Recensé : Pierre-André Juven, Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public, Paris, Presses universitaires de France, 2016, 256 p., 25 €.
Depuis le début des années 1980, les établissements hospitaliers font l’objet de réformes importantes, suscitant des débats dont La Vie des idées s’est fait l’écho. La transformation des structures s’opère en plusieurs étapes. La loi du 19 janvier 1983 permet d’abord d’expérimenter une politique de direction par objectifs et d’instituer des centres de responsabilité. Celle du 31 juillet 1991 met ensuite en œuvre le projet d’établissement. Enfin, l’Ordonnance du 2 mai 2005 et la loi du 21 juillet 2009 introduisent de nouvelles méthodes de gouvernance. Simultanément, le mode de financement des établissements hospitaliers est revu. Sa réforme commence en 1983 avec la mise en œuvre du budget global et s’achève en 2003 avec l’application de la tarification à l’activité (T2A).
Le livre de Pierre-André Juven est issu de sa thèse de doctorat en sociologie (Juven, 2014) et porte sur l’expérimentation et la mise en œuvre de la T2A. Cette nouvelle technique de financement, inspirée d’un modèle de concurrence par comparaison (yardstick competition), est censée inciter les établissements à améliorer leur productivité. Désormais, les malades sont classés dans des Groupes homogènes de séjour (GHS) qui rassemblent des personnes dont les coûts de traitement sont identiques. L’ouvrage a pour premier objectif d’étudier comment un outil de gestion s’impose progressivement aux acteurs. Il montre ensuite comment les acteurs de la santé et notamment de l’hôpital vont s’approprier ce nouvel outil de façon plus ou moins conflictuelle.
Comment la tarification à l’activité s’impose aux acteurs de l’hôpital
Le livre s’ouvre sur l’opération de transformation du patient qui, de cas clinique, devient avec la T2A un code de GHS, en d’autres termes, le prix sur lequel l’hôpital est remboursé par la Sécurité sociale. Grâce à une observation ethnographique dans le Département d’information médical (DIM) d’un établissement hospitalier, P.-A. Juven permet de saisir cette opération de codage. Celle-ci repose sur plusieurs éléments : le diagnostic principal et le diagnostic associé. Cette opération de codage implique donc la traduction au sens de Michel Callon (1986) « du médical vers le médico-économique » (p. 35). Cette transformation est cruciale pour l’hôpital puisque ce qui est codé lui permet d’être rémunéré, et l’auteur montre très finement que cette opération n’est pas neutre financièrement. Il faut ainsi saisir ce qui compte pour les établissements, en d’autres termes, l’hôpital doit s’assurer qu’il sera payé pour ce qu’il a fait, voire plus. La tarification à l’activité peut en effet se traduire par des pratiques de surcotation (up coding). Les établissements peuvent avoir intérêt à ranger un malade dans un GHS plus rémunérateur.
L’auteur montre que, depuis les années 1980, les autorités ont favorisé l’invention d’un hôpital gestionnaire équipé d’un système d’information : le Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI). Les années 1980 constituent en effet un tournant majeur de la politique de santé. L’hôpital représente à cette époque 54 % de la Consommation de soins et de biens médicaux (Le Garrec, Koubi, Fenina, 2013). Les pouvoirs publics décident en 1983 d’adopter un mode de financement moins coûteux : le budget global. Les établissements négocient désormais directement leur budget avec le ministère de la Santé et plus aucun dépassement n’est autorisé. Ce nouveau mode de financement pèse durement sur les finances des établissements sans pour autant les inciter à réaliser des économies (Domin, 2013). À partir de 1982, la Direction des hôpitaux du ministère de la Santé va développer le PMSI, initialement expérimenté à l’Université de Yale. Son objectif est de construire des Groupes homogènes de malades (GHM), en d’autres termes des ensembles de personnes présentant des caractéristiques pathologiques similaires et donc des coûts homogènes.
