Recensé :
Serge Audier, Léon Bourgeois. Fonder la solidarité, Paris, Editions Michalon, collection « Le Bien commun », 2007, 126 p., 10 euros.
La figure de Léon Bourgeois, homme politique radical et théoricien du solidarisme sous la IIIe République, est au centre de plusieurs ouvrages parus récemment sur les questions de la solidarité et du républicanisme [1]. Serge Audier, maître de conférences en philosophie à l’Université Paris IV, propose dans ce petit livre à destination d’un large public une analyse des grands principes de la pensée de celui qui fut tour à tour ministre en charge de portefeuilles divers (Instruction publique, Travail, Affaires étrangères…), éphémère président du Conseil en 1895 renversé pour avoir déposé un projet créant un impôt sur le revenu, député puis sénateur à l’origine des premières lois de protection sociale (accidents du travail, retraites…), membre de nombreuses associations de réforme sociale, et premier président de la Société des Nations, action pour laquelle il reçut le prix Nobel de la paix en 1920.
Membre fondateur du parti radical et radical-socialiste, Bourgeois ne serait connu que d’une poignée d’historiens s’il n’avait été aussi, et surtout, l’un des penseurs les plus influents de la doctrine sociale républicaine, résumée sous le nom de solidarisme. De la publication de son livre La solidarité en 1896 à son recueil de textes sur la Politique de la prévoyance sociale paru en 1914, Bourgeois, juriste de formation, n’eut de cesse de faire connaître et de préciser à travers de multiples brochures et conférences les orientations de sa doctrine, conçue comme une troisième voie entre l’individualisme libéral et le socialisme autoritaire. Reposant sur une redéfinition des rapports entre l’individu, la société et l’État, le solidarisme servit de support philosophique et moral au système de protection sociale ébauché sous la IIIe République, dont la Sécurité sociale, établie en 1945, fut l’héritière. On comprend pourquoi, à l’heure où le culte de l’action et le fétichisme des résultats sont érigés en critères ultimes du bon gouvernement, la figure de Léon Bourgeois, intellectuel constamment soucieux de penser dans l’action les principes d’une société solidaire, puisse exercer une fascination sur les esprits partis en quête d’une source à laquelle régénérer une gauche moribonde.
L’ambition de Serge Audier est aussi de tordre le cou aux mythologies fallacieuses véhiculées par les apôtres nostalgiques de la IIIe République, de droite ou de gauche, qui bien souvent communient dans une vision fantasmée, étriquée et strictement nationale du républicanisme de la fin du XIXe siècle. À la manière d’un luthérien fustigeant les mensonges catholiques, Audier prône un retour à l’étude des textes républicains, pour mieux démontrer l’inanité des discours proclamant au nom de la République la nécessité d’une restauration de l’ordre et de l’État-nation. Sa démarche vise ainsi à exhumer une pensée républicaine attachée à la fois aux valeurs démocratiques et aux idéaux de justice sociale, loin de toute dichotomie entre République et démocratie, comme Régis Debray avait pu le théoriser dans un article resté célèbre [2]. Ce livre nous invite donc à nous « défaire des visions idéologiques de la IIIe République qui prévalent en France, dans l’espace public, depuis la fin du XXe siècle » (p. 107).
Solidarité et redistribution
L’intérêt des historiens, des sociologues et des philosophes pour le solidarisme n’est pas récent. Dans les années 1980 déjà, lorsque furent formulés les premiers diagnostics sur la « crise de l’État Providence », la doctrine de Léon Bourgeois attira l’attention de plusieurs auteurs (Pierre Rosanvallon, François Ewald, Jacques Donzelot entre autres) désireux de comprendre les fondements intellectuels de la protection sociale. Le mérite du livre de Serge Audier est de proposer pour la première fois un tour d’horizon, bref mais complet, des grandes articulations de la pensée de Léon Bourgeois.
