Recensé : Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Paris, Editions La Découverte, 2015, 550 p.
Après l’événement éditorial que fut la publication posthume des cours au Collège de France de Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, le livre de Bernard Lahire propose une « troisième voie », entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique. En invitant le lecteur à « se tenir en deçà des champs » de production culturelle (p. 530), il veut reconstruire une sociologie générale en la réarticulant à la sociologie de l’art. La structure « en entonnoir » de l’ouvrage s’ouvre par une série de propositions théoriques sur les « socles de croyance » qui fondent nos sociétés. La deuxième partie fait l’histoire de l’autonomisation et de la sacralisation de l’art depuis Renaissance italienne, tandis que la dernière partie, qui donne son titre à l’ouvrage, se resserre sur les controverses d’attribution autour d’un tableau du peintre Nicolas Poussin.
En 2008, un tableau de Nicolas Poussin, La Fuite en Égypte, entre dans les collections du musée des beaux-arts de Lyon à la suite d’une exemplaire opération de mécénat et de communication. La presse est unanime pour célébrer l’acquisition : le tableau, classé trésor national en 2004, est acquis pour la somme de 17 millions d’euros, rassemblée grâce à la mobilisation d’institutions publiques et d’entreprises privées. Mais l’unanimisme qui entoure l’événement cache de vives controverses. Car ce « Poussin » n’en fut pas toujours un. Tel est le point de départ de l’enquête de Bernard Lahire qui propose de suivre les tribulations du tableau, depuis sa réapparition en 1986 jusqu’à son entrée au musée. Ce ne sont pas moins de trois versions, prétendument autographes, du tableau de Nicolas Poussin qui réapparaissent subitement dans les années 1980. Deux toiles vont lancer la polémique : la version « Piasecka Johnson », du nom de sa propriétaire américaine, est la première à être redécouverte et authentifiée par Anthony Blunt et Sir Denis Mahon, deux historiens de l’art britanniques à la réputation mondiale. La version « Pardo », du nom des galeristes qui en font l’acquisition en 1986 (celle qui est achetée par le musée des beaux-arts de Lyon), est défendue par les experts français du peintre, Jacques Thuillier, professeur au Collège de France et Pierre Rosenberg, président-directeur du musée du Louvre. Le tableau passionne et divise la communauté internationale des historiens de l’art et des experts. C’est seulement en 2001 que la cour d’appel de Paris se prononce : la version « Pardo », vendue en 1986 comme une simple copie d’atelier, est finalement reconnue comme toile autographe de Poussin.
De quoi Poussin est-il le nom ?
Comment se construit la légitimité et l’autorité du discours sur l’art ? Quels sont les enjeux des querelles d’attributions ? Ce livre pose des questions épistémologiques essentielles pour l’histoire de l’art. Il montre que derrière les énoncés et les attributions se jouent des opérations de jugement, de classement, des formes de domination, et même des coups de force politiques et esthétiques. En dépit de son aspect spectaculaire, la controverse d’attribution n’est pas une simple curiosité des mondes de l’art : elle fait partie intégrante de l’écriture du canon artistique, comme l’a jadis montré Francis Haskell [1]. Seulement, dans ses Rediscoveries in art (1976), Haskell interrogeait principalement les fondements socio-culturels d’une histoire du goût. Bernard Lahire, en sociologue, s’intéresse aux arènes de la controverse, à la légitimité des experts et aux successives opérations de certification qui visent à qualifier le tableau et à raccorder ainsi un artefact à un nom, celui de Poussin. Son approche dépayse des questions traditionnellement traitées dans le cadre d’une histoire du connoisseurship, du canon et des institutions artistiques. Elle montre que la controverse en art se déploie dans des arènes plurielles et souvent concurrentes : le tribunal, la presse, le marché, le musée et la science.
Peu après la réapparition des versions de La Fuite en Égypte, les différentes versions sont mises en présence et expertisées. Deux procès, deux expertises scientifiques en laboratoire, des publications dans des revues internationales d’histoire de l’art. Autant d’arènes, autant de légitimités concurrentes entre les experts, autant d’épreuves destinées à mettre fin à une situation d’incertitude, à clore la controverse et à valider définitivement le statut respectif des toiles. En réalité, on comprend que l’incertitude demeure : en l’absence de toute documentation historique qui permettrait d’authentifier l’œuvre, et des limites de l’expertise scientifique, seule la mort de Blunt et Mahon, les deux partisans de la version « Piasecka Johnson », a mis fin (provisoirement ?) à la controverse. Le récit de toute l’affaire, exemplaire à cet égard, met à nu la fragilité des opérations d’authentification et les ressorts performatifs de l’attributionnisme. Car chacun joue son jeu : une fois la version « Prado » sérieusement prise en considération, les premiers propriétaires de la version « Pardo » demandent l’annulation de la vente de 1986 pour « erreur sur la substance », les conservateurs du Louvre veulent en empêcher la sortie toile du territoire, les galeristes veulent se faire reconnaître comme les « inventeurs de l’œuvre », le musée des beaux-arts de Lyon veut acheter la toile pour développer sa collection, etc.
