Prendre Descartes, le père du rationalisme moderne, comme guide pour conduire son existence : tel est le défi de Denis Moreau, dont la lecture donne des perspectives inédites sur la philosophie cartésienne.
À propos de : Denis Moreau, Dans le milieu d’une forêt. Essai sur Descartes et le sens de la vie, Bayard jeunesse
Prendre Descartes, le père du rationalisme moderne, comme guide pour conduire son existence : tel est le défi de Denis Moreau, dont la lecture donne des perspectives inédites sur la philosophie cartésienne.
Ce livre relève un défi : il essaie de montrer que la philosophie a un sens qui dépasse le plaisir, déjà remarquable, engendré par les jeux intellectuels, et qu’il lui revient non seulement de nous aider dans la recherche du sens de notre vie, mais aussi de nous accompagner et de nous soutenir dans les moments heureux aussi bien que dans les heures difficiles de notre existence. Denis Moreau se situe donc du côté de Pierre Hadot et de sa définition de la philosophie comme exercice spirituel, comme manière de vivre, comme sagesse à la fois théorique et pratique ; il n’apprécie pas l’intérêt presque exclusif de la philosophie analytique contemporaine pour les aspects spéculatifs, sa tentative de limiter cette discipline à une clarification de nos concepts. Mais ce défi principal en recèle un deuxième : le compagnon choisi pour cette quête du sens de la vie est René Descartes. Ce qui ne va pas de soi, comme j’essaierai de le montrer.
Il faut d’emblée préciser que Denis Moreau ne prend pas l’attitude d’un gourou. Son but n’est pas de nous débiter des maximes aussi superficielles qu’inutiles ou aussi incompréhensibles que vides. Il veut au contraire nous montrer comment un philosophe du passé l’a aidé et continue de l’aider à chercher le sens de sa vie (et pourrait donc nous aider à trouver le sens de la nôtre). Pas de sagesse bon marché ou prête-à-porter. Cette modestie ne dérive pas du fait qu’il est un historien de la philosophie et non pas un spécialiste de la philosophie générale ; c’est que la familiarité avec les grands philosophes du passé lui a appris la patience du concept. Notre discipline est une sagesse, mais cette sagesse ne s’atteint pas sans des exercices théoriques de compréhension et de pratiques d’application. En philosophie, aussi bien qu’en littérature, l’impression qu’il suffit d’appuyer un stylo sur une feuille blanche pour produire de belles poésies ou de beaux concepts est toujours mensongère. Descartes est convoqué à juste titre pour exemplifier cette vérité : il est vrai que nous sommes tous doués de bon sens, mais il faut aussi savoir en user. Il faut apprendre à conduire sa raison — aussi bien que ses passions.
J’en viens donc au choix de Descartes comme guide. Il y a certainement quelque chose de paradoxal à vouloir faire d’un monument national le guide de sa propre recherche du sens de la vie. Car si Descartes est reconnu comme le héros de la pensée rationnelle, il n’est pas habituel de penser pouvoir en faire un guide en morale, afin de savoir comment mener sa vie. Pour des pilules de sagesse, on penserait spontanément à Sénèque ou à Montaigne ; pour des pensées profondes, il vaudrait mieux s’adresser à Nietzsche ou à Heidegger.
Pourquoi donc Descartes ? Pour Denis Moreau, il ne s’agit pas seulement du hasard des rencontres, celles notamment d’André Pessel au lycée Louis-Le-Grand et de Jean-Marie Beyssade à la Sorbonne. Jouent également des raisons plus profondes. La préface en énumère deux, qui cependant ne justifient que le choix d’un auteur du passé. D’une part, une certaine uniformité anthropologique nous permet d’affirmer que puisque certaines questions existentielles et philosophiques sont restées les mêmes pendant ces derniers siècles, un philosophe du XVIIe siècle peut nous aider autant qu’un contemporain, pourvu qu’il soit un grand philosophe. D’autre part, puisque le temps change bien quelque chose, le passé nous permet de mettre à distance notre époque et d’évaluer si une certaine réponse n’est dictée que par l’accoutumance à la mode du jour (les préjugés !), ou bien si elle possède une validité plus générale.