À la fin du XIXe siècle, le libéralisme orthodoxe, fondé sur l’apologie du marché et la suspicion à l’encontre de toute régulation étatique, semblait de moins en moins acceptable, à mesure que se creusaient les inégalités sociales et que s’approfondissait la fameuse « question sociale ». La moralisation des comportements individuels et la philanthropie n’apparaissaient plus comme des réponses crédibles aux maux provoqués par l’industrialisation et par le développement d’un capitalisme mondialisé. La naissance du mouvement ouvrier offrait de plus au socialisme la possibilité de contester le régime libéral et de faire triompher ses aspirations collectivistes. Les républicains modérés se trouvèrent par conséquent obligés de trouver une voie médiane pour stabiliser la République, éviter de retomber dans un cycle de contestation et garantir la paix sociale.
C’est dans ce contexte que Léon Bourgeois théorise dans les années 1890 une nouvelle doctrine sociale, dont le principe de solidarité constitue la clef de voûte. Bourgeois reconnaît volontiers que les recherches scientifiques de Pasteur sur la contagion microbienne sont à l’origine de ses réflexions sur l’interdépendance entre les hommes et les générations. Riches et pauvres sont selon lui exposés de manière identique aux maux biologiques et sociaux, les souffrances endurées par les uns se répercutant inévitablement sur la vie des autres. « L’individu isolé n’existe pas » répète inlassablement Bourgeois, contre le dogme libéral de l’antériorité de l’individu sur l’organisation sociale, perçue par les libéraux comme une puissance coercitive dont toute avancée se traduirait par l’érosion des libertés individuelles. Bien au contraire, Bourgeois et les solidaristes affirment que l’individu naît en société et ne s’épanouit qu’à travers des ressources intellectuelles et matérielles que celle-ci met à sa disposition. Interdépendants et solidaires, les hommes sont porteurs d’une dette les uns envers les autres, ainsi qu’envers les générations qui les ont précédés et envers celles qui leur succèderont.
Le solidarisme dépasse cependant le simple constat d’une solidarité de fait entre les hommes, pour rechercher les moyens d’établir une solidarité de droit, fondée sur un principe d’obligation morale et juridique. Riches et pauvres ont certes une dette vis-à-vis de la société, mais cette dette ne saurait être identique, puisque tous ne jouissent pas des mêmes avantages ni des mêmes positions. Comment dès lors déterminer précisément la part que chacun doit verser en retour à la société, et surtout comment fonder en raison la sanction qui pourrait obliger les hommes à s’acquitter de leur dette sociale ? La philosophie de Bourgeois, teintée de morale kantienne, préfère ici postuler l’existence d’un contrat librement consenti par les membres de la collectivité, plutôt que de faire reposer l’obligation sur l’action coercitive de l’État, figure de l’extériorité sociale. La source de l’obligation sociale, de l’impôt par exemple, provient donc de ce que les solidaristes nomment le « quasi-contrat », c’est-à-dire un contrat « rétroactivement consenti », puisque à l’évidence aucun individu n’a pu choisir librement à la naissance de participer ou non à la vie sociale. Le quasi-contrat permet de faire comme si les hommes décidaient librement de contracter pour s’accorder sur les principes et les finalités de la vie en collectivité. Les contractants retirent de cet acte des droits et des devoirs, que le solidarisme, au lieu de les opposer, réunit sous le concept du sentiment social. Ce quasi-contrat, qui n’a pas été scellé une bonne fois pour toutes comme dans la doctrine rousseauiste du passage de l’état de nature à l’état civil, est constamment actualisé et renégocié par les membres de la société. C’est par ce biais que le solidarisme s’efforce de repenser le principe d’obligation hors de toute référence à une autorité extérieure aux hommes et à la société. Payer l’impôt n’est plus un châtiment infligé par un État tyrannique, mais un devoir librement consenti, une manière de s’acquitter de sa dette envers la société, selon une règle de justice collectivement admise. Ce qui auparavant s’apparentait pour les libéraux à d’odieuses interférences de la puissance publique dans la vie des individus (la réglementation du travail, l’impôt progressif, l’obligation de cotisation sociale…) est en réalité la condition même de la liberté individuelle, rendue possible par la réciprocité des échanges et des services entre les membres du corps social.
