Recensé : Moritz Schlick, Théorie générale de la connaissance, traduction de l’allemand et introduction par Christian Bonnet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, octobre 2009, 551 p., 22 euros.
Quatre-vingt onze ans après sa parution à Berlin en novembre 1918, Christian Bonnet propose ici une traduction remarquable d’élégance et de précision, doublée d’une introduction substantielle et d’un précieux index bilingue français-allemand, d’un des plus importants ouvrages de philosophie des sciences et de la connaissance du XXe siècle. Ce traducteur et commentateur expérimenté [1] a pu bénéficier, dans son patient travail, de l’édition critique du volume des œuvres complètes de Moritz Schlick qui est publiée cette année à Vienne et qui constitue, en quelque sorte, une belle et volumineuse excuse (de 946 pages) donnée par nos voisins germanophones au retard pris par la science française [2].
Moritz Schlick (1882-1936) est mieux connu du public spécialisé comme le fondateur du « Cercle de Vienne » : un groupe de recherche rassemblant des personnalités aussi importantes que Rudolf Carnap (1891-1970), Otto Neurath (1882-1945), Hans Hahn (1879-1934) ou encore Philipp Franck (1884-1966), à l’origine, au tout début des années 1930, d’un programme unitaire qui domina la philosophie des sciences pendant près de trente ans. Si la Théorie générale de la connaissance, dans ses deux éditions de 1918 et 1925, a incontestablement servi de référence majeure à ce courant, elle appartient à une autre période, celle, pionnière, de l’émergence de la philosophie des sciences comme discipline et doit alors plutôt être placée en regard des œuvres antérieures d’Ernst Mach (La connaissance et l’erreur, 1905), d’Henri Poincaré (La science et l’hypothèse, 1902) ou de Pierre Duhem (La théorie physique, 1906) pour ne pas citer les représentants, moins connu, de l’Erkenntnistheorie en Allemagne, Erich Dürr, Rudolf Eisler, August Messer ou Gustav Störring. Plus encore – mais c’est le bénéfice des cadets : Schlick est plus jeune et l’œuvre plus tardive – elle constitue certainement, sinon la première, du moins la tentative la plus aboutie de production d’une théorie de la connaissance appropriée à la « nouvelle physique » élaborée par Einstein à partir de 1905 : la théorie de la relativité dont nous sommes encore les légataires et obligés. Or, de la physique relativiste, ni Mach, ni Poincaré, ni Duhem encore n’avaient pu tirer dans leurs œuvres des toutes premières années du siècle, pour des raisons historiques évidentes, les principales leçons.
Théorie de la connaissance et théorie de la relativité : l’impossible connaissance intuitive
Schlick ne fait pas mystère de son dessein, puisque dès l’avant-propos de la première édition, il entend bien faire dériver son système des nouveaux résultats de la théorie physique : « Une théorie générale de la connaissance ne peut donc prendre pour point de départ que la connaissance de la nature » (p. 30). Il ne s’agit certes pas de se limiter à cet horizon scientifique précis, puisqu’en tant qu’elle est bien générale, cette théorie est entièrement tournée vers les principes suprêmes, ultimes, qui valent pour toutes les sciences. Néanmoins Einstein, peu cité ici mais examiné dans les œuvres antérieures de Schlick, « La signification philosophique du principe de relativité [3] » de 1915, ou encore Espace et temps dans la physique contemporaine [4] de 1917, est en fait présent partout, en filigrane mais en majesté.
La théorie de la relativité qui, comme l’indique Christian Bonnet dans sa préface, « met en lumière le caractère conventionnel de certain de nos jugements, comme ceux au moyen desquels nous définissons les concepts de temps et d’espace » (p. 11), ne peut pas être étrangère à la thèse majeure de Schlick, qu’il étaye sur plus de 500 pages : « Parler de « connaissance intuitive » est une contradictio in adjecto » (p. 139). Cette thèse critique forte, tournée tant contre le kantisme sous toutes ses formes (le Kant orthodoxe de la Critique, mais aussi les néokantiens ou encore les représentants déjà cités de l’Erkenntnistheorie) que contre la psychologie empirique de l’école de Brentano, l’empiriocriticisme d’Ernst Mach et de Richard Avenarius ou encore la phénoménologie de Husserl – soit les principaux courants de la théorie de la connaissance dans le monde germanophone du début du siècle – justifie une refondation qui passe par trois étapes formant les trois parties du livre : 1. dire ce qu’est ou ce que doit être, voire ce que n’est pas ou ne peut pas être la connaissance, 2. redéfinir les rapports du psychologique au logique dans l’examen de la pensée, 3. s’attaquer enfin à la construction scientifique et plus spécialement physique de la réalité.
