La mode de l’« anti-berlusconisme » semble passée en Italie, même au sein de la gauche, dont les représentants parlent aujourd’hui d’« opposition constructive ». Et Berlusconi lui-même, après une victoire écrasante, change radicalement son style.
La mode de l’« anti-berlusconisme » semble passée en Italie, même au sein de la gauche, dont les représentants parlent aujourd’hui d’« opposition constructive ». Et Berlusconi lui-même, après une victoire écrasante, change radicalement son style.
En partenariat avec Centro Studi Progetto Europeo
Quatorze ans après sa première victoire éclatante de 1994, Silvio Berlusconi, en remportant les élections législatives d’avril dernier, a ouvert un nouveau cycle dans la vie politique italienne, déjà baptisé « Troisième République » par des juristes et politologues de la péninsule. Si les institutions définies par la Constitution de 1948 restent en place, il ne fait pas doute que l’Italie s’est retrouvée dans un nouveau tournant politique : ce que les Italiens appellent la « Deuxième République », à savoir la période ouverte en 1994 par l’effondrement du système politique d’après-guerre, dominé par le Parti chrétien-démocrate, a trouvé son terme. Dans les deux cas, c’est Berlusconi qui a achevé le cycle respectif. Mais il Cavaliere de 2008 n’est plus le même que celui de 1994.
Les années 1994 - 2008 furent celles d’une longue transition tourmentée, caractérisée par l’alternance au pouvoir : deux gouvernements de centre-droit et deux gouvernements de centre-gauche [1]. Mais la transition n’était pas équilibrée : le centre-droit s’est consolidé progressivement, malgré les tensions dues au caractère hétérogène de l’alliance – Forza Italia de Berlusconi étant alliée avec les régionalistes de la Ligue du Nord, mais aussi avec le mouvement postfasciste Alliance nationale, implanté surtout au Sud de la péninsule et fusionné avec le parti du Cavaliere en 2007 au sein d’une formation nouvelle, Il Popolo della Libertà –, tandis que le centre-gauche, malgré d’interminables processus d’intégration et de refondation, a fini par se désintégrer. La droite a trouvé dans la figure du Cavaliere un leader indiscuté ; la gauche s’en est remise à Romano Prodi, le moindre dénominateur commun d’une coalition qui dut quitter le pouvoir avant de mettre en œuvre son programme.
La victoire de Berlusconi fut nette : sa coalition a obtenu plus de 17 millions de voix, soit environ trois millions et demi de plus que celle de Veltroni (formé par le Parti démocrate et l’Italia dei Valori, une formation guidée par Antonio Di Pietro, le magistrat devenu populaire pour avoir conduit l’enquête de Tangentopoli). Les 9 points d’écart qui séparent les vainqueurs des vaincus témoignent de la droitisation progressive de la société italienne et de l’effritement de beaucoup de fiefs traditionnels du centre-gauche. Le nouveau parti de Belusconi, Il Popolo della Libertà, et son allié la Ligue du Nord ont battu tous les records auprès des commerçants et des artisans (65% vs 22% pour le Parti démocrate), les entrepreneurs (52,5% vs 34%) et les femmes au foyer (54% vs 32%), mais aussi auprès des ouvriers (48%, grâce notamment au score de la Ligue du Nord, contre 29% pour le Parti démocrate). Le centre-gauche ne s’est imposé que dans les régions traditionnellement « rouges » du centre et centre-nord (Emilia Romagna, Toscana, Marche, Umbria), mais perdu son relatif avantage dans les régions du centre-sud (Lazio, Abruzzo et Molise). Dans le reste du pays, le succès du Cavaliere apparaît plus écrasant encore : 15 points d’écart dans le Sud et dans les îles, 17 points dans le Nord-ouest, 19 dans le Nord-est...
