Au cours de l’été 2013, les autorités saoudiennes annoncent brusquement une baisse de 20 % des quotas annuels de croyants étrangers autorisés à faire le pèlerinage à La Mecque (hajj), et de 50 % pour les ressortissants saoudiens. La décision, divulguée trois mois avant la date du pèlerinage, vient déstabiliser l’important dispositif administratif, étatique et privé destiné à gérer ces quotas dans les pays d’où partent les pèlerins musulmans. Officiellement justifiée par les perturbations liées aux travaux censés agrandir la grande mosquée abritant la Kaaba et améliorer les infrastructures d’accueil à La Mecque, cette mesure répond également à des raisons politiques et sociales moins avouables. L’apparition en 2012 d’un nouveau coronavirus (MERS-CoV) dans la région représente d’abord une menace sanitaire ; les affres politiques que traverse le monde arabe, notamment la guerre en Syrie, risquent ensuite de brouiller l’image de cohésion que les autorités saoudiennes cherchent à donner de la communauté des croyants réunie au Hedjaz lors du pèlerinage.
La Mecque, important carrefour caravanier qui abritait la Kaaba, objet d’un culte immémorial, est devenue ville sainte de l’islam par la volonté du prophète Muhammad. En 632, peu de temps avant sa mort, celui-ci entreprit le pèlerinage de l’Adieu, par lequel il s’attacha à islamiser l’antique rituel en l’inscrivant dans la tradition abrahamique, ce qui constitue jusqu’à nos jours le modèle que reproduisent tous les pèlerins. Cinquième pilier de l’islam, le pèlerinage est depuis lors une obligation pour tout musulman, au moins une fois dans sa vie, s’il en possède les moyens physiques et matériels (Coran III, 97). Suscitant dès l’origine d’importantes migrations religieuses, le pèlerinage à La Mecque est devenu une institution centrale de l’islam. En s’assurant le contrôle des cités saintes et celle du voyage sacré, les souverains musulmans successifs se sont donné un surcroît de légitimité. Jusqu’au XIXe siècle, l’organisation et la sécurité des grandes caravanes, dont les principales partaient du Caire et de Damas, l’entretien des villes saintes et leur approvisionnement pour faire face à l’afflux annuel des pèlerins, réclamaient des financements colossaux, une importante mobilisation militaire, et reposaient sur l’activité d’un grand nombre d’artisans et de commerçants.
Au XIXe siècle, le pèlerinage cesse d’être une affaire strictement musulmane. La colonisation, la navigation à vapeur et la vigilance sanitaire internationale transforment en profondeur les conditions du voyage à La Mecque. Celui-ci relève dès lors de la modernité administrative qui contrôle les flux et les frontières, dénombre les individus, cherche à imposer l’identification des voyageurs et la détention de passeports. Au XXe siècle, le recul des épidémies, le reflux de l’emprise coloniale avec les indépendances, l’impact du nouveau pouvoir saoudien ont certes entraîné de nouveaux changements, mais le pèlerinage continue de s’inscrire dans ce schéma où la liberté religieuse doit composer avec la rationalité administrative et comptable. Les pèlerinages sont autant des espaces de liberté, des manifestations de la foi en marge de la religion institutionnelle et de la structure sociale habituelle que des espaces de contrainte. La récente baisse des quotas vient rappeler que celui de La Mecque est bien un événement sous contrôle.
À la merci des épidémies
Les épidémies s’attachent volontiers aux pas des hommes en mouvement. Dans les régions formant l’espace de mobilité des pèlerins, la peste et le choléra ont sévi jusqu’au début du XXe siècle. Le temps de trajet des caravanes, qui mettaient plusieurs mois pour faire le voyage, constituait autrefois une prophylaxie naturelle. Si une caravane était victime d’une épidémie, celle-ci avait le temps de s’éteindre avant le retour dans les centres urbains, laissant au passage nombre de victimes dans les sables du désert.