Modèle « symbolique » de la connaissance
La première partie relègue tout d’abord l’enquête à proprement parler psychologique pour promouvoir un modèle « symbolique » de la connaissance, par construction de concepts et règles de coordination. La connaissance mêle l’univocité de la désignation qui est celle du concept, qui est au mieux instancié dans le signe écrit – un signe conventionnel renvoie à une classe de choses ou de relations entre les choses – aux règles de coordination logique qui sont énoncées dans ce qu’on appelle depuis David Hilbert des définitions implicites – un concept y est alors défini tout à fait indépendamment de l’intuition par la relation qu’il entretient avec d’autres concepts. Il en résulte une architecture logico-conceptuelle, une structure en un mot, qu’il va s’agir de confronter aux faits. Deux types d’énoncés forment alors le tout de la connaissance : aux règles de coordination logique entre les concepts de la science, posées dans les définitions implicites qui sont des conventions, s’ajoutent les points d’applications aux faits, au réel, qui qualifient un autre corps d’énoncés d’hypothèses. La science est ainsi un système d’énoncés qui articule des définitions ou des conventions à des hypothèses, les unes et les autres établissant des rapports entre concepts qui, selon les cas, seront dits analytiques ou synthétiques. Si l’outillage logique mobilisé par Schlick reste encore assez peu élaboré quand on le compare à celui d’un Russell ou d’un Carnap à la même époque, on ne peut pas ne pas envisager l’impact qu’une telle définition aura pu avoir sur les futurs représentants du Cercle de Vienne : la connaissance se voit délivrée par une nouvelle théorie du jugement de tout modèle intuitif, qu’il soit pur ou a posteriori. Aucune représentation simple d’un objet dans la perception ou dans l’intuition pure, aucun contact immédiat avec le réel ne saurait être qualifié de connaissance : « par l’expérience vécue et l’intuition, nous ne concevons et n’expliquons rien. Nous acquérons certes ainsi une familiarité avec les choses, mais jamais une intelligence des choses. C’est seulement cette dernière que nous voulons, lorsque nous voulons la connaissance, dans toute science comme dans toute philosophie. » (ibid.)
Psychologie et logique de la connaissance
La seconde partie, la plus originale sans doute, tente de dépasser l’antipsychologisme qui aurait pu être placé au fondement de la démarche de Schlick dans la première. Elle le dépasse d’ailleurs si bien qu’à l’inverse un Hans Reichenbach, épistémologue proche du Cercle de Vienne, a pu reprocher à la Théorie générale de la connaissance d’être bâtie précisément sur un « psychologisme » [5]. Il s’agit alors pour Schlick de rendre compte de l’émergence de ces structures logico-conceptuelles sur lesquelles repose toute connaissance, du point de vue qui est celui de la psychologie. Loin de conduire à une position sceptique comme on l’a souvent affirmé, la psychologie, une fois comprise et bien conduite, aboutit au contraire à la défense et illustration d’un modèle logique de la connaissance. Schlick montre comment, dans le continuum psychique, émergent des entités discrètes qu’on appelle des concepts et des relations entre ces entités discrètes qui revêtent un caractère de vérité (de correspondance univoque) sans mobiliser quelque chose comme une perception ou une intuition interne, là encore, c’est-à-dire sans faire appel à une doctrine fallacieuse aux yeux de l’auteur, qui est celle de l’évidence. « Ce concept de perception intérieure est avec celui de « phénomène » […] l’un des plus malencontreux qui aient été produits par la pensée philosophique et psychologique. Ce monstre conceptuel est responsable de bien des cogitations inutiles et d’innombrables problèmes pernicieux. » (p. 224)
« L’ordre transcendant des choses »
Après la critique de la perception interne comme forme sournoise de l’intuitionnisme, c’est sa manifestation la plus évidente, celle qui passe par le concept de « phénomène » précisément, qui est critiquée dans la dernière partie de l’ouvrage, la plus volumineuse, consacrée aux problèmes de la réalité. La réalité n’est rien qui se conçoive seulement « phénoménalement » ou comme le corrélat d’une intuition pure ou empirique. Elle n’a aucun caractère spécifique d’immanence à la conscience, mais elle constitue véritablement une forme d’en soi qui englobe autant les vécus psychiques que les choses et les relations entre choses. Certes, cet en soi nous est accessible par l’expérience, mais cela doit signifier seulement pour nous qu’une petite partie de la réalité nous est chaque fois donnée, et non, comme on l’a souvent supposé, que la réalité consiste toute entière dans cette manifestation ou cette donation. Il appartient à des constructions conceptuelles, comme celle de l’espace et du temps physiques qui n’ont rien d’intuitifs, de l’ordonner en systèmes : ainsi, « l’ordre des contenus de conscience dans l’espace et dans le temps est en même temps le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l’ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience. Et cette mise en ordre est le pas essentiel qui conduit à la connaissance de ces choses. » (p. 374) Aussi une réalité ne sera-t-elle dite physique, par opposition à une réalité psychique, qu’en tant qu’elle saura être décrite dans un système de concepts spatio-temporel quantitatifs, qui est celui des sciences de la nature. C’est donc bien la science qui donne à la connaissance sa forme.
Jusqu’au bout de sa Théorie générale de la connaissance, Schlick tiendra sa ligne : faire du connaître une affaire de description aux moyens de structures conceptuelles, et non le prolongement d’un rapport immédiat, pré-scientifique, plus ou moins muet, en un mot intuitif, au monde. En cela, Schlick reste incontestablement un pionnier, comme tout pionnier incontournable mais comme tout pionnier à dépasser. Il appartiendra à des œuvres ultérieures, celle d’un Carnap par exemple, plus encore celle d’un Wittgenstein, d’affiner la formulation logique et d’éprouver la validité d’un tel modèle structural de la connaissance.