La spécificité de Descartes, par rapport à d’autres philosophes, apparaît à la fin du premier chapitre : il permet de répondre aux sceptiques et de donner un fondement à la philosophie ; il nous montre donc que la métaphysique est possible et qu’elle est utile ; on peut affirmer la même chose pour la théologie naturelle. Le chapitre IV est consacré à la première acquisition de la philosophie cartésienne capable de trouver une application dans notre vie. Suivant les pages des Méditations, Denis Moreau retrace la vertigineuse plongée de Descartes dans le doute et son admirable sortie du scepticisme grâce à un principe qui peut être expérimenté et mis en œuvre par tout chacun, le cogito. En répondant à l’accusation de plagiat le plus souvent avancée contre Descartes, celle de s’être inspiré d’Augustin pour ce principe, Denis Moreau observe à juste titre que l’on suivrait aveuglement une vulgate romantique de l’originalité et de la génialité si l’on croyait que, tel un Dieu créateur, un grand philosophe produit des pensées tout à fait nouvelles. La philosophie se rapprocherait au contraire plus des jeux d’enfants comme les Lego : on s’approprie des éléments provenant de la tradition et on les articule de manière différente (p. 186-187). Cette analogie est très efficace et très juste, non seulement parce qu’elle nous permet d’avoir une idée moins ingénue et plus complexe de l’invention philosophique, mais en outre parce qu’elle nous restitue aussi une dimension importante du philosopher. Lorsqu’on fait de la philosophie, on se livre à une activité qui est parfois solitaire, mais qui est en même temps accomplie en dialoguant constamment avec ses pairs ; une activité qui est à la fois très satisfaisante et très sérieuse, car nous y sommes impliqués de tout notre être, comme les enfants qui jouent ; une activité qui suit des règles, mais qui peut les remettre en question pour en inventer d’autres. Seul un élément semble ne pas convenir dans cette comparaison : les briques de Lego peuvent être assemblées de mille manières, mais elles ne changent pas de configuration, comme les atomes des anciens. Les briques philosophiques, au contraire, ne restent jamais exactement les mêmes lorsqu’elles sont prélevées d’un contexte et insérées dans un autre : elles peuvent rester plus ou moins reconnaissables, mais leur sens change.
Le cogito reste cependant le seul élément de la métaphysique de Descartes que Denis Moreau trouve utile dans sa recherche de la vérité et du sens de la vie. Si Descartes sait être un guide en ce domaine, aussi bien que dans celui de la théologie rationnelle, c’est moins pour les théories qu’il a élaborées que pour nous avoir indiqué que la métaphysique et la théologie rationnelle sont nécessaires, l’une pour essayer de fonder les autres activités intellectuelles et pour les concevoir de manière moins spontanément ingénue ; l’autre pour repérer des principes qui, étant rationnels, seraient susceptibles de permettre un dialogue entre les tenants de différentes conceptions de la divinité. L’originalité du livre de Denis Moreau consiste dans le fait qu’il met à profit l’intérêt récent de la critique pour ce qu’on pourrait convenir de nommer la morale de Descartes, sachant que cette étiquette ne correspond pas à un ouvrage précis, mais à une galaxie d’écrits traitant de thématiques qui vont de la morale proprement dite, à l’analyse médicale des passions, à la politique, aux conseils pratiques donnés à ses correspondants.
Denis Moreau admet que la morale en tant que fruit de l’arbre du savoir, décrit dans la Lettre préface aux Principes, n’a jamais été rédigée par Descartes : la morale par provision du Discours devient donc définitive, de provisoire qu’elle était (p. 144-146 et 261-272). Faut-il entendre cette absence comme le résultat de la fin prématurée du philosophe, ou bien pouvons-nous supposer qu’elle n’est pas due au hasard, mais qu’elle nous invite au contraire à réfléchir davantage sur ce que c’est la morale de Descartes ? Du coup, ce qui revient au premier plan dans l’interprétation de Denis Moreau, ce sont la morale par provision du Discours, d’une part, et les tentatives d’appliquer la théorie des passions à la conduite morale, d’autre part. Ces dernières, tout en n’étant jamais rédigées sous une forme systématique, constituent la trame de la correspondance avec Élisabeth de Bohème, et apparaissent dans certains articles des Passions de l’âme. Les développements consacrés à la première de ces constellations thématiques sont très certainement ceux qui occupent le devant de la scène. Denis Moreau poursuit un double but. D’une part, il nous montre que la morale par provision est profondément enracinée dans la démarche philosophique de Descartes. Non seulement le Discours la présente comme un résultat de la méthode, mais le lexique employé nous indique que le choix d’y adhérer et donc de se forger des règles de l’action ancrées sur le probable, en l’absence d’un fondement évident, n’est pas un choix arbitraire ou pris faute de mieux, mais qu’il est doté de certitude et respecte donc le critère de l’évidence (p. 54-55). On pourrait avancer davantage : l’attitude même du méditant est conforme aux règles de la morale par provision, car la méditation ne suspend pas tout à fait la vie (p. 58-60, 148-151). Nous en trouvons un témoignage au début de la deuxième Méditation, lorsque le méditant, tout troublé qu’il est par la force du doute, décide de poursuivre le même chemin que le jour précédent et de ne pas se laisser détourner de son choix initial. Ainsi, « peut-être faut-il avancer que ce qui est véritablement premier chez Descartes est la morale » (p. 151). D’autre part, Denis Moreau nous indique des applications des maximes de Descartes : la constance qui nous est recommandée par la deuxième règle de la morale par provision peut nous aider dans tous les moments où nous nous demandons si nous avons fait le bon choix, lorsque nous avons décidé de nous consacrer à telle ou telle activité, de nous marier, d’avoir des enfants, et nous permet de rénover et d’actualiser ces choix jour par jour, en leur donnant une nouvelle vie. La démarche autobiographique de Denis Moreau est cohérente avec sa définition de la philosophie comme exercice spirituel et avec son choix de prendre comme guide un des symboles de la découverte de la subjectivité à l’âge moderne, mais rejoint aussi l’usage pédagogique des études de cas et les procédés de l’éthique appliquée : on discute des normes en testant leur capacité à résoudre des problèmes concrets.