Cette philosophie qui défend le caractère fondamentalement social de toute existence individuelle accompagne un processus que Jacques Donzelot a nommé « l’invention du social » [3]. Pour Bourgeois, il n’y a pas de propriété purement individuelle : toute activité et toute propriété ont en partie une origine sociale, de telle sorte que les prélèvements fiscaux et sociaux effectués par la collectivité sur les revenus et les patrimoines de ses membres sont de justes rétributions des services offerts par la société, plutôt que d’odieuses ponctions exercées sur le travail d’individus méritants. Cette conception fut à l’origine des réformes défendues par Bourgeois, qui aboutirent notamment à l’introduction de la progressivité dans les droits de succession en 1901 et à la création de l’impôt progressif sur le revenu en 1914. Le débat sur la taxation des successions, initié dès 1893-1894, fut en effet un moment fondateur dans la définition du solidarisme. Le philosophe Alphonse Darlu exposa dans la Revue de métaphysique et de morale le principe de la solidarité entre les générations, qui devait constituer le socle de la légitimité de l’imposition des successions pendant plus d’un siècle [4].
On voit ainsi que les mesures votées à l’été 2007 par l’actuel gouvernement, dans le prolongement des discours de campagne de Nicolas Sarkozy dénonçant l’impôt sur les successions comme une entrave au droit des individus à transmettre librement leur fortune à leur descendance, n’ont pas seulement favorisé une redistribution des pauvres vers les riches, elles ont surtout effacé un principe de justice sociale qui symbolisait l’exigence de solidarité du projet républicain. Plus largement, l’apologie de l’effort individuel, du mérite et de la propriété que propose l’économie politique sarkozyste est bien en rupture avec les principes du vivre ensemble qui ont permis l’édification de la cohésion sociale depuis la fin du XIXe siècle. La redécouverte du solidarisme a lieu au moment même où cette doctrine, devenue impensée parce que consensuelle, est battue en brèche par un nouvel individualisme libéral.
Socialisme libéral ou libéralisme social ?
Clair et convaincant dans la présentation des grands axes de la pensée solidariste, Serge Audier l’est un peu moins lorsqu’il range cette doctrine dans la tradition du « socialisme libéral ». Le premier chapitre de son ouvrage s’intitule ainsi de manière significative « La synthèse solidariste : un “socialisme libéral” ». Le recours prudent aux guillemets n’efface pas tout à fait le sentiment d’insatisfaction qu’inspire la volonté d’Audier d’ajouter la figure de Léon Bourgeois à la famille socialiste libérale dont il a proposé une première généalogie dans un livre paru à la Découverte en 2006 [5]. On comprend certes la séduction que peut exercer sur des intellectuels avides de repenser le socialisme à l’aube du XXIe siècle une pensée cherchant à concilier liberté individuelle et redistribution sociale, mais le portrait de Bourgeois en socialiste, fondé uniquement sur une réponse que celui-ci apporta à l’occasion d’un débat avec un contradicteur socialiste [6], paraît un peu rapide.
On peut ici formuler le regret que Serge Audier ne soit pas allé jusqu’au bout de sa démarche de retour aux sources de la pensée républicaine. S’il exhume les textes fondateurs du solidarisme, le philosophe omet de les resituer dans le contexte intellectuel et social de leur apparition. Cette remarque, que les historiens adressent de façon classique aux philosophes, et qui peut d’ailleurs très légitimement leur être renvoyée tant l’oubli des idées et du langage est criant dans nombre de travaux historiques, vise simplement à souligner le profit que Serge Audier aurait pu tirer de recherches récentes sur la IIIe République pour préciser et justifier son analyse du solidarisme comme « socialisme libéral ». Depuis la parution en 1999 d’un ouvrage collectif dirigé par le sociologue Christian Topalov [7], les historiens s’intéressent au rôle de la « nébuleuse réformatrice », vaste et dense réseau d’individus et d’associations, composé d’universitaires, de fonctionnaires, d’industriels, de militants, de coopérateurs et d’hommes politiques, dont les idées et les pratiques ont contribué à l’émergence d’un langage commun de la réforme sociale au début du XXe siècle.