À partir du milieu du XIXe siècle, l’antique caravane et son système économique ont cédé la place aux navires à vapeur. À cette date, certaines régions peuplées de musulmans étaient tombées sous la domination coloniale. Les compagnies de navigation européennes, notamment anglaises et néerlandaises, ont rapidement dominé le nouveau marché du pèlerinage, réputé lucratif. Les navires dits « à pèlerins » étaient bien peu confortables, mais ils permettaient, pour un moindre coût, à un nombre bien plus important de croyants d’entreprendre le voyage sacré, notamment parmi les pèlerins d’Asie du Sud et du Sud-Est, dont le voyage en voilier dépendait jusqu’alors des vents de mousson. Le pèlerinage à La Mecque a ainsi participé pleinement à l’accélération des mouvements de population de la première mondialisation. En dilatant l’espace de circulation des pèlerins, la navigation à vapeur, puis le chemin de fer, ont favorisé le brassage des populations, les rencontres et les processus d’intégration. Mais ces nouveaux moyens de transport rapides ont aussi brutalement augmenté les risques épidémiologiques liés aux mobilités.
En 1865, le choléra, dont le foyer d’origine était situé au Bengale, éclata avec une violence inouïe pendant le pèlerinage à La Mecque, décimant un tiers des 90 000 pèlerins présents cette année-là. Au retour des pèlerins, qui empruntèrent pour beaucoup les nouveaux moyens de transport, la maladie se répandit à grande vitesse dans tout le bassin méditerranéen, puis jusqu’en Amérique. Les pèlerins furent aussitôt stigmatisés et considérés comme une menace pour la santé publique de l’Europe. Dans le cadre d’une série de conférences sanitaires internationales, les nations européennes et l’Empire ottoman élaborèrent un formidable dispositif de contrôle sanitaire du pèlerinage, dont les principes furent inscrits dans des conventions internationales. Jusqu’au début des années 1950, tous les pèlerins se rendant par mer à La Mecque en venant d’Asie, puis tous ceux qui en repartaient en se dirigeant vers le nord et l’ouest des régions musulmanes, étaient interceptés et placés en quarantaine. Le lazaret de Camaran, destiné au premier groupe, était établi à l’entrée de la mer Rouge, dans le détroit de Bab al-Mandeb ; celui de Tor, dévolu au second groupe, se trouvait à sa sortie, dans la péninsule du Sinaï, afin de bloquer le passage éventuel d’une épidémie en Europe. Chaque année, plusieurs dizaines de milliers de pèlerins, mis à nu, étaient soumis, ainsi que leurs bagages, à de sévères procédures de désinfection puis internés dans des campements pour quelques jours, ou plusieurs semaines lorsqu’une épidémie s’était déclarée au Hedjaz lors du pèlerinage, ce qui était fréquemment le cas. Aucun autre groupe de voyageurs, pas même les migrants, n’était soumis à de telles mesures, réalisées le plus souvent sans ménagement, et sans que celles-ci ne soulèvent de protestation majeure. La construction des pèlerins comme « groupe à risque » a permis en retour aux principales nations européennes d’alléger les entraves sanitaires qui pesaient jusqu’alors sur la navigation ordinaire et les flux commerciaux.
