Depuis que l’exigence officielle de mémoire multiplie les commémorations, l’écrivain – figure ô combien passionnelle en France – se trouve singulièrement exposé. Louis-Ferdinand Céline évincé du programme des célébrations nationales en 2011, Camus ballotté sans relâche au gré des joutes politiques : à chaque anniversaire, ou presque, sa polémique. Que réserve donc 2013, qui marque le centenaire d’un millésime que Stravinski, Duchamp, Apollinaire, Proust et Alain-Fournier rendirent exceptionnel ? Gageons que, si polémique il y a, elle ne se nouera pas du côté de chez Swann. En effet, Proust ne suscite plus guère la controverse chez les lecteurs « post-marxistes », tandis qu’Alain-Fournier (1886-1914) continue d’exciter les passions. Aussi, bien que nul ne confronte plus Le Grand Meaulnes à la Recherche, devenue l’emblème de notre littérature nationale, il n’est pas dit que le centenaire du grand œuvre d’Alain-Fournier passe inaperçu. Car, depuis que ce premier roman, jugé exceptionnellement abouti, faillit remporter le Prix Goncourt, pas d’anniversaire sans tapage : au prix de toutes les distorsions, l’œuvre et son auteur sont devenus, à « gauche » comme à « droite », un objet de capitalisation politique.
Lorsqu’à seulement vingt-sept ans, Alain-Fournier est fauché par la Grande Guerre, le romancier et son personnage – l’insaisissable Meaulnes –, opportunément confondus, se fondent dans la légende : jeunesse, talent, héroïsme, énigme (la dépouille d’Alain-Fournier reste introuvable) donnent à l’écrivain l’étoffe d’un héros apte à incarner une mémoire unitaire. Les autorités officielles empruntent alors à la critique nationaliste son interprétation terrienne du Grand Meaulnes. Rien de politique, pourtant, dans cette œuvre qui donne pour cadre aux amours adolescentes de deux écoliers un Berry où le mystère féconde le quotidien. Roman d’amitié, de révolte et d’aventure, proprement inclassable, le texte connaît d’emblée une réception paradoxale. Dans leur frénésie classificatrice, les commentateurs en font tour à tour une invitation à la conservation et à la révolte, à l’idéalisation et à l’assouvissement du désir, au voyage et à l’enracinement. Tel tient pour un document historique ce récit qui relate comment, au tournant du siècle, un frêle adolescent – François Seurel – s’émancipe sous l’influence d’Augustin Meaulnes, son aîné de deux ans ; tel autre pour une œuvre a-chronique. Qu’on le rattache au roman républicain ou au roman catholique, Le Grand Meaulnes passe pour une œuvre profondément « française ». En 2011, le Président Sarkozy, profitant de l’inauguration d’un musée de la Grande Guerre pour rallier Alain-Fournier à son exaltation de l’« identité nationale », rouvrait un dossier jamais scellé : l’affaire Alain-Fournier, qui pourrait servir d’antichambre au centenaire de la Première Guerre mondiale, souhaité fédérateur.
Autour d’un charnier
« Alain-Fournier, ce vivant » (Georges-Albert Astre). La formule résume à elle seule un demi-siècle de fétichisme. Culte entretenu par les proches de l’écrivain : Isabelle et Jacques Rivière, puis leurs descendants, qui forment depuis 1975 le cœur de l’AJRAF (Association des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier). Amateurs de littérature et passionnés de la Grande Guerre se retrouvent dans l’hommage au génie « mort pour la France » jusqu’à ce qu’en septembre 1989, un article du Figaro littéraire [1] suggère que le régiment du lieutenant Alain-Fournier a été exécuté par l’ennemi pour avoir osé attaquer une ambulance allemande. L’outrage rend désormais l’idéalisation impossible : envoyée en reconnaissance offensive au lendemain de la première bataille de la Marne, le 22 septembre 1914, la patrouille du lieutenant Alain-Fournier aurait tiré sur un convoi sanitaire, avant d’être à son tour attaquée par des grenadiers ennemis. En représailles, ces derniers auraient fusillé les soldats français, puis les auraient jetés, ligotés, dans une fosse commune. En 1991, la découverte inespérée des dépouilles dans les bois de Saint-Rémy-la-Calonne prouve finalement que les Français ont succombé à des blessures de combat. Pourtant, une décennie plus tard, la « discussion » engagée autour de la disparition d’Alain-Fournier sur l’encyclopédie collaborative Wikipédia vire encore au pugilat.
