En analysant le regard sur l’homosexualité des habitants hétérosexuels de quartiers gais gentrifiés, la sociologue Sylvie Tissot révèle des logiques de domination qui prennent des parures progressistes.
En analysant le regard sur l’homosexualité des habitants hétérosexuels de quartiers gais gentrifiés, la sociologue Sylvie Tissot révèle des logiques de domination qui prennent des parures progressistes.
Le rapport des dominants à l’homosexualité change avec le temps et varie selon les endroits. Dans un certain nombre de pays, l’homosexualité jouit actuellement d’une reconnaissance juridique et publique, acquise de haute lutte. Malgré cette évolution, la hiérarchie historique des sexualités demeure. Selon Sylvie Tissot, c’est ironiquement à travers une proclamation d’acceptation que des personnes hétérosexuelles urbaines des classes supérieures maintiennent désormais les frontières symboliques entre elles et les autres, y compris les personnes homosexuelles. Selon eux, l’homophobie est une caractéristique essentielle des groupes jugés arriérés, vulgaires et dangereux : les pauvres, les personnes racisées, et certains étrangers. Être gayfriendly est désormais de bon usage dans les milieux favorisés pour se juger moralement supérieur. Mais, comme l’auteure le montre, le fait que ce nouveau critère de distinction profite aux gays et aux lesbiennes, au moins indirectement, n’est qu’un effet secondaire heureux. Bien qu’elles l’articulent comme une généreuse ouverture d’esprit, les personnes qui adhèrent au discours de la gayfriendliness le font car elles y trouvent leur compte.
Sylvie Tissot s’intéresse aux habitants hétérosexuels du Marais et de Park Slope, des quartiers gentrifiés en partie par des homosexuels à Paris et à New York à la fin du XXe siècle par un processus que Colin Giraud appelle la « gaytrification » [1]. Ces hétérosexuels cherchent « la diversité », un euphémisme dépolitisant, qui donne à ces « gayborhoods [2] » un certain charme bohémien. Cependant, vivre parmi les homosexuels n’est pas sans risque : la crainte d’être sali perdure. Ses enquêtés, interviewés lors d’un terrain ethnographique dans les deux villes, apprécient une présence gaie lorsqu’elle est circonscrite, s’affichant surtout sous ses formes respectables et non revendicatives. Les établissements accueillant un public homosexuel sont perçus comme une valeur ajoutée au quartier tant qu’ils restent minoritaires, mixtes et débarrassés de sexualité. Car, même si la tolérance de l’homosexualité est devenue une norme, le vieux stigmate n’est jamais très loin. Gaston, ancien cadre supérieur de 65 ans et responsable de l’association Vivre le Marais, illustre bien cette posture lorsqu’il parle d’un bar gai contre lequel son association lutte : « […] nous on est contre ce qui est crado ». En effet, cette enquête démontre que pour ces hétérosexuels gayfriendly, « […] même l’homosexualité acceptable est toujours, de fait, source potentielle de ‘crado’ ».
Les descriptions de la performance de la gayfriendliness révèlent que ce nouvel élément d’habitus est une affaire de génération. Les aînés sont les plus réticents, parfois nostalgiques d’une période où les gays et les lesbiennes minimisaient leur visibilité. Sans forcement les rejeter, beaucoup préfèrent les voisins « discrets » qui observent une séparation bourgeoise entre la vie intime et la vie publique. Celles et ceux qui ont grandi dans le sillage de la libération homosexuelle se considèrent comme des alliés, au moins dans les mots si ce n’est pas dans les actes. Enfin, les plus jeunes se disent indifférents à l’homosexualité, déplorant les attitudes supposément réactionnaires des classes inférieures. Pour tous, les homophobes sont forcément ailleurs, dans les lieux rarement visités, mais souvent évoqués, en « banlieue », en Province ou dans le « Deep South ». Alors que ces prises de position tendent vers davantage d’ouverture, l’auteure prévient que l’égalité, un discours certes revendiqué avec enthousiasme, bute contre une hétéronormativité jamais réellement remise en cause.
La gayfriendliness prend également des formes genrées. Elle opère comme une tâche domestique dont les femmes et les mères assument la majorité de la charge. Celles-ci par exemple assurent une socialisation à la gayfriendliness en choisissant des copains des enfants pour qu’il y en ait au moins un avec deux mamans. Elles veillent à ce que les enfants considèrent le mari de leur oncle gai comme un membre ordinaire de la famille. Les couples homosexuels et les familles homoparentales, conformes aux valeurs bourgeoises, dépouillées de radicalité et de sexualité, sont mis en avant. Acquérir une familiarité avec ces gens fait partie du capital culturel de base, au même titre que la maîtrise des langues étrangères. Elle permet d’asseoir son « privilège » de classe tout en gardant une interaction fluide avec des gens différents [3]. Les hommes, quant à eux, sont « plus prudents » car le potentiel de stigmatisation est important, surtout en ce qui concerne l’homosexualité masculine. Leur gayfriendliness s’exprime de manière claire, mais ne doit en aucun cas mettre en péril leur hétérosexualité. Alors que l’injure homophobe n’a pas disparu comme marqueur de virilité, la gayfriendliness de leur milieu décrédibilise son usage. Il convient donc de maintenir une distance physique avec les gays tout en prônant un discours d’égalité dans l’abstrait.