Même si ce dispositif s’est allégé à partir des années 1930, avec le recul du risque épidémique, ce n’est qu’en 1957 que l’Arabie saoudite est parvenue à évincer le contrôle international sur le pèlerinage et à obtenir l’intégralité de sa souveraineté sanitaire. Elle est désormais seule responsable de la sécurité sanitaire du pèlerinage et les mesures spéciales applicables aux pèlerins de la Mecque ont été supprimées du Règlement sanitaire international (RSI) de l’Organisation Mondiale de la Santé. Pour autant, la menace épidémique plane toujours sur le pèlerinage. Ce sont désormais la méningite et la fièvre jaune qui constituent un défi pérenne, contré par l’obligation de la vaccination. Mais le pèlerinage est aussi régulièrement mise sur la sellette dans le dossier des virus émergents, en raison de la vulnérabilité de la foule à la contagion. Le SRAS en 2003, le virus H1N1 en 2009 et le coronavirus en 2013 ont constitué autant d’alertes. Sans adopter — du moins ouvertement — de mesures restrictives, les autorités sanitaires saoudiennes ont cependant déconseillé le voyage aux personnes âgées de plus de 65 ans, aux enfants de moins de 12 ans, aux femmes enceintes et de façon générale à tous ceux qui souffrent de déficience immunitaire. En dépit des craintes, le hajj de 2013 n’a finalement pas été un vecteur de diffusion de la maladie, ce qui témoigne de l’efficacité de son encadrement médical, acquise sur le long terme. La vigilance reste bien sûr de mise, mais la stigmatisation longtemps attachée aux pèlerins s’est désormais reportée sur les migrants clandestins. Les images saisies en décembre 2013 au centre d’accueil de Lampedusa, montrant des procédures de désinfection particulièrement peu respectueuses des individus, en violation du RSI, évoquent de façon troublante la brutalité des mesures infligées jadis aux pèlerins. Du moins ne suscitent-elles plus la même indifférence.
Réguler les flux et contrôler l’industrie du pèlerinage
L’augmentation des flux du pèlerinage, liée depuis le XIXe siècle au développement de nouveaux moyens de transport, est impressionnante, notamment pour les pèlerins d’Asie. Dans les années 1850, il y avait tout au plus 2000 pèlerins venus de l’actuelle Indonésie. Ils étaient environ 10 000 à la fin des années 1930 et 200 000 aujourd’hui. Le chiffre global des pèlerins venus de l’étranger, relativement stable entre les deux guerres, explose dans les années 1960-70 avec la généralisation de l’avion et dans un contexte d’amélioration générale des conditions de vie. La demande est telle que l’Arabie saoudite décide d’imposer en 1987, avec l’aval de la l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) [1], un système de quotas. La foule n’est pas seulement une menace sanitaire potentielle, mais aussi un défi à l’ordre public, à la sécurité et aux impératifs d’une organisation efficace. Depuis lors, les pays musulmans ne sont autorisés à envoyer chaque année qu’un millier de pèlerins par million de croyants.
En raison de la croissance démographique, qui demeure sensible dans la plupart des pays musulmans, cette restriction ne peut cependant bloquer la tendance à l’augmentation continue du nombre de pèlerins. Ainsi, ils étaient un peu plus d’un million à venir de l’étranger en 1995, contre 1,8 million en 2010. En 2012, le nombre total de pèlerins présents à la Mecque [2] dépassait pour la première fois les 3 millions.
Si ces flux gigantesques posent des problèmes de logistique aux autorités saoudiennes, ils doivent aussi être gérés en amont par les pays émetteurs. Au XIXe siècle, les puissances coloniales ont non seulement participé activement au transport des pèlerins, mais elles ont également lancé la gestion administrative du voyage sacré. Dans un mouvement où se mêlaient intimement volonté de contrôle (le pèlerinage était perçu comme potentiellement subversif du point de vue politique) et souci de manifester leur tutelle bienveillante, les autorités coloniales ont encadré administrativement les flux du pèlerinage, selon des modalités plus ou moins sévères. La Grande-Bretagne était assez peu contraignante, contrairement à la Hollande et surtout à la France, laquelle prononçait fréquemment des interdictions pour des raisons sanitaires qui dissimulaient en fait des motivations politiques. Après les indépendances, la plupart des États musulmans ont fait à leur tour le choix d’une organisation étatique du pèlerinage, et ils se sont bien souvent coulés dans les systèmes bureaucratiques hérités de la colonisation. À la gestion administrative liée à la délivrance des passeports et au contrôle sanitaire (consultation médicale et vaccinations obligatoires), et à l’offre de formation pour que les pèlerins puissent aborder les rituels sans faire d’erreur, s’est bientôt ajoutée la délicate question des quotas.