Le livre restitue la complexité du vocabulaire souvent poétique dont l’expertise se nourrit. Lahire déploie la richesse sémantique d’une formule et ses devenirs dans l’appréciation du tableau : dans la bouche des experts d’aujourd’hui, la « main tremblée » de Poussin, qui caractérise la touche moins précise du maître à la fin de sa vie, devient la trace émouvante du peintre à son tableau, celle-là même qui permet de l’authentifier. En revanche, nulle émotion, mais une certaine sévérité pour le Bernin qui voit dans ces tremblements la fin du grand peintre, comme le rapporte Chantelou, un ami de Poussin : « Il faudrait cesser de travailler, a-t-il dit, dans un certain âge ; car tous les hommes vont déclinant » (p. 366). Cette petite ethnographie des mondes de l’art révèle comment une modeste toile de petite dimension, réalisée par un Poussin vieillissant, est muée — sacralisée — en chef-d’œuvre.
En France, comme le montre l’auteur, la controverse autour de Poussin prend un caractère exemplaire en raison de la place primordiale du peintre dans le canon artistique français. Aujourd’hui considéré comme le maître du classicisme français, le peintre passa quarante années de sa vie à Rome, où il meurt en 1665. Au moment où la France se dote d’institutions artistiques monarchiques, comme l’Académie royale de peinture, et d’un programme esthétique, Poussin devient un enjeu politique dans la littérature classique sur l’art. Il existe un Poussin français et un Poussin italien : l’enjeu de cette querelle est bien, en Europe, l’héritage du classicisme. C’est seulement au XVIIIe siècle, avec l’affirmation de l’institution académique parisienne et le renouveau de la peinture d’histoire, que la « captation de Poussin » (p. 330) permet à l’Académie de le réinscrire dans sa propre généalogie du classicisme. Cette histoire politique de la réception de Poussin était connue des historiens de l’art [2], mais elle est ici replacée dans une perspective plus large qui permet de « dénaturaliser » et même, dans le cas présent, de « dénationaliser » le canon historique. La domination institutionnelle et politique se loge au cœur même de l’esthétique et du canon artistique.
Anthropologie du sacré et magie sociale
Mais comme l’indique son titre Ceci n’est pas qu’un tableau, l’ambition du livre est ailleurs. Pour le sociologue, les controverses d’attribution que suscite le tableau, les statuts successifs par lesquels il passe et les effets produits en retour sur le monde social par ce tableau devenu « chef-d’œuvre » ne sont qu’un point de départ, un cas exemplaire destiné à mettre en évidence la magie à l’œuvre dans l’art, la permanence du sacré et des logiques de domination dans le monde social. C’est là que se trouvent contestées la sociologie de Luc Boltanski et celle Bruno Latour : s’il n’hésite pas à adopter les méthodes descriptives et quasi ethnographiques de la sociologie pragmatique — rester au plus près des acteurs, faire entendre des régimes d’action discordants ou concurrents (notamment dans la description de la controverse d’attribution qu’il analyse avec les outils des sociologues des sciences [3]), le livre veut dénoncer les formes de la domination — dans un langage pour le coup très bourdieusien. Car, pour Bernard Lahire, le sacré n’a pas disparu de la société, il a seulement été rendu invisible. Seule l’histoire des « socles de croyance » sur lesquels repose notre monde social peut le faire apparaître, tel un produit de sédimentations successives, qui ont contribué à l’invisibiliser et à le naturaliser. Dans la première partie de l’ouvrage, Lahire propose une « théorie générale de la magie du pouvoir » (85) qui articule « l’opposition du profane et du sacré (…) aux rapports de domination de la société ». Il fait ainsi dialoguer la théorie de la magie de Marcel Mauss et la sociologie des croyances religieuses d’Émile Durkheim avec la dénonciation bourdieusienne de la domination sociale. Comme le montre la suite du livre, l’histoire de l’autonomisation du domaine artistique est donc aussi celle de sa sacralisation : les actes de magie sociale, comme l’attribution et l’authentification, sacralisent des objets matériels en les associant à des noms prestigieux d’artistes.