Cette gayfriendliness sert ainsi à renforcer les hiérarchies de genre et de sexualité. D’abord, puisque les femmes et les hommes ne la pratiquent pas de la même manière, la gayfriendliness cristallise les rôles genrés au sein des couples hétérosexuels, renforçant ainsi la domination masculine. Ensuite, elle permet d’afficher une identité hétérosexuelle affirmée tout en mobilisant un répertoire de classe convenable qui maintient l’hétéronormativité. La plupart se disent gayfriendly pour mieux se dire hétérosexuels et pour préparer leurs enfants à l’être.
Ce livre mobilise un matériau empirique transatlantique, mais ne se range pas dans la tradition de la sociologique comparative. Sylvie Tissot s’intéresse en priorité à la gayfriendliness en tant que phénomène qui solidifie la position de classe des gentrificateurs. Les similarités des deux cas, plutôt que leurs différences, sont mises en avant. Ces points communs font écho avec un phénomène voisin : une culture gaie, homonormale, mondialisée [4]. Celle-ci, représentée par la musique de Madonna, le drapeau arc-en-ciel, les célébrations de la Gay Pride, le vocable du « coming out » ou la revendication du mariage, s’est diffusée, souvent portée par des gays blancs aisés. La gayfriendliness serait donc comme le penchant hétérosexuel de cette transmission international, et comme elle, prend des formes particulières selon son contexte.
Sylvie Tissot nous dit : « Il n’y a pas ‘une’ gayfriendliness française et ‘une’ gayfriendliness américaine ». Le livre montre justement ses variétés selon l’âge, le genre, le statut parental, les parcours romantiques des individus, et d’autres critères. En effet, comme l’avait déjà montré Wilfried Rault, sur lequel Sylvie Tissot s’appuie, la gayfriendliness se situe sur un continuum [5]. Toutefois, la façon de se dire gayfriendly, d’en apprendre les codes, et de la mettre en pratique répond malgré tout à des logiques spécifiques qui varient de manière systématique selon le pays. L’auteure mentionne des différences entre ses deux cas, mais pour un comparativiste, le faible niveau de leur exploitation pour expliquer le phénomène peut s’avérer frustrant. La comparaison n’est pas le but du livre et il ne s’agit pas de reprocher à Sylvie Tissot d’avoir insuffisamment mobilisé un dispositif analytique qu’elle ne prétend pas déployer. Cependant, des interrogations restent en suspens après lecture.
D’abord, résumons les différences nationales de la gayfriendliness, institutionnalisée de manière distincte dans les deux pays. Aux États-Unis, la gayfriendliness s’apprend tout au long du parcours scolaire, de l’école jusqu’à l’université. Elle est renforcée par les lieux de cultes où la tolérance est prônée. Les médias mettent en scène des ménages de familles homoparentales. Le champ politique ne manque pas d’élus fiers de défendre leurs droits, notamment ceux des couples. Les hétérosexuels étatsuniens ont des attentes envers les personnes homosexuelles. Elles doivent se plier au régime moral de l’honnêteté : sortir du placard, être visible, correspondre aux clichés positifs de l’amour de soi. Sans surprise, les Étatsuniens s’auto-définissent plus facilement comme gayfriendly que les Français. Ce n’est sans doute pas sans lien avec l’origine anglophone du terme. On peut donc se poser la question de la part de l’impérialisme culturel étatsunien sur la diffusion de cette norme gayfriendly et des limites culturelles de son absorption. En France, l’école, les universités, et les lieux de culte ne jouent pas un rôle central dans la socialisation gayfriendly. Les personnes homosexuelles y sont certes présentes, mais ne jouissent pas d’une place institutionnalisée. Alors que les médias et les partis politiques accordent une visibilité aux problématiques homosexuelles, l’affirmation demeure restreinte. On attend des personnes homosexuelles qu’elles ne mettent pas en avant une identité et ne revendiquent pas une appartenance à une communauté. Sont préférées des expressions d’un attachement au libéralisme sexuel. On remarque plus de réticence envers l’homoparentalité. Cela se traduit par une gayfriendliness sur le registre de l’indifférence imposée.
Ces différences répondent à des logiques politiques, des répertoires culturels, et des structures sociales identifiées dans de nombreuses comparaisons franco-étatsuniennes : 1) les trajectoires des luttes contre le racisme et le sexisme ; 2) la géographie raciale, sexuelle, et économique de la population ; 3) l’anticommunautarisme et l’universalisme républicain en France et la rigidification des catégories sociales aux États-Unis ; 4) l’investissement de l’État et des mentalités dans la natalité en France ou dans le mariage aux États-Unis. Ces différences expliquent certaines causes des variations nationales de la gayfriendliness, mais posent également des questions d’ordre méthodologique avec une implication théorique.