Voyant les informations qu’elle poste corrigées ou escamotées par d’autres contributeurs, la petite-nièce de l’écrivain Agathe Rivière-Corre menace de les poursuivre pour « diffamation », voire « révisionnisme », non sans faire valoir des soutiens « dans les milieux politiques et militaires ». Prétendant maladroitement tirer sa légitimité d’une quadruple autorité parente du romancier, elle est secrétaire de l’Association des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier ; « historienne de formation », elle a eu connaissance de sources inédites , elle dément, non sans angélisme, que les soldats aient « pu se jeter sauvagement sur des blessés allemands et les achever à coup de crosse de fusil dans la tête » : ni Alain-Fournier, dont les états de service évoquent la « grande intelligence, [la] capacité très rapide à s’être fait aimer de ses hommes, [le] grand discernement », ni le « sous-lieutenant Imbert, jeune professeur, arrivé deux jours plus tôt [,] dont c’était "le premier jour au feu" et dont la femme était enceinte de quelques mois », ni leurs compagnons, « ces soldats français, paysans simples et courageux, gersois et truculents » n’auraient pu commettre pareille abomination. Dans l’effort pour défendre son aïeul d’une captation par l’extrême droite, Agathe Rivière-Corre n’échappe pas plus à la stigmatisation de l’Allemagne qu’à la sacralisation grandiloquente des combattants nationaux. Elle se heurte à ceux qui envisagent que, dans le feu de la mêlée, la compagnie d’Alain-Fournier ait pu commettre une « bavure ».
« Action révoltante » certes, mais « non préméditée », et partagée, puisque dans la confusion, des tirs allemands auraient également atteint l’ambulance. Pour les auteurs de L’Énigme Alain-Fournier (2000), si les scientifiques ont prouvé que les Français n’ont pas été fusillés, ils continueraient de taire l’« acharnement » dont témoigneraient certains corps. Opacité politique, qui ne reflèterait pas seulement la volonté de protéger les familles, ou de conforter le « fétichisme » qu’entretiennent les proches d’Alain-Fournier : « À l’heure de la poignée de main Mitterrand-Kohl à Douaumont, la réconciliation [serait] incompatible avec l’épisode du bois de Saint-Rémy [2] ». Quoiqu’il s’appuie sur un appareil documentaire (cartes, tableaux, photos, coupures de presse et récits), le propos se signale par sa tonalité partisane. Alain Denizot un spécialiste de la Grande Guerre et Jean Louis, qui a contribué à localiser la fosse où gisait Alain-Fournier, ont confié leur étude aux Nouvelles Éditions Latines, qui accueillent notamment des témoignages d’anciens combattants et des romans de guerre teintés d’antigermanisme ; or cette maison, fondée en 1932 par Fernand Sorlot, un maurrassien proche de Marcel Bucart, reste marquée très à droite.