La règle des mille pour un million n’a bien sûr pas les mêmes répercussions dans chacun des pays concernés. Le Maroc, dont la population s’élève à 32 millions d’habitants, doit gérer annuellement 32 000 départs, alors que l’Indonésie doit faire face à un contingent de 200 000 pèlerins. Chaque pays possède une administration ou un service gouvernemental dévolu(e) à l’organisation du pèlerinage, souvent lié(e) au ministère des Waqfs (ou Habous) [3], en étroite relation avec les autorités saoudiennes. L’une de leurs tâches principales consiste à gérer une demande qui dépasse, parfois de beaucoup, les quotas assignés chaque année par l’Arabie saoudite. Quand la demande n’est pas trop importante, comme par exemple au Sénégal, les pèlerins sont admis dans l’ordre d’inscription, jusqu’à épuisement du quota. Ailleurs, la demande est telle qu’il faut établir des listes d’attente ; en Indonésie, elles couvrent actuellement, avec 1,2 million d’inscrits, une période de six années. Ailleurs encore, comme en Tunisie et au Maroc, on pratique un tirage au sort sur la base de listes établies annuellement. De tels systèmes, qui alimentent la frustration de nombreux candidats au départ, suscitent parfois suspicion et critiques. En Indonésie, les sommes énormes constituées par les dépôts des inscrits sont réputées alimenter la corruption.
L’annonce de la réduction de 20 % des quotas de pèlerins étrangers pour l’année 2013 n’a donc rien arrangé à une situation déjà tendue. Alors que bien souvent les listes officielles avaient déjà été publiées, il a fallu qu’un certain nombre des élus renoncent à leur pèlerinage, soit par retrait volontaire, soit par tirage au sort. Reconduite pour 2014, cette mesure de restriction va sans doute continuer à affecter les flux vers le Hedjaz durant les prochaines années.
Outre l’encadrement administratif en amont, les agences nationales des États musulmans prennent en charge l’organisation matérielle du pèlerinage de ceux qui partent dans le cadre officiel. Le voyage s’effectue généralement alors sur les compagnies nationales d’aviation et le logement dans les villes saintes est négocié à un moindre coût. Par ailleurs, une partie des quotas octroyés à chaque pays est reversée à des agences de voyage privées, accréditées par les instances gouvernementales, que ce marché juteux rend de plus en plus offensives. Leur part est variable, mais désormais majoritaire dans certaines régions. Ainsi en 2013, les agences de voyage privées marocaines avaient la main sur les deux tiers des places octroyées par le quota, et au Sénégal seules 2400 personnes partaient dans le cadre gouvernemental, alors que 6000 pèlerins étaient pris en charge par les voyagistes privés. En Indonésie en revanche, 17 000 pèlerins seulement faisaient le voyage dans un cadre privé. Il est vrai que les prestations privées sont beaucoup plus coûteuses que les offres gouvernementales, ce qui est d’autant plus pénalisant pour les pèlerins d’Asie, qui viennent de très loin. De façon générale, cette augmentation de l’offre privée répond à une demande grandissante des classes moyennes, de plus en plus avides d’autonomie. Mais tous les aspirants pèlerins de condition modeste dépendent encore étroitement de l’organisation officielle mise en place par leur pays.