Du point de vue du système électoral, les dernières élections rapprochent l’Italie du modèle bipartisan qu’elle avait abandonné en 1994 : les deux principales listes électorales ont recueilli près de 73% des voix. Mais ce qui frappe surtout dans le paysage actuel, c’est la centralité de Berlusconi lui-même, qui apparaît comme le seul lien capable de rassembler une coalition hétérogène, politiquement et socialement (les cadres supérieurs mais aussi les salariés, les classes moyennes effrayées par la richesse du Nord, mais aussi des salariés publics du Sud). En face de lui, un centre-gauche barricadé dans les « régions rouges » traditionnelles, quasiment évincé du Nord, perpétuellement minoritaire au Sud et déstabilisé au centre (où il a perdu aussi la ville de Rome lors des municipales d’avril dernier). Si la « Deuxième République » fut caractérisée par la rivalité entre les deux capitales de l’Italie, Milan et Rome, respectivement de droite et de gauche, le pays vient de retrouver son unité symbolique sous l’égide de Berlusconi.
Autre grande nouveauté, c’est que il Cavaliere a remporté la victoire au terme d’une campagne électorale où – contrairement aux précédentes – il n’avait ni promis de miracles, ni tenté de cacher les difficultés que le pays traverse. Ayant jeté aux orties ses habits d’entrepreneur miracle, Berlusconi s’est présenté comme un homme d’État appelé à affronter une période de crise grave, désireux de réconcilier un pays divisé (alors que c’est lui-même qui avait largement contribué à sa division...). Sa véritable réussite est d’avoir réussi sa mue et se faire accepter par les Italiens dans son nouveau rôle : un premier ministre sans baguette magique, à l’écoute des citoyens, désireux de répondre à leurs demandes (notamment celle de sécurité...), en rupture avec son style et son langage du passé.
Si le Cavaliere demeure le champion de l’Italie populiste, réfractaire au respect des règles et méfiante vis-à-vis des institutions [2], pour la première fois le « ventre » du pays est indiscutablement de son côté, et force est de constater que les tentatives de le diaboliser ont visiblement échoué. Une nette majorité a décidé de lui confier, pour la troisième fois, les clés du gouvernement, en décrétant ainsi une sorte d’amnistie sur les conflits d’intérêt dont jalonne sa carrière politique, ses déboires judiciaires et son comportement politique extravagant [3]. La saison de l’« anti-berlusconisme » semble passée, même à gauche. Aussi ne doit-on pas trop s’étonner si le nouveau mot d’ordre de celle-ci soit « dialogue » et « opposition constructive ».
Le problème c’est que, du moins pour le moment, ce dialogue ressemble plutôt à un monologue, étant donnés les rapports de force entre les deux interlocuteurs. D’un côté Il Cavaliere, à la tête d’un gouvernement composé à son image [4], où ses proches occupent tous les postes clés, y compris les deux ministères – les télécommunications et la justice – où ses conflits d’intérêt sont les plus flagrants (dans les gouvernements précédents, Forza Italia s’était abstenu d’investir ces postes, pour ne pas mettre l’huile sur le feu). De l’autre, Walter Veltroni, le leader d’un jeune parti-patchwork composé de cultures politique fort différentes. Depuis la défaite d’avril, Veltroni semble chercher l’inspiration dans l’ancien modèle du « gouvernement de solidarité nationale » de 1970, lorsque le leader du parti communiste italien de l’époque, Enrico Berlinguer, déclara que le pays vivait une situation d’urgence et que l’opposition communiste était prête à soutenir le gouvernement chrétien-démocrate dans tous les cas où il le jugerait utile pour le pays.