Un « roman national »
La qualité patriotique d’Alain-Fournier divise donc aujourd’hui, alors que sa légende s’est construite, avant même qu’il ne disparaisse, dans le dépassement des tensions politiques. Dynamique qu’accentue l’Union sacrée : l’écrivain se convertit en représentant d’une « génération » miraculeuse mais sacrifiée. Décoré à titre posthume de la Légion d’honneur et de la croix de guerre, il est accueilli en 1924 dans une anthologie d’auteurs morts à la guerre [3] publiée par l’Association des Écrivains Combattants. C’est le critique littéraire Jacques Rivière, son beau-frère et ami, alors directeur de La Nouvelle Revue Française, qui rédige la notice. Les proches contribuent ainsi à l’édifice mémoriel élevé par les autorités républicaines : l’hommage privé rencontre l’hommage officiel. Profitant de l’unification mémorielle du conflit, Alain-Fournier fédère, pour longtemps, dans le souvenir. De l’intellectuel fiévreux, assoiffé de vie, on brosse un portrait épuré et édifiant. À l’homme couvert de femmes, au poète tourmenté, la postérité préfère l’amoureux exclusif et déçu, le catholique incertain. Comme si seuls importaient le vécu intime, la psychologie, la quête qui mena l’auteur au symbolisme, à l’aventure, à Dieu, les commentateurs occultent constamment le versant idéologique de la production d’Alain-Fournier. De nos jours encore, l’abondante bibliographie critique consacrée à Alain-Fournier privilégie le poète et le romancier au journaliste, la part sentimentale de la biographie à sa part politique. Détail significatif : ce n’est qu’en 1991 – l’année où est identifiée la dépouille de l’écrivain – qu’une part de ses « chroniques et critiques [4] » est réunie en volume.
Pour qu’Alain-Fournier puisse servir les intérêts d’une mémoire unifiée, il fallait nécessairement le dépolitiser... Le fils d’instituteurs, – socialiste sans exubérance certes jamais foncièrement engagé en politique – est alors érigé en pur rêveur, voire en quasi mystique. Son parcours s’en trouve réduit, en conséquence, à l’enrôlement patriotique. On en oublierait ce que le succès littéraire d’Alain-Fournier doit à ses sociabilités politiques : ayant tiré ses premiers salaires de la rédaction de tracts électoraux, il passe par le journalisme avant de devenir secrétaire du fils de l’ancien Président de la République Casimir-Perier, dont il organise en partie la campagne au printemps 1914. Les témoignages contemporains se plaisent à souligner sa pondération : Alain-Fournier est une force tranquille, un jeune convenable. L’Action française, qui cherche à pénétrer le milieu étudiant, trouve en lui un héros moins suspect que les Camelots que la guerre a frappé en pleine sève. Sur Henri Lagrange, devenu la coqueluche des jeunes monarchistes, il a par exemple l’avantage d’avoir infusé sa vie dans un grand livre. Fortes de cette identification de l’homme à l’œuvre, les jeunesses d’extrême droite vouèrent au roman le même culte qu’au héros national. Robert Brasillach, orphelin d’un père « mort pour la France », élevé dans l’admiration des anciens combattants, apprend par cœur la correspondance d’Alain-Fournier et de Jacques Rivière, dans laquelle il trouve une image de sa propre génération. Alain-Fournier ne lui offre pas seulement un modèle d’écrivain ; héros de la jeunesse aventureuse, il s’apparente au chef fasciste, souvent peint en dictateur-poète. Dans l’entre-deux guerres, maurrassiens et fascistes contribuent donc largement à diffuser les lectures terriennes du Grand Meaulnes.