Les pays non musulmans, mais qui comptent sur leur sol des populations musulmanes, ne sont pas soumis à la règle des mille pour un million. Des quotas leur sont cependant octroyés par l’Arabie saoudite, dans des proportions beaucoup plus avantageuses. Ainsi la France bénéficie chaque année de 22 à 25 000 places, pour une population de musulmans estimée à 5 ou 6 millions. Les États concernés n’interviennent bien évidemment pas, et l’organisation du voyage est confiée à des agences privées qui se sont positionnées au cours des années 1990 sur ce marché alors émergent. La récurrence des scandales liés à une organisation déficiente, voire franchement malhonnête, a cependant conduit certains pays européens à tenter de réguler ce marché. Sous la pression d’associations de défense des pèlerins, la Grande-Bretagne a envoyé pour la première fois en 2000 une délégation officielle (British Hajj Delegation) [4] durant le pèlerinage, formée pour l’essentiel d’une équipe médicale et placée sous la conduite d’un Lord musulman. Depuis 2005, la France s’est mobilisée à son tour. La préparation du pèlerinage à La Mecque fait désormais l’objet d’une concertation entre le ministère des Affaires étrangères, le ministère de l’Intérieur et le Conseil français du culte musulman, avec l’aide d’associations de défense de pèlerins. Les deux ministères publient une brochure d’information mettant en garde contre les abus dont pourraient être victimes les pèlerins et l’équipe consulaire de Djeddah est renforcée durant le pèlerinage. Ces initiatives témoignent de la volonté des États européens d’améliorer les rapports avec les communautés musulmanes ; ils renouent ainsi avec un devoir de protection largement mis en avant à l’époque coloniale. Pour autant, les abus sont loin d’avoir disparu. Les quotas sont affectés à des agences en principe accréditées par l’Arabie saoudite (actuellement 53 en France, contre plus de 80 en Grande-Bretagne), mais il existe dans le sillage de celles-ci une nébuleuse de sous-traitants et de rabatteurs qui organisent toute une part informelle du pèlerinage. Faute de contrôles, ou d’une charte de bonne pratique, actuellement en préparation dans les deux pays, les arnaques continuent d’émailler la chronique annuelle du pèlerinage.
Celles-ci sont d’autant plus scandaleuses que les prestations, très coûteuses, ne cessent d’augmenter. Depuis la France, un pèlerinage d’une durée de trois semaines revient environ à 5 ou 6000 € en hôtel affiché 3 étoiles, et à 8000 € en hôtel 5 étoiles. Si l’offre hôtelière saoudienne fait miroiter des conditions luxueuses, une fois sur place, les pèlerins s’entassent souvent à plusieurs dans les chambres. Les coûts sont un peu moins élevés en Grande-Bretagne, où la concurrence entre agences est plus vive. On est loin des tarifs des prestations officielles offertes par les États musulmans. Depuis l’Indonésie, un package gouvernemental revient à 2400 €, et depuis la Tunisie à 1700 €. Cette diversité des coûts maintient une certaine mixité sociale pendant le pèlerinage, mais dans la plupart des cas celui-ci ne peut être réalisé qu’au terme de longues années d’épargne. Une partie de ces sommes bénéficie au marché du tourisme international, une autre vient alimenter de façon conséquente l’économie saoudienne.
L’Arabie saoudite, gardienne et démiurge des lieux saints
La protection des lieux saints de l’islam avait été confiée à des descendants de la famille du prophète (charif, francisé en chérif). Quelle que soit la branche familiale à qui revenait cette tâche, qu’elle a dû partager durant l’Empire ottoman avec un gouverneur, l’exploitation sans vergogne des pèlerins, longtemps seule ressource du Hedjaz, était une règle quasi constante ; elle atteignit un sommet sous la domination du chérif Hussein (1908-1925). C’est d’ailleurs aussi au nom de la sauvegarde et du respect des pèlerins qu’Abdel Aziz Ibn Saoud entreprit la conquête du Hedjaz avec la bénédiction des Britanniques. Dès 1926, le nouveau souverain s’attache à améliorer les conditions du pèlerinage et à contrôler les taxes et les activités des nombreux agents vivant de cet événement religieux. Son investissement sur le dossier sanitaire témoigne de cette volonté de faire entrer le pèlerinage dans une ère nouvelle.