En effet, l’affaire Poussin institue le tableau en morceau de sacré. En partant notamment des travaux de Pierre Bourdieu sur la dévotion artistique, Lahire veut montrer qu’en abusant d’un usage métaphorique du langage religieux appliqué à l’art, on « s’interdit de prendre acte du caractère réellement sacré de l’art » (229) (c’est moi qui souligne). On remarquera en passant que l’auteur ne se prive pas lui-même d’un tel usage métaphorique du langage, par exemple lorsqu’il écrit que l’art résulte de « la transsubstantiation alchimique d’un objet ordinaire en œuvre d’art » (262). Mais on le suit pleinement lorsqu’il rappelle les transferts de sacralité depuis la religion vers l’art, à partir de la question des reliques [4]. Au XVIe siècle, la genèse d’une critique de l’authenticité des œuvres d’art et l’apparition des premiers débats sur le faux résultent en effet du transfert direct des dispositifs d’authentification qui présidaient au culte des reliques dans le Moyen Âge chrétien (on songe, par exemple, aux débats sur le suaire de Turin et les autres reliques de la Face du Christ).
Le tableau comme objet théorique
Néanmoins, cette interprétation de l’art à travers une anthropologie du sacré laisse sur sa faim. Certes, l’art a intégré – à un moment clef de son histoire - des éléments du sacré et du religieux. Mais il ne s’y réduit pas. Ne voir dans l’art qu’une des formes du sacré, c’est s’empêcher de comprendre ce qui constitue précisément l’art comme domaine spécifique de l’expérience sociale à partir du Quattrocento. L’art s’autonomise comme le lieu d’un savoir réflexif sur le monde, même s’il emprunte au religieux certaines de ses conceptions. Dans le cas de la peinture, qui en présente les traits les plus saillants, ce savoir dialogue avec la littérature et la poétique, comme l’illustre le cas de Poussin, peintre humaniste. Il se nourrit aussi de la science : l’atelier est un véritable laboratoire du regard pour la peinture hollandaise du Siècle d’Or, dans lequel le monde était inventorié et décrit. Et le tableau est aussi une mise à l’épreuve des savoirs optiques et des avancées sur la perception visuelle au XVIIIe siècle — Michael Baxandall en a fait la démonstration dans un article important sur Jean-Baptiste Chardin [5]. Le tableau est un dispositif matériel et un objet théorique, il est une expérience à travers laquelle l’artiste détaille le monde.
Car La Fuite en Egypte est aussi un tableau. De ce point de vue, en dépit de son interdisciplinarité revendiquée (notamment avec l’histoire), on regrette que l’ouvrage ne dialogue pas davantage avec la sociologie de l’art [6], qui aurait aidé à mieux saisir le singulier enchevêtrement des savoirs, des valeurs et des croyances qui fonde l’art comme domaine spécifique de l’expérience sociale et comme exercice d’une domination. On suit pleinement l’auteur lorsqu’il explique que les savoirs artistiques sont traversés de logiques de domination sociale et institutionnelles et même de formes de croyances. On le suit moins en revanche lorsqu’il évoque l’ubiquité du sacré dans l’art, et plus généralement dans nos sociétés. Cette conception d’un sacré disséminé, qui s’exercerait sur tous les univers de notre monde social (politique, religion, droit, science, art) est si vaste qu’elle écrase, de manière indifférenciée, la diversité des pratiques qui structurent ces différents mondes sociaux. La formule des « socles de croyance » (autant que celle du « socle historique ») demanderait ainsi à être précisée : quel est ce « socle », invariant et solide, sédimenté dans l’histoire ? Lahire montre lui-même admirablement que la controverse autour de Poussin est âprement débattue, que s’y jouent des statuts, des positions et des réputations qui ne reposent pas seulement sur de l’enchantement, de la magie ou des savoirs dogmatiques, mais bien aussi sur des savoirs disputés et mis à l’épreuve. Le canon est fragile, constamment réécrit dans l’histoire et négocié. Le nom de Poussin n’apparaît pas par magie dans les débats : il est le produit d’une situation d’expertise, d’un feuilleté de savoirs et de valeurs.
On le voit, par-delà le cas de Poussin, l’ouvrage propose une théorie ambitieuse et stimulante du sacré et de la domination qui invite à réinterroger, dans l’histoire, les fondements de nos sociétés. Ce faisant, il réaffirme la tradition critique des sciences sociales et ouvre aussi le débat avec les historiens et les historiens de l’art.