Interprétation tenace, puisqu’elle domine encore les cinquantenaires de 1963-1964. Peu de choses séparent alors l’hommage des maurrassiens de la préface à l’édition soviétique du Grand Meaulnes, traduite en français pour l’occasion. Cette dernière relie en effet – non sans peine – le refus de l’« enlisement [dans] la vie petite-bourgeoise » à l’exaltation des « traditions enracinées », de « la simplicité patriarcale des mœurs paysannes [5] ». À la même période, une mélodie du communiste Jean Ferrat rapproche « Alain-Fournier, vivant le temps d’un livre » de « Guy Môquet, mourant au temps d’aimer ». Le roman national touche pourtant paradoxalement à sa fin, en ces années où la « meaulnite [6] » connaît un nouvel accès. Repris par Fayard en 1967, le roman devient dès 1971 l’un des best-sellers du « Livre de poche » (plus de 4,5 millions d’exemplaires en feraient aujourd’hui l’œuvre la plus vendue sous ce format). Mais le succès populaire du Grand Meaulnes le nimbe paradoxalement d’un charme désuet ; la jeunesse soixante-huitarde prête à sa révolte d’autres traits, lui préfère Aden Arabie... Dès le milieu des années 1970, dans une France toujours plus éloignée de sa culture paysanne, les lectures nationalistes du Grand Meaulnes se patrimonialisent : pèlerinages en quête du « Domaine sans nom » que décrit le roman, visites de la demeure familiale de l’auteur, spectacles pour jeune public placent Alain-Fournier au cœur d’une industrie qui fleure bon le terroir.
De gauche à droite
Malgré son attrait pour le socialisme pratique (il rêve d’instituer l’instruction secondaire gratuite et obligatoire, de haranguer ouvriers et paysans), malgré une fascination d’idéaliste pour les Communards et les anarchistes, Alain-Fournier défend les « valeurs » de l’occident chrétien, à l’instar de son ami Charles Péguy. C’est peut-être ce qui le rapproche d’Henri Massis, son parfait contemporain, l’un des premiers à découvrir Le Grand Meaulnes. Frustré dans sa propre vocation de romancier, Massis convainc Alain-Fournier de confier son texte au supplément littéraire de L’Opinion, hebdomadaire dont il est secrétaire. Le journal a des sympathies nationalistes, comme Massis lui-même, qui rejoint officiellement l’Action française après sa conversion au catholicisme, en 1913. Quand paraît Le Grand Meaulnes, Alain-Fournier, sans être inconnu des milieux politiques et littéraires, n’a pas la notoriété de Massis, protagoniste important de l’affaire de la « Nouvelle Sorbonne » et de la Ligue pour la Culture française, sacré représentant de la génération dont il avait brossé le portrait dans une célèbre enquête sur la jeunesse contemporaine. Les jeunes gens nés comme lui autour de 1890 se distinguent de leurs prédécesseurs : leur révolution sera nationaliste ou ne sera pas. Anti-intellectualistes, ils se cherchent de nouveaux modèles. En matière de littérature, ils préfèrent aux fictions habituelles les « biographies [7] » comme Le Grand Meaulnes. Voilà pourquoi Massis veut le confier à L’Opinion, où il a déjà publié son enquête. Mais l’opération tourne court, car la direction a décidé « de n’offrir à ses lecteurs que [...] des romans qui illustr[ent] en quelque manière les conclusions patriotiques [8] » de ladite enquête. Comment l’onirisme un peu mièvre du Grand Meaulnes, sa noce champêtre, ses bohémiens, ses baignades au bord du Cher auraient-ils comblé cette attente ? Échaudé, Alain-Fournier prétendit que, de toute façon, la perspective de publier dans L’Opinion lui faisait « horreur [9] », et que seuls les 2000 francs que promettait le journal l’avaient alléché. Mais faut-il le croire ?