Après la Seconde Guerre mondiale, cette volonté politique peut donner toute sa mesure grâce aux revenus du pétrole. Injecter dans le pèlerinage une part de ces sommes colossales permet en effet de renforcer la légitimité au départ fragile du pouvoir saoudien. Contrairement aux lignées qui gouvernaient jusqu’alors la région, Ibn Saoud n’a en effet pas d’ascendance prophétique. La nouvelle dynastie doit par ailleurs prouver que sa mainmise sur la plupart des provinces de la péninsule arabique ne s’accompagne pas d’une volonté de privatisation des lieux saints, censés appartenir à l’umma tout entière. Enfin, les Saoudiens se réclament du wahhabisme, une posture doctrinale marginale, imposée par la force dans le territoire sacré, notamment par le contrôle des comportements et l’arasement des tombeaux des saints, dont le culte était cher à de nombreux pèlerins. Aussi, afin de marquer son engagement et sa responsabilité dans la gestion des lieux saints au profit de tous les musulmans, le roi Fahd a-t-il adopté en 1986 l’appellation de Serviteur des deux lieux saints, devenue le titre officiel du chef de la dynastie.
En revendiquant un devoir de protection des lieux saints, l’Arabie saoudite s’arroge par là même le pouvoir de les contrôler étroitement. C’est à partir de son puissant ministère du Hajj, qui étend ses ramifications internationales auprès de tous les États et les agences de voyages concernés, qu’est orchestrée l’organisation annuelle du pèlerinage. C’est lui qui fixe les quotas, accrédite les agences de voyage étrangères ainsi que les guides locaux (mutawwifs) affectés à six agences qui se répartissent les pèlerins en fonction de leur région d’origine. Les visas de pèlerinage ne sont valables que dans le périmètre compris entre Djeddah, La Mecque et Médine, et ils sont temporaires ; les pèlerins doivent avoir quitté le pays au plus tard un mois après les rituels. À leur arrivée à l’aéroport de Djeddah, les pèlerins confient leurs passeports à leurs guides en échange d’un bracelet d’identification dont la couleur désigne leur région d’origine (rouge pour l’Europe). À La Mecque et à Médine, ils sont logés dans des hôtels, réservés longtemps à l’avance par les agences, mais c’est sous la tente qu’ils sont hébergés à Mina. Cette étroite vallée, où les pèlerins réalisent le rite du sacrifice, est transformée chaque année pendant trois jours et trois nuits en un gigantesque campement pour près de 3 millions d’individus. Les tentes sont mises à disposition par l’Arabie saoudite ; elles sont numérotées et organisées par pays ou par région, et identifiées là encore par une couleur. Pour assurer les déplacements entre les différents sites où se déroulent les rituels, l’Arabie saoudite gère également un gigantesque parc d’autocars qui doivent s’adapter aux exigences temporelles très contraignantes du pèlerinage. Un retard peut en effet entraîner l’invalidation de celui-ci.
Cette logistique impressionnante est désormais informatisée, mais en dépit des efforts réalisés, il existe tout un éventail de fraudes possibles pour faire le pèlerinage hors des cadres légaux. Les problèmes de sécurité demeurent également récurrents. Incendies, bousculades et piétinements sont monnaie courante, et font chaque année des victimes. Pour tenter d’y remédier, un formidable dispositif de sécurité est mobilisé, qui ne compte pas moins de 80 000 à 100 000 policiers et agents de la défense civile (à titre de comparaison, les Jeux Olympiques de Sotchi étaient protégés par 37 000 policiers et militaires) et 1500 caméras de surveillance sont braquées vers les divers recoins des lieux saints. Ce dispositif vise également à freiner toute velléité d’action ou même de prise de parole politique. Lieu de réunion de l’umma dans sa diversité, le pèlerinage a longtemps été perçu, notamment par les puissances coloniales, comme un espace potentiellement subversif. Mais la dynastie saoudienne s’est attachée à maintenir les manifestations à caractère politique dans des limites qu’elle se réservait de définir elle-même. La rhétorique de l’unité de l’umma est amplement mobilisée durant le pèlerinage, notamment lors du prêche de ‘Arafat prononcé par le mufti de La Mecque. Sans parvenir à éviter totalement les débordements, comme en témoignent les affrontements entre pèlerins iraniens et forces de l’ordre en 1987, affrontements qui ont fait plusieurs centaines de victimes [5] et fortement envenimé les relations entre sunnites et chiites, ce contrôle sur le politique s’exerce avec un certain succès ; il est vrai que la plupart des pèlerins se soucient avant tout de leur démarche spirituelle.