De 1984 à 1990, le PMSI se développe lentement au gré des changements politiques. L’outil est expérimenté grandeur nature en Languedoc-Roussillon en 1992. C’est à la même époque que les autorités s’interrogent sur le futur usage du PMSI. Doit-il être réservé à un usage interne aux établissements de soins ou permettre la répartition du budget global ? En d’autres termes, toute la question est de savoir si l’information doit rester dans le cadre de l’établissement pour servir à des fins comptables ou bien si le ministère de la Santé doit l’utiliser pour répartir le budget global. C’est cette seconde solution qui est choisie. Après la réforme Juppé en 1996, les Agences régionales de l’hospitalisation (ARH) utilisent le PMSI comme clé de répartition des dotations régionales. Au début des années 2000, l’administration abandonne définitivement le budget global et choisit de basculer vers la tarification à l’activité.
Cette généralisation de la T2A modifie en profondeur le fonctionnement des établissements hospitaliers en instituant un passage des coûts aux tarifs. Avant son introduction, nous l’avons vu, les établissements étaient financés par une dotation globale et le PMSI servait seulement à améliorer la répartition du budget global entre les établissements d’une même région. Dans les faits, les Agences régionales de l’hospitalisation calculent, à partir des données issues du PMSI, un indice synthétique d’activité (ISA) pour chaque établissement de la région. Les établissements qui ont un indice supérieur à l’indice régional ont une activité plus importante et voient leur dotation augmenter. La T2A va accélérer le renversement de cette situation en incitant les établissements à améliorer leur productivité par l’intermédiaire d’un dispositif de concurrence fictive. Ce dernier ne correspond pas totalement, comme le montre P.-A. Juven à une mise en marché dans la mesure où la tarification à l’activité cohabite avec un objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) voté chaque année par le Parlement dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale.
Établir une tarification à l’activité est important pour le système hospitalier. D’abord parce qu’elle rend les établissements responsables de leur situation financière puisque leurs recettes dépendent complétement de leur activité. Ensuite parce qu’elle fait de l’État, pour reprendre l’expression de Philippe Batifoulier, François Eymard-Duvernay et Olivier Favereau (2007), un manipulateur d’incitations. L’administration se sert en effet des tarifs pour inciter les établissements à faire évoluer leur activité. Le cas de la chirurgie ambulatoire [1] est sur ce point exemplaire. Les établissements la privilégient d’abord parce qu’elle évite une hospitalisation et les coûts qu’elle génère et ensuite parce que le ministère de la Santé la favorise en surévaluant le tarif du Groupe homogène de séjour.
Appropriations et pratiques
La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse plus particulièrement à la controverse métrologique [2], sur la convergence tarifaire entre établissements publics et privés. L’intérêt principal du travail de P.-A. Juven est de montrer que la comptabilité hospitalière est plus complexe qu’il n’y paraît, dans la mesure où elle rétroagit également sur les acteurs quantifiés. Les outils de quantification comme la statistique et la comptabilité ne sont pas seulement des instruments de preuve, mais également de gouvernement (Desrosières, 2014). La comptabilité participe pleinement au gouvernement des organisations publiques par la quantification.
À partir de 2004, l’administration appelle de ses vœux une convergence des tarifs des secteurs public et privé. Dans cette perspective, deux acteurs politiques vont émerger : la Fédération hospitalière de France (FHF), publique, et la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP). Le débat entre ces deux acteurs et l’administration porte sur la qualification et la mesure de l’activité des hôpitaux. C’est ce que P.-A. Juven, en s’inspirant des travaux de Franck Cochoy (2002) appelle le qualcul [3]. Les hôpitaux publics et les cliniques privées, vont progressivement s’emparer de ce qualcul et en discuter les failles. La controverse sur la comparaison des tarifs publics et privés génère des écarts, en d’autres termes des objets produits par les instruments afin d’inciter les gouvernés à accroître leurs performances. Dans les faits, les représentants des établissements publics et privés auraient dû s’emparer des écarts pour diminuer leurs coûts et non pas pour critiquer les modalités mêmes de la quantification.