Ces conjonctions contribuèrent-elles à attester l’interprétation nationaliste du Grand Meaulnes ? On peut en tout cas se demander comment cette hypothèse s’est progressivement imposée, quoique Alain-Fournier ait affiché dans sa correspondance son hostilité au nationalisme organique, tel qu’il était promu par Maurice Barrès. S’il semble bien, à première vue, que Le Grand Meaulnes valorise la fidélité au milieu, opposant aux inutiles pérégrinations d’Augustin qui monte à Paris en quête de sa belle ses proches escapades en pays berrichon, n’est-ce pas forcer le texte que d’en faire un bréviaire de l’« enracinement » ? Sans s’embarrasser de définitions, André Rousseaux – un ancien du Faisceau – détourne ainsi un fragment de lettre où Alain-Fournier affirme avoir « connu, moins que les autres [...] ce désarroi du déracinement » pour avoir « toujours été sûr de [se] retrouver avec [sa] jeunesse et [sa] vie, à la barrière, au coin d’un champ où l’on attelle deux chevaux à une herse [10] ». Hors du contexte épistolaire qui les motive, d’autres confidences ont pu alimenter l’interprétation terrienne. À commencer par la fascination d’Alain-Fournier pour le monde paysan, auquel il s’imagine appartenir, lui le fils d’instituteurs, l’intellectuel parisien. Autant que l’attachement à un pays, le mot prend dans sa bouche une acception particulière que précise Jacques Rivière : il « signifie d’abord [l]a passion des choses naturelles et des gestes spontanés [11] ». Reste le fantasme, ou la pose : dans Le Grand Meaulnes, le héros éponyme, lui aussi fils de petit fonctionnaire, a l’apparence d’un paysan ; mais à la campagne réelle est ici substitué un mirage : rien de rude, dans ce Berry où ni la nature, ni les travaux des champs ne rappellent le quotidien paysan. Malgré sa gestuelle et sa défroque, Meaulnes est d’ailleurs un gosse de riche, qui flanque ses camarades ruraux à la porte, lorsqu’il s’agit d’imposer sa propre autorité.
Écrire contre Barrès
Alain-Fournier se risque d’autant moins à employer le lexique de l’enracinement, dont il connaît les connotations barrésiennes, qu’il a toujours blâmé le doctrinaire du nationalisme terrien. Dès 1905 – le projet du Grand Meaulnes est déjà en germe –, il refuse ainsi d’emboîter le pas à son ami Jacques Rivière, disciple du Barrès symboliste et anarchisant qui, quoiqu’il soit désormais aux portes de l’Académie française, reste ce représentant des avant-gardes promu quinze ans plus tôt Prince de la jeunesse. Barrès exerce sur son temps un magistère considérable. Élu député boulangiste à seulement vingt-sept ans, il est devenu le fer de lance de l’antidreyfusisme, l’apologiste xénophobe de la « terre et [des] morts ». Bien qu’il juge irréductible l’antibarrésisme d’Alain-Fournier, Jacques Rivière l’engage à découvrir la trilogie du Culte du Moi, qui a fait le succès de Barrès avant qu’il ne cède entièrement aux sirènes du nationalisme. Au terme d’une lecture traînante, Alain-Fournier exprime tout l’ennui que lui a inspiré le premier volume, où il n’a trouvé que des abstractions. Malgré des élégances de plume, le roman s’apparente pour lui à un mauvais « cours de Philosophie ». Bref, « [il] admire et [il] reste froid ». Sans connaître précisément l’œuvre de Barrès (il a parcouru Du Sang, de la volupté et de la mort, classé Les Amitiés Françaises sur un extrait, jugé risible Les Lézardes sur la maison), Alain-Fournier condamne le théoricien politique et le député qui s’est opportunément « raccroché à l’Alsace-Lorraine ». Lui qui abhorre les négateurs, les arrogants, les individualistes fermés au monde, qui s’efforce de « tout comprendre » pour « tout aimer [12] », oppose à la raillerie barrésienne un ferme optimisme ; à l’anti-intellectualisme factice de l’idéologue, sa propre exaltation de la vie. Car, dans son effort pour rénover le genre romanesque, Alain-Fournier a choisi la voie poétique contre celle de l’idéologie, le roman-poème contre le roman à thèse. Il ne peut donc suivre l’élan qui mène Barrès au « roman de l’énergie nationale », cycle qu’ouvre Les Déracinés (1897).