C’est aussi à travers son rôle de bâtisseur que la dynastie saoudienne cherche à asseoir sa légitimité. Les lieux saints ont fait l’objet à plusieurs reprises de travaux d’agrandissement, et les systèmes de circulation ont déjà été profondément transformés, notamment avec l’établissement de gigantesques tunnels, mais les chantiers lancés au début des années 2000 ont une envergure sans précédent. À La Mecque, une première tranche de travaux, de 2002 à 2012, a donné naissance à un complexe de gratte-ciel, dominé par une tour de 601 mètres abritant un hôtel et surmontée d’une horloge six fois plus grande que celle de Big Ben. La seconde tranche de travaux, commencée en 2012 (et qui a justifié la baisse des quotas en 2013), vise à augmenter de 400 000 m2 la surface de la grande mosquée, ce qui permettrait de doubler sa capacité d’accueil. Et de doubler du même coup les revenus générés par le pèlerinage, qui seraient pour l’heure de 20 milliards de dollars par an.
L’Arabie saoudite cherche en effet à développer les dimensions touristiques du pèlerinage, dans la perspective d’une économie de l’après-pétrole et afin de donner un débouché à sa politique de nationalisation des emplois. Mais ces projets, où le kitch le dispute à la démesure, se font aussi au prix de la destruction du tissu ancien de la ville et de ses monuments. Si des voix s’élèvent pour dénoncer les dommages patrimoniaux occasionnés par ces travaux, sur des sites chargés de sacré, les protestations demeurent éparses et plutôt faibles en regard des bouleversements profonds qu’ils imposent au cadre dans lequel les pèlerins réalisent les gestes immuables du rituel.
Une expérience existentielle en évolution
Le pèlerinage à La Mecque se trouve pris dans de complexes dispositifs de pouvoir. Entre la bureaucratie tatillonne qui préside au départ et les normes religieuses, politiques et organisationnelles imposées par les autorités saoudiennes, on est loin du principe qui fait dépendre la réalisation du pèlerinage de la seule intention pieuse (niyya) du croyant. Le pèlerinage n’est donc pas seulement une quête spirituelle, mais aussi un phénomène social, à ce titre inscrit dans l’histoire et donc susceptible de changements. Ceux-ci ont été particulièrement marqués depuis le début du XIXe siècle et ils s’accélèrent encore aujourd’hui. Si le noyau dur des rituels reste inchangé, l’expérience existentielle du pèlerinage évolue. Dans l’espace-temps du pèlerinage, les pèlerins oscillent entre une identité musulmane incarnée dans l’umma, une identité nationale du pays d’origine (et/ou de celui de l’immigration), à laquelle l’organisation matérielle du hajj les renvoie sans cesse, et une dimension individuelle de plus en plus prégnante. Dans un contexte où le profil sociologique des pèlerins se diversifie, on voit apparaître une pluralité de façons de vivre le pèlerinage.