Quels sont les possibles biais induits par la comparaison entre le Marais et Park Slope ? Les détails démographiques, dont ceux du Marais proviennent en partie du travail important de Colin Giraud sur ce quartier, montrent les similarités entre les deux cas. Mais des différences non dénouées de signification pour comprendre la gayfriendliness subsistent. Le Marais est central et charrie la réputation d’attirer les gays vers des lieux festifs. C’est le seul endroit d’une notoriété nationale. Si l’on veut étudier les hétérosexuels dans un quartier gai en France, il n’y a pas l’embarras du choix. Aux États-Unis, le choix est autrement plus complexe : le Castro à San Francisco ; West Hollywood à Los Angeles ; Boystown à Chicago ; Mount Vernon à Baltimore ; Midtown ou Decatur à Atlanta ; Chelsea, ou Hells Kitchen à Manhatthan ; Park Slope à Brookyln, etc. Il y a presque autant de quartiers que de villes importantes, chacun ayant une spécificité raciale, économique, et sexuelle. Park Slope est un quartier connu pour une population visible de mères et de couples lesbiens.
Il ne s’agit pas seulement d’un défi méthodologique. La petite galaxie de quartiers aux États-Unis et le statut unique du Marais en France reflètent une réalité sociologique profonde de l’organisation de la sexualité. Puisque la pratique et le contenu idéologique de la gayfriendliness se construit en dialogue avec l’histoire de l’homosexualité, mais aussi dans des lieux précis, on peut se demander comment notre vision de la gayfriendliness changerait si nous avions pu voir, par exemple, la perspective des habitants de Jackson Heights, dans le Queens, un quartier avec une population importante de latinos et latinas connue pour ses établissements accueillant des clients gais. On peut se poser la question de l’opinion de ces habitants hétérosexuels sur leurs voisins gais et lesbiens, surtout lorsqu’ils partagent le même statut de minorité raciale. En France, il est impossible de trouver un quartier comparable à Park Slope. Au-delà de la différence de taille entre les deux pays, l’organisation sociale, économique et politique de la sexualité en France ne favorise pas le développement de quartiers en dehors du Marais, et encore moins avec une visibilité lesbienne prononcée.
Ces questions méthodologiques mènent à une réflexion sur la définition de la gayfriendliness. Quelles sont les frontières entre des positions gayfriendly ou homophobes ? Sylvie Tissot ne cherche pas à arbitrer entre les opinions de l’homosexualité plus ou moins positives. Mais la chercheuse peut-elle utiliser un terme venant du terrain, tel qu’il est conçu par ses utilisateurs, ou doit-elle inventer un concept nouveau ? Ce vieux débat n’est pas résolu ici. Le livre ne donne pas une définition succincte et unique de la gayfriendliness, l’auteure préférant laisser les lecteurs juger à l’aune de la parole de ses enquêtés en quoi leurs attitudes forment (ou non) une prise de position cohérente. Néanmoins, puisque l’auteure ne tranche pas, il faut imaginer que les personnes répondant aux sollicitations de l’auteure ont été incluses indépendamment de leurs idées. Et elles sont parfois hostiles à l’homosexualité. Même des participants à la Manif pour tous issus de la grande bourgeoise française contre laquelle les géntrificateurs du Marais veulent se distinguer sont capables de se dire gayfriendly. Mais lorsqu’on reproduit le discours des dominants, même avec une perspective analytique, le risque est de malencontreusement la réifier. Les hétérosexuels du Marais et de Park Slope n’ont pas l’apanage de la défense des homosexuels, et Sylvie Tissot ne le prétend pas. Cependant, les lecteurs qui prennent ses répondants au mot peuvent finir par croire, à tort, qu’ils représentent réellement un public plus ouvert d’esprit que d’autres.
Dans un contexte marqué par l’engouement soudain pour les passages piétons arc-en-ciel de certaines mairies, il est facile d’oublier que celles-ci ne se sont pas démarquées pour leur grande écoute aux revendications LGBT+ par ailleurs. Grâce à ce livre, nous regardons cette gayfriendliness institutionnelle avec un nouvel œil critique qui sensibilise à la récupération. Comme le féminisme d’État et l’antiracisme autorisé, on voit que ces gestes délégitiment des demandes radicales et dédouanent les dominants de leur propre responsabilité dans la reproduction des inégalités tout en leur donnant une bonne conscience.
par , le 27 juin 2019
Michael Stambolis, « Le prix de la tolérance », La Vie des idées , 27 juin 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-prix-de-la-tolerance
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[1] Colin Giraud, Quartiers gays (Puf, 2014).
[2] Amin Ghaziani, There Goes the Gayborhood ?, vol. 63 (Princeton, NJ : Princeton University Press, 2015).
[3] Shamus Rahman Khan, Privilege : The Making of an Adolescent Elite at St. Paul’s School (Princeton, NJ : Princeton University Press, 2010).
[4] William L. Leap and Tom Boellstorff, Speaking in Queer Tongues : Globalization and Gay Language (Chicago, IL : University of Illinois Press, 2004).
[5] Wilfried Rault, « Les Attitudes ’gayfriendly’ En France : Entre Appartenances Sociales, Trajectoires Familiales et Biographies Sexuelles », Actes de La Recherche En Sciences Sociales, no. 3 (2016) : 38–65.