’est pas plus réjouissant. Selon l’Organisation Internationale du Travail, la proportion des travailleurs syndiqués a fondu de moitié entre 1985 et 1995. En 1995, seulement 164 millions de travailleurs étaient membres de syndicats, soit environ 8.5 % de la force mondiale de travail (estimée à 1,3 milliards de travailleurs) contre 16 % en 1985. Il n’est pas usurpé de parler d’un véritable effondrement du membership syndical pour les années 1980-1990.
[6] Souvent méconnu en Europe et singulièrement en France, l’histoire du syndicalisme américain mériterait qu’on s’y arrête, ne serait-ce que pour remettre en cause le préjugé d’une société par nature hostile à la syndicalisation. En réalité, l’Amérique des années 1950 présentait un tout autre visage. En 1955, près d’un tiers des salariés américains étaient syndiqués. Ils n’étaient plus que 19% en 1984 et 12,5% en 2004.
[7] Les effectifs du syndicalisme européen sont en effet très vieillissants. Des données récentes (European Industrial Relations Observatory, « Trade Union Membership 1993-2003 » indiquent que, dans l’UE, entre 15 et 20% des salariés syndiqués sont soit sans emploi soit retraités. Ce problème culmine en Italie où plus de 49% des salariés syndiqués sont dans cette situation.
[8] Dont la très puissante Service Employees International Union d’Andrew Stern (1,8 millions d’adhérents). Au total, l’AFL-CIO aura perdu ici quelque 4 millions d’adhérents et près de 25 millions de dollars de cotisations. La rupture a mis en évidence la distance croissante entre un syndicalisme de type industriel classique et un syndicalisme de service tourné vers l’individu-adhérent plutôt que vers la défense de grands collectifs.
[9] Voir Thorsten Schulten, Solidarische Lohnpolitik in Europa. Zur Politischen Ökonomie der Gewerkschaften, VSA-Verlag, Hamburg, 2004. Sur cette étude, voir notamment Florence Autret, « La valeur du travail. Les syndicats européens face à la mondialisation », La Vie des Idées (version papier), septembre 2005.
[10] Voir sur ce point l’enquête du MIT auprès de 500 entreprises en Europe, en Amérique et en Asie, publiée sous la direction de Suzanne Berger, How We Compete, Double Day, 2005 (traduction française : S. Berger, Made in Monde, trad. Laurent Bury, Seuil, 2006).
[11] Ce soupçon circule déjà aux Etats-Unis. L’économiste Jagdish Bhagwati se fendait le 10 août 2005 d’une tribune dans le Financial Times où il soulignait le caractère « étroitement nationaliste » du mouvement syndical américain et lui recommandait de ne pas donner son avis sur la question des importations de textile chinois.
[12] En 2003, au moment de la loi Fillon sur les retraites en France, les médias ont pudiquement fermé les yeux sur le fait que la moyenne d’âge des adhérents du principal syndicat ouvrier qui contestait ladite réforme, la CGT, s’approchait de l’âge des pré-retraites. En 2002, dans les puissantes fédérations Cheminots et Energie, les syndiqués retraités représentaient ainsi environ 45% de la totalité des adhérents… En 2008, alors que l’on rediscutera les équilibres fixés en 2003, la situation ne sera pas arrangé. Au contraire…
[13] Daniel Cohen n’est pas loin d’un tel diagnostic (voir D. Cohen, Trois Leçons sur la société post-industrielle, Seuil/République des Idées, 2006).
[14] Sur ces critiques, notamment de la part des économistes conservateurs Udo di Fabio et Paul Kirchof en Allemagne, voir Daniel Schultz, « État et liberté. Les mutations du paysage idéologique allemand », La Vie des Idées (version papier), novembre 2005.
[15] Pour une illustration de cette lecture sociologique, voir Jeremy Waddington, « La syndicalisation en Europe. Etendue du problème et éventail des réponses proposées par les syndicats », document de travail pour l’Université d’été de la CES/ETUI-REHS des dirigeants syndicaux européens, Florence 1-2 juillet 2005.
[16] Voir à ce sujet Denis Bernardeau Moreau et Matthieu Hély, « La sphère de l’engagement associatif : un monde de plus en plus sélectif »
[17] Sur ces notions, voir Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995, les dernières pages en particulier.
[18] Philippe Askenazy, Les Désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme, Paris, Seuil/La République des Idées, 2004.