Longtemps peu étudié, ce qui peut paraître surprenant en regard de son importance religieuse, politique et sociale, le hajj suscite désormais un intérêt croissant. Le souci de rationaliser et d’améliorer les conditions de réalisation du pèlerinage motive de nombreuses études en Arabie saoudite, en collaboration avec des institutions occidentales. Les sciences sociales se sont à leur tour emparées de ce sujet fertile et des programmes de recherches sont actuellement conduits dans plusieurs universités européennes. La préparation d’une grande exposition sur le hajj, qui s’est tenue au British Museum de Londres en 2012, a été l’occasion de mener des recherches inédites [6]. La multiplication des supports d’information permet par ailleurs de banaliser les connaissances ; des manasik al-hajj (guides pour réaliser les rituels) sont désormais accessibles sur Internet. Enfin les pèlerins eux-mêmes sont de plus en plus nombreux à témoigner, dans des récits publiés, de leur expérience. Si les sources historiques permettent difficilement de dégager l’individualité des pèlerins, il est désormais possible de saisir les transformations sociologiques actuelles, mais aussi les changements du regard que les pèlerins portent sur cet événement religieux central de l’islam.
L’une des manifestations les plus visibles des changements récents est la participation grandissante des femmes. Au début du XXe siècle, en raison des entraves placées par la puissance coloniale française, elles venaient en nombre dérisoire du Maghreb. Elles représentaient en revanche environ 20 % des pèlerins d’Asie. Il est vrai que le pèlerinage des femmes est soumis à la condition qu’elles soient accompagnées d’un mari ou d’un parent (mahram). Dans l’usage, cette règle se trouve assouplie. Ainsi, pour certains juristes, les femmes âgées de plus de 45 ans peuvent voyager sans mahram dans le cadre d’un groupe organisé dès lors qu’elles ont l’autorisation d’un tuteur masculin. La pression de la demande tend à ouvrir l’espace de négociation de la norme, mais les autorités saoudiennes demeurent vigilantes. En 2012, celles-ci ont détenu puis renvoyé plusieurs centaines de femmes nigérianes venues sans chaperons. Mais l’émotion soulevée dans les pays musulmans a été telle que l’Arabie saoudite a dû faire machine arrière. La multiplication des ouvrages et des consultations discutant de la place des femmes au pèlerinage témoigne de leur participation croissante à celui-ci. Contrairement à la mosquée où les femmes sont peu présentes, le pèlerinage est donc un espace de mixité en dépit des efforts de séparation des sexes déployés par les wahhabites.
Le pèlerinage est pour tous les musulmans un espace d’utopie où se réactive l’idée d’unité. Mais la communion, toujours ressentie à un moment ou à un autre du séjour, n’implique pas nécessairement la convergence des attentes et des expériences. À partir de son hajj réalisé en 2003, le politologue Omar Saghi a proposé une fine sociologie des pèlerins français [7], considérés comme précurseurs de tendances destinées à concerner bientôt l’ensemble des musulmans. À côté du profil classique du pèlerin âgé, dont le hajj unique vient clore et couronner un itinéraire de vie, figure archétypale depuis le XIXe siècle, apparaissent de nouvelles silhouettes de croyants, plus jeunes, voire très jeunes, relativement aisés, et pour qui le hajj devient une pratique fréquente, quasi annuelle. Adeptes ou proches du salafisme, ils inaugurent de nouvelles façons de vivre le pèlerinage, inscrites dans un registre utilitaire et même comptable pour certains (un hajj pour laver une année de péché), et mises en œuvre comme une entreprise touristique. Mais l’insistance de ces groupes à se conformer à la norme et à un ethos islamique exigeant masque en fait des postures et des pratiques qui brouillent les frontières entre sacré et profane. Moins idéalisé que chez leurs aînés, leur pèlerinage relève d’une forme de consumérisme, voire d’un marché du ressourcement qui prend ailleurs d’autres formes. Outre la baisse des quotas, les mesures saoudiennes adoptées en 2013 ont décrété que le hajj ne pouvait être effectué qu’une fois tous les cinq ans. Elles vont sans nul doute freiner ce rapport compulsif au pèlerinage, mais celui-ci n’en continuera pas moins à se faire l’écho des façons de plus en plus diverses de vivre et de pratiquer la religion musulmane.