Le problème, c’est que la référence au dialogue entre Berlinguer et Moro, si noble qu’elle soit, est complètement hors de propos dans l’Italie de 2008. Silvio Berlusconi n’a nullement besoin d’une opposition conciliante, ayant reçu via les urnes les pleins pouvoirs pour gouverner, jouissant d’un leadership indiscutable et n’ayant à faire face à aucun contre-pouvoir réel : ni dans les milieux politiques, ni dans le monde économique. La servilité envers le nouveau maître, qu’on observe actuellement dans les salles du Parlement, se manifeste également chez les grands groupes économiques et financiers de la péninsule, qui confirment l’amour ineffable d’une bonne partie des élites italiennes pour le pouvoir quel qu’il soit, pourvu qu’il soit fort et sans scrupule : cet amour qui induit les membres de l’establishment intellectuel et économique à de bruyants retournements, depuis le passage du dogme des privatisations et des libéralisations (emblème du premier Berlusconi) au protectionnisme (comme en témoigne la kyrielle nationaliste pour Alitalia, et le refus de vendre à l’Air France) qui symbolisent aujourd’hui la carte de visite du nouveau Berlusconi et de son impérissable ministre de l’économie, Giulio Tremonti, le caméléon de la pensée économique. En Italie d’aujourd’hui, un seul homme est aux commandes. En face, une scène politique amorphe, une lune de miel vraiment trop mièvre [5].
Il n’est pas facile pour la gauche de savoir comment répondre à cette domination politique, ni comment rompre la magie du consensus à n’importe quel prix et du conformisme général dans lequel a sombré un pays. Une opposition constructive, c’est très bien, mais une culture, un projet partagé, c’est-à-dire une hypothèse de société désirable en alternative à celle de Berlusconi, serait mieux. [6]
La victoire de Berlusconi fut la plus spectaculaire dans le Nord du pays, où la gauche n’a pas su répondre à la demande sécuritaire exprimée par une partie de la population, et surtout aux amalgames entre cette question et le débat sur l’immigration. Mais le problème va plus loin : il s’agit en réalité d’une mutation profonde du paysage social, du démantèlement des liens communautaires, du « dépaysement » en cours dans ses régions les plus insérées dans la mondialisation, et de la désorientation que ces changements provoquent. D’où les succès de la Ligue aux dernières élections (8,3% contre 4,9 en 2006, avec des scores dépassant les 20% en Lombardie et dans la région de Venise, les deux très peuplées), qui poursuivent l’opération mise en évidence dans les travaux d’Ilvo Diamanti [7] : la construction d’une véritable « identité nordiste ».
Les « nordistes » ont un profil social, politique et moral assez net. Ils se recrutent principalement parmi les petits entrepreneurs, les professions libérales et les travailleurs du secteur privé, et résident en général dans des communes petites ou moyennes. Ils s’inquiètent de l’insécurité plus que le reste de la population. Leurs ennemis sont Rome, la classe politique nationale, l’État central et surtout l’Union européenne. En revanche, ils font beaucoup plus confiance dans le gouvernement local : les communes et les régions. Politiquement à droite, ils sont en parfaite syntonie avec la rhétorique anti-politique de Bossi et de Berlusconi, à qui ils confient la tâche de crier leur propre malaise.
Mais que se cache-t-il derrière le nouveau look de Berlusconi ? Certains y voient la « leçon française » : un homme d’État ne doit pas afficher son arrogance et son bonheur privé quand les caisses publiques sont vides et les citoyens préoccupés pour l’avenir [8]. Expert en communication, Berlusconi aurait donc opté pour un profil modéré, d’homme d’état classique, en abandonnant les comportements hors normes et les oppositions frontales auxquels il avait habitué les Italiens.
D’autres l’expliquent par un objectif politique immédiat : mettre dans l’embarras et diviser le Parti démocrate (comme c’est le cas aujourd’hui, au sujet de la réforme de la justice qui divise l’opposition), briser en permanence l’opposition (en exploitant les fissures apparues récemment entre le Parti démocrate, plus ouvert au dialogue avec le gouvernement, et ses alliés d’Italia dei Valori, fidèles à la ligne d’opposition frontale), s’assurer au Parlement d’un climat bien différent qu’il y régnait à l’époque de son prédécesseur, Romano Prodi, tout en maintenant la tendance au bipartitisme. Tout cela est vrai naturellement, mais insuffisant pour expliquer une mue aussi radicale. D’où le soupçon véhiculé dans les médias, qui voient derrière le nouveau Berlusconi la poursuite d’un rêve ancien, celui d’arriver à la présidence de la République. Il s’agirait donc – comme l’observe par exemple Massimo Giannini dans la Repubblica – de l’aboutissement d’un parcours politique : Il Cavaliere a aujourd’hui 72 ans et veut passer dans l’histoire comme un homme d’État respectable. À l’état actuel, les marques qu’il a laissées dans l’histoire italienne sont sans aucun doute profondes, mais ce sont celles de l’homme de la rupture et de la rancune. Au cours de ces quinze dernières années, la bataille politique s’était fondée sur une opposition absolue, sur une diabolisation réciproque : à l’anti-Berlusconisme de la gauche, Berlusconi répondait par les diatribes contre les « communistes ». « Trop de fractures pour réaliser votre ambition de représenter une nation », lui lancent aujourd’hui les « derniers Mohicans » au sein de la gauche. Mais il ne fait aucun doute que nombre de chirurgiens politiques sont déjà au travail.