Peu importe qu’Alain-Fournier ait lu ou non ce volume, qui retraçait les apprentissages d’un groupe de jeunes Lorrains, montés à Paris au sortir de l’adolescence. La presse littéraire et le Tout-Paris ne parlaient que de son héros, le jeune François Sturel, qui trouve chez le général Boulanger un « homm[e]-drapea[u] » susceptible de relever la France en crise. Sturel représente le patriote qui prend conscience de son appartenance à la communauté nationale (chez lui en Lorraine, on le nomme d’ailleurs « Françoué [13] », comme pour favoriser l’homophonie avec « français »). Or une simple lettre sépare le nom du héros barrésien et celui narrateur-personnage du Grand Meaulnes. Des différents noms dont Alain-Fournier envisageait de l’affubler, c’est François Seurel qui l’a emporté, moins en référence au Julien Sorel de Stendhal qu’au François Sturel de Barrès. Un coup de force, pour qui débute dans le roman, que d’écrire contre Barrès, qui bénéficiait alors d’une importante audience ! D’autant qu’Alain-Fournier brave son aîné en transposant dans un Berry poétisé une part de l’intrigue des Déracinés : un groupe de jeunes lycéens s’émancipent de leur professeur, et conquièrent énergiquement leur autonomie, non sans désillusions. Réécriture dont l’onomastique révèle les audaces aux seuls initiés : tandis que dans Les Déracinés, le nom de François Sturel condense et reformule celui de Suret-Lefort, qui en est une sorte de double dégradé, dans Le Grand Meaulnes, François fait écho à Franz, le prénom d’un des protagonistes principaux. Ici et là, qui commet une traîtrise se voit animalisé : au Mouchefrin de Barrès, condamné au dévoiement parce qu’il a fui son milieu (ce « paysan » qui aspirait à devenir un intellectuel est acculé au meurtre par la misère), répond ainsi le Moucheboeuf d’Alain-Fournier, élève trop zélé, prêt à dénoncer ses camarades partis braconner. Figure négative, particulièrement chargée dans les brouillons du roman, Moucheboeuf est le seul personnage secondaire dont le nom ne soit pas tiré d’un souvenir biographique ; indice qui désigne vraisemblablement dans Le Grand Meaulnes une réécriture des Déracinés. Pourtant, Le Grand Meaulnes ne renoue en rien avec la thèse barrésienne : la critique nationaliste a prétendu qu’en devenant instituteur à l’instar de son père, contrairement à Meaulnes qui échoue à déserter son milieu, Seurel imitait Sturel ; elle oubliait que ce choix impliquait une rupture fondamentale avec l’autorité parentale, si centrale dans la conception barrésienne : or, dès sa rencontre avec Meaulnes, Seurel ne se connaît plus d’autre famille. Et cet arrachement fait de lui un homme. Enfin, alors que le héros barrésien renonce à l’amour pour la politique, Seurel fait le choix inverse.
Si Alain-Fournier renaît ainsi de ses cendres depuis un siècle, c’est qu’il a été placé au centre d’un « roman national » élaboré pour fédérer les consciences. Héros consensuel, apte à incarner les politiques de la mémoire, il s’est vu aussi bien capté par les maurrassiens que par les communistes, qui s’entendaient à faire du Grand Meaulnes un bréviaire de l’enracinement. Pourquoi ces réceptions paradoxales se perpétuent-elles, au prix de polémiques récurrentes ? Assurément parce que, dans son identification au grand-œuvre, Alain-Fournier est aisément « pipolis[able] [14] ». Nul doute qu’à l’occasion du prochain centenaire, la machine patrimoniale qui préserve son souvenir ne marche à plein ; espérons tout de même que cet anniversaire soit l’occasion de sortir des sentiers battus du Grand Meaulnes, pour envisager dans ses tensions, sans illusion rétrospective, une œuvre jusqu’ici trop souvent écrasée par le fétichisme partisan et la tentation psychologique. Loin de l’auréole et du crachat, l’« énigme Alain-Fournier », que d’aucuns s’appliquent encore à entretenir, pourrait enfin se dissiper.