Descartes, le philosophe du cogito, du dualisme, du mépris des sens et de l’imagination : l’attention pour la réflexion morale permet à Denis Moreau de relativiser ces lectures certes justifiées, mais non exhaustives. Ce n’est pas (seulement) en relisant ses maîtres ouvrages que nous pouvons jeter un regard différent sur ce monument de l’esprit humain qu’est Descartes. C’est en parcourant sa correspondance qu’il nous est permis de rencontrer des passages qui changent sensiblement son image reçue. Les sens : ils sont nuisibles et sources d’erreurs en métaphysique et dans la pratique scientifique, mais ils sont nos guides dans la vie ordinaire. Tout comme les passions, ils nous signalent en effet de manière efficace et rapide ce qui nous convient et ce qui ne nous convient pas : et le ‘nous’ est à entendre comme constitué de cette unité étroite et inexplicable de corps et d’esprit qui est l’homme. Contrairement à une longue tradition qui fait des mathématiques une activité intellectuelle, Descartes affirme à plusieurs reprises qu’elles utilisent le plus souvent l’imagination. Pas d’imagination, pas de mathématiques, pas de connaissance de l’étendue. Même le rêve perd dans la correspondance son statut d’écueil sceptique : en écrivant à Guez de Balzac, au mois d’avril 1631, Descartes décrit ses nuits paisibles, aux rêves tranquilles et sereins, aussi bien que le plaisir de les prolonger dans cet état de demi-conscience qui suit le sommeil et précède la veille, et enfin le goût d’y associer les sens, une fois éveillé, afin d’éprouver un contentement plus parfait tout en se gardant d’offenser sa conscience. Et c’est dans le même registre qu’il répond aux demandes d’aide d’Élisabeth de Bohème. Nos plaisirs, notre santé dépendent ainsi de notre capacité de connaître et de distinguer ce qui convient au corps et ce qui convient à l’esprit, mais aussi de ne pas les opposer. Il faut au contraire vivre en instaurant entre eux une collaboration mutuelle, presque une complicité : renforcer l’esprit en respectant les exigences du corps, et vice versa. Les activités de l’entendement pur sont fatigantes pour l’esprit et pour le corps : elles ne doivent occuper que très peu d’heures par an. Un usage excessif de l’imagination peut dérégler nos esprits vitaux : il faut y consacrer juste quelques heures par jour. La plupart du temps doit donc être donné « au relâche des sens et au repos de l’esprit » (p. 308 : lettre à Élisabeth du 28 juin 1643). Si besoin était de démontrer que le dualisme cartésien ne va pas dans le sens du platonisme et de son mépris du corps, il suffirait de lire ces pages qui refusent tout type d’ascèse, même intellectuelle, et qui font leur place à toutes les exigences de cet être complexe que nous sommes.
Au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture de Dans le milieu d’une forêt, nous retrouvons les doctrines les plus familières de la philosophie de Descartes, mais le projet de les appliquer à notre vie les éclaire d’un jour nouveau. Nous avons parfois même le plaisir d’apercevoir des traits, de rencontrer des théories qui au contraire s’opposent à l’image reçue de Descartes et font progresser sensiblement notre compréhension de sa pensée : Denis Moreau a bien gagné son pari.
par , le 23 janvier 2013
Antonella Del Prete, « Le nouveau guide Descartes », La Vie des idées , 23 janvier 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-nouveau-guide-Descartes
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