Le mandat présidentiel du président actuel, Giorgio Napolitano, arrivera à son terme en 2013, quelques mois après les prochaines élections législatives. Ne pouvant prévoir quel parti dominera le Parlement à ce moment-là (en Italie, c’est le Parlement qui élit le Président de la République), Berlusconi abandonne la voie de l’opposition frontale. Le nouveau gouvernement et, surtout, le nouveau visage de son chef, semblent à cet égard le meilleur tremplin pour se lancer dans l’ultime conquête politique du Cavaliere : le palais présidentiel. Vu l’état actuel du Parti démocrate, on ne voit pas qui pourrait l’en empêcher.
Le seul capable d’arrêter Berlusconi, c’est Berlusconi lui-même : saura-t-il résister à ses vieux démons, qui le poussent à adopter des lois ad personam et à relancer le conflit institutionnel, à l’instar de celui qu’il a provoqué avec la magistrature peu après son triomphe électoral ? Paradoxalement, le seul contre-pouvoir actuel en Italie est la Ligue du Nord, dont les leaders se montrent sceptiques face au bras de fer avec les magistrats et plutôt désireux de voir enfin aboutir une réforme qui introduire le fédéralisme fiscal – réforme que les gouvernements Berlusconi précédents avaient toujours promise, sans jamais la mener à bien.
Traduit de l’italien par Marie-Christine Elekes
par , le 25 juillet 2008
Riccardo Brizzi, « Le nouveau visage du Cavaliere. L’Italie après la victoire de Berlusconi », La Vie des idées , 25 juillet 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-nouveau-visage-du-Cavaliere
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[1] M.P. De Paulis-Dalembert, L’Italie entre le XX et le XXI siècle : la transition infinie, Presses Sorbonne Nouvelle, 2006.
[2] M. Lazar, L’Italie à la dérive. Le moment Berlusconi, Paris, Perrin, 2006.
[3] M. Giannini, Terza Repubblica, stesso cavaliere, La Repubblica, 15-04-2008.
[4] M. Franco, È il governo del Cavaliere, Il Corriere della Sera, 08-05-2008.
[5] P.L. Battista, Quella luna troppo di miele, Il Corriere della Sera, 24-05-2008.
[6] E. Berselli, Il nuovo conformismo che circonda il Cavaliere, La Repubblica, 26-05-2008.
[7] En 2000 seulement 14% des italiens provenant de différents contextes (villes, régions, Nord, Centre, Sud, Italie, Europe, Monde) déclaraient appartenir, avant tout au Nord, aujourd’hui le pourcentage – constamment accru au cours des dernières années – a triplé, avec 12% des personnes interviewées qui le reconnaissent comme première référence, pourcentage qui augmente jusqu’à 25% si l’on considère uniquement les résidents dans les régions septentrionales . Dans le Nord de l’Italie les habitants, pour définir leur appartenance, se déclarent d’abord « nordistes » puis « italiens » ou « lombards », « milanais », etc. Cfr. I. Diamanti, Così sta nascendo l’identità nordista, La Repubblica, 15-06-2008.
[8] Cf. le dernier numéro de la revue « Le Temps des médias. Revue d’histoire », paru en printemps 2008 et consacré à Peopolisation et politique.