L’un des livres les plus importants parus ces dernières années sur le sujet est celui que l’historienne américaine Janet Horne a consacré à l’étude du Musée Social [8], une institution privée créée en 1894 dans laquelle se retrouvaient, par-delà leurs différences sociales et politiques, les promoteurs de la réforme sociale. L’un des messages lus lors de l’inauguration officielle du Musée en 1895 fut rédigé par Léon Bourgeois lui-même, qui ne cessa par la suite d’intervenir dans ce cercle pour défendre ses idées en faveur de la mutualité et de la prévoyance sociale, jusqu’à faire accepter comme position de compromis le principe de l’obligation de cotisation institué par la loi sur les retraites ouvrières et paysannes en 1910. Ce que montre Janet Horne et qui s’accorde mal avec l’analyse d’Audier, c’est que Bourgeois fut un personnage central dans l’émergence de ce qu’elle nomme un « libéralisme social », doctrine conjuguant initiatives privées et action publique en vue de résoudre la question sociale. D’ailleurs, Audier reconnaît lui-même dans la conclusion de son livre que l’objectif de réconciliation des classes et de préservation de la paix sociale poursuivi par Léon Bourgeois est assez éloigné des analyses socialistes sur la dimension structurante du conflit dans l’histoire des sociétés humaines. La thèse d’Audier peut sans doute se défendre, mais elle ne va pas de soi et s’oppose aux interprétations les plus courantes de la pensée de Bourgeois, qui en font l’architecte d’une inflexion sociale du libéralisme plutôt que le théoricien d’un socialisme bienveillant à l’égard du marché. Il y a à peine vingt ans, l’historien américain Sanford Elwitt pouvait même affirmer que « dans la mesure où ils font du socialisme leur principal ennemi, les solidaristes appartiennent au camp de la contre-révolution » [9]. Cette évolution des interprétations nous en apprend peut-être moins sur le solidarisme lui-même que sur les glissements intellectuels et politiques qui se sont produits depuis les années 1980. Alors que le compromis dessiné par Bourgeois au début du XXe siècle entre l’individuel et le collectif, le privé et le public, avait fait consensus pendant de longues années, ses justifications du droit social, de la protection sociale ou de la progressivité de l’impôt sont désormais présentées comme des sources possibles d’une pensée alternative, voire d’un renouveau socialiste.
Bourgeois et la solidarité internationale
Plutôt silencieux sur les apories et les contradictions de la pensée de Léon Bourgeois, bien mises en lumière dans l’ouvrage récent de Marie-Claude Blais [10], Serge Audier souligne en revanche fort justement l’engagement internationaliste du penseur du solidarisme. Bourgeois a toujours réfléchi et agi en faveur d’un prolongement à l’échelle internationale des principes fondateurs du solidarisme. Impliqué dans de nombreuses associations militant pour la diffusion des règles du droit social dès le début du XXe siècle, comme l’Association internationale pour la protection des travailleurs créée en 1900, Bourgeois a été, avec d’autres, un apôtre de la Société des Nations en France et en Europe, avant d’en devenir le premier président en 1919 [11]. De fait, la Société des Nations a certes échoué à construire durablement une diplomatie du droit et une paix solidaire dans l’entre-deux-guerres, mais le Bureau International du Travail a joué un rôle considérable dans l’universalisation des dispositifs de protection sociale et de réglementation du travail à l’échelle internationale [12].
Audier montre de manière convaincante que le solidarisme peut fournir une armature intellectuelle à la recherche contemporaine d’une solidarité écologique internationale. En insistant sur le devoir des hommes de préserver et de faire fructifier l’environnement naturel et social dont ils ont hérité pour le transmettre aux générations futures, Bourgeois posait dès la fin du XIXe siècle les jalons d’une pensée inscrivant la question de la justice sociale dans le temps long de l’histoire humaine et écologique [13]. Lucide, il percevait dès la fondation de la SDN la faiblesse que représentait l’absence de tout pouvoir de sanction de l’organisation sur ses membres et s’interrogeait sur les modalités de construction d’un État mondial. Comme en matière de protection sociale, son idéalisme n’était pas simplement l’expression de bons sentiments, car il prenait à bras le corps la question de l’obligation et des fondements juridiques de la solidarité.
Lors d’un banquet organisé par la Ligue de l’enseignement en 1895, Léon Bourgeois prononça un discours sur « la politique de ceux qui pensent aux autres » [14]. Gageons qu’à l’heure où l’empathie compassionnelle tient lieu de palliatif à la disparition programmée des protections collectives, l’exigence morale et juridique du solidarisme puisse redonner sens aux principes sans lesquels le « vivre ensemble » n’est plus qu’une compétition de tous contre tous.