L’auteur s’attache également à montrer comment les associations de malades s’approprient la T2A. L’intervention croissante des associations de malades et la naissance du patient actif [4] sont des éléments connus de la littérature. P.-A. Juven étudie ici l’intervention spécifique d’une association de malades, Vaincre la mucoviscidose, dans le débat autour de la valorisation monétaire de la maladie dans la T2A et met en évidence son activisme gestionnaire. L’association s’approprie progressivement le calcul des coûts, ce qui invalide l’idée selon laquelle les gouvernés, en l’occurrence les associations, sont soumis aux instruments managériaux. Au contraire, l’auteur montre de quelle façon l’association investit les lieux du codage et s’empare de la T2A pour en remettre en cause son application à une pathologie lourde. L’association critique l’outil en montrant que la vision standardisée du soin va à l’encontre de l’hétérogénéité des patients et donc les différences de mesure du temps que cela suppose.
L’auteur montre enfin comment les acteurs de l’hôpital critiquent les effets de la tarification à l’activité sur leur travail. Elle s’accompagne en effet d’une conversion gestionnaire des hôpitaux. Désormais, il importe de connaître le niveau d’activité des services et des pôles, la durée moyenne des séjours et le taux d’occupation des lits. Les outils de quantification des gestionnaires ont ainsi pour objectif d’influencer le comportement des praticiens hospitaliers afin d’optimiser l’utilisation des lits. Dans le même ordre d’idée, les pouvoirs publics utilisent la tarification à l’activité pour inciter les acteurs à pratiquer par exemple la chirurgie ambulatoire. Cette incitation ne résulte pas seulement des recommandations de bonnes pratiques, mais également d’une meilleure valorisation des GHS de chirurgie ambulatoire par la tutelle. La T2A a, sans aucun doute, une action sur la pratique médicale. Elle génère des tensions entre la direction qui préfère que les services réalisent des « trucs qui rapportent » en d’autres termes des actes valorisés, et le praticien qui considère que dans un hôpital public « on ne peut pas faire les opérations qui rapportent et pas celles qui ne rapportent pas » (p. 202).
Conclusion
Le travail de Pierre-André Juven est intéressant pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il montre comment ces outils de gestion se sont imposés au monde hospitalier. Le PMSI et la T2A ne représentent pas seulement des méthodes de management pour la tutelle, ils permettent de donner aux acteurs gouvernés une conscience gestionnaire. Mais le PMSI d’une part et la T2A d’autre part relèvent de logiques différentes. Le premier relève d’une logique de gouvernement par dotation et suppose que les établissements négocient directement avec la tutelle des suppléments de dotation. En revanche, la T2A s’inscrit dans une logique tarifaire et l’établissement produit un soin pour lequel il est rémunéré par l’Agence régionale de santé (ARS).
Ensuite, l’auteur nous montre que la T2A ne constitue pas seulement un instrument de quantification, mais également de qualification. Il s’agit d’abord d’un instrument de quantification qui permet de définir le coût d’un séjour hospitalier. La T2A quantifie en ce sens qu’elle attribue un GHS, en d’autres termes un tarif, à chaque séjour. Mais, elle qualifie également en ce sens qu’elle statue sur ce qui est compris dans le GHS (la durée du séjour, produits pharmaceutiques, temps de personnels utilisés, etc.). Il s’agit, pour reprendre les termes de Michel Callon (2009, p. 255), d’un processus de valuation, c’est-à-dire « l’ensemble des récits, mécanismes, dispositifs, outils qui constituent les valeurs et, simultanément, mettent en place leur mesure ».
Enfin, ce travail montre la façon dont les acteurs gouvernés s’emparent des outils de gestion et les interprètent. Ainsi, pendant longtemps les médecins ont traité avec dédain le PMSI qualifié, non sans humour, de « Petit machin sans importance », et ralenti sa mise en œuvre (Ogien, 2013). Aujourd’hui, ils peuvent répondre favorablement aux incitations de la tutelle, mais ils veillent également à ce qu’elles n’aillent pas à l’encontre des intérêts des patients en favorisant l’apparition de soins au rabais. Les établissements, quant à eux, ont rapidement compris l’intérêt d’une telle méthode en « sélectionnant » des malades dont le coût est inférieur à celui du Groupe homogène de séjour. À vouloir lutter contre certains comportements opportunistes, la tarification à l’activité en favorise d’autres.