Dans quelques mois, sauf coup de théâtre, David Cameron s’installera au 10 Downing Street. Relégué aux marges du débat politique après la victoire éclatante de Tony Blair en 1997, le Parti conservateur connaît, grâce à l’usure du Labour et au talent de son nouveau leader désigné en 2005, une nouvelle jeunesse. Comme lors de l’ascension du New Labour – période où ont émergé les concepts de « capitalisme des stakeholders » puis de « troisième voie » – cette nouvelle donne politique est accompagnée par des développements significatifs sur le terrain des idées. Autour de David Cameron et dans les think tanks conservateurs, on tente aujourd’hui de définir le « conservatisme du XXIe siècle ».
Certes, les conservateurs sont réputés, par définition, rétifs aux « grandes théories », mais leur action n’en est pas moins guidée par des principes, voire par « une vision particulière de la nature humaine et de la société » [1]. Au sein de la droite britannique, ces éléments idéologiques sont souvent plus explicites et plus volontiers mobilisés dans le débat politique que chez ses homologues d’autres pays européens. Cette singularité s’explique peut-être par la remarquable continuité qu’elle peut afficher dans l’histoire des idées, n’ayant pas connu la rupture provoquée par le fascisme. Néanmoins, c’est surtout avec Margaret Thatcher que la conquête et la pratique du pouvoir ont été préparées et accompagnées par une vaste offensive intellectuelle, celle du courant de la « Nouvelle Droite » [2].
Les deux contextes sont certes difficilement comparables. Le monétarisme, l’école du public choice et la doctrine politique de Friedrich Hayek étaient explicitement mobilisés par les thatchériens pour mettre en avant une nouvelle philosophie de gouvernement. David Cameron veille au contraire à présenter un visage modéré et dépourvu de tout dogmatisme. Il existe pourtant bel et bien, autour du nouveau leader des Tories, la volonté de doter le « conservatisme moderne » d’une véritable ossature intellectuelle. Cette volonté répond à un double objectif, de nature paradoxale : celui de marquer une vraie rupture avec l’héritage de Margaret Thatcher tout en revendiquant une continuité avec la tradition conservatrice.
La rupture avec le thatchérisme
Le changement de discours du Parti conservateur est sans aucun doute l’un des facteurs essentiels de la réussite de David Cameron. Son élection a mis fin à la mainmise de l’aile droite du parti, dont étaient issus ses deux précédents leaders, Ian Duncan Smith et Michael Howard. Cameron est parvenu à incarner à la fois le renouvellement générationnel et la modernisation idéologique du conservatisme. Il a habilement mis l’accent sur les faiblesses et les contradictions du New Labour tout en revendiquant le centre de l’échiquier politique. Il est parfois allé jusqu’à se présenter implicitement comme le meilleur héritier de Tony Blair face à un Gordon Brown qui renouerait selon lui avec les démons du vieux parti travailliste. Ainsi, on retrouve dans ses discours le même balancement entre « l’efficacité économique » et « la justice sociale » – une expression vouée aux gémonies par les thatchériens [3]. À rebours du discours habituel des Tories, Cameron a tour à tour reconnu le problème du sous-financement des infrastructures et des services publics, affirmé qu’il partageait les objectifs du Labour sur la réduction de la pauvreté et l’investissement dans le capital humain, et fait l’éloge du rôle social du service national de santé ou d’autres services publics comme la poste. Plutôt que de se référer à Thatcher ou Reagan, Cameron met en avant l’exemple de Frederik Reinfeldt, l’homme qui a détrôné la social-démocratie suédoise tout en assumant l’essentiel de l’héritage de l’État-providence.
L’originalité de David Cameron est d’avoir choisi de mettre l’accent sur les problèmes sociaux du pays, du moins avant que n’éclatent la crise financière et la récession. Ses discours décrivent une « société brisée » que le New Labour n’est pas parvenu à réparer. Malgré la croissance économique et la redistribution des années Blair, le mal-être des quartiers défavorisés, les problèmes éducatifs, la pauvreté des enfants, la toxicomanie, l’alcoolisme et les grossesses précoces marquent toujours la Grande-Bretagne et sont souvent aggravés par rapport aux pays voisins. Face à tous ces maux, David Cameron en appelle à la solidarité de tous : « Nous avons une responsabilité partagée, […] we are all in this together ». Alors que Margaret Thatcher affirmait « la société, ça n’existe pas ! », Cameron déclare : « La société existe, mais ce n’est pas la même chose que l’État ! » En d’autres termes, les problèmes sociaux n’ont pas de réponse bureaucratique – c’est là l’erreur des travaillistes. Ils ne seront résolus que par la revitalisation de la société civile et de toutes les institutions qui la font vivre : la famille, les églises, les associations de bénévoles, les coopératives, etc.
Le « conservatisme moderne » est donc « compassionnel ». Il entend également promouvoir « un capitalisme à visage humain » et étendre la « responsabilité sociale » à la sphère financière. « La vraie modernisation, c’est d’avoir l’assurance et le courage de dire qu’il y a d’autres choses importantes dans la vie que l’argent ». Ce conservatisme est enfin un « conservatisme vert », qui revendique le statut de parti le plus exigeant dans la préservation de l’environnement et la recherche de la qualité de vie. Ainsi, le projet politique des nouveaux Tories ne se présente plus comme visant à assurer le règne du marché sans entraves, mais plutôt comme cherchant à stabiliser, enrichir et préserver les conditions d’existence de la vie en société. Pour bien marquer sa différence avec les thèses néolibérales, Cameron clame : « Les conservateurs croient profondément qu’en politique, il y a un “nous” aussi bien qu’un “moi” ». Le parti conservateur doit défendre « autant les aspirations que la compassion » [4].
Le primat de l’homo œconomicus est explicitement répudié. Le Chancelier de l’Échiquier du gouvernement « fantôme », George Osborne, a fait de Nudge, l’ouvrage récent de Cass Sunstein et Richard Thaler, son livre de chevet [5]. Ses auteurs s’appuient sur les découvertes de la psychologie comportementale pour infirmer le postulat de rationalité humaine parfaite des économistes. Les choix individuels sont influencés par un « contexte » psychologique complexe où interviennent de nombreux éléments irrationnels. Dès lors, l’intervention d’un « tiers bienveillant » qui aiguillonne les choix individuels sans les contraindre, sous la forme d’incitations économiques mais aussi « psychologiques », est souvent nécessaire au bien-être. Pour le « conservatisme moderne », l’initiative individuelle n’est donc plus suffisante, même si elle conserve une place importante. La bonne société est une société inclusive où l’on se serre les coudes, et où chaque individu est enserré dans un riche tissu de relations sociales.
« La société existe ! »
La « conscience sociale » de David Cameron et son abandon du dogme néolibéral conduisent souvent à le présenter comme un centriste pragmatique, dans la lignée d’Harold Macmillan ou de Ted Heath. Tout comme ils s’étaient pliés au « consensus social-démocrate » de l’après-guerre, les Tories auraient abandonné leurs oripeaux idéologiques pour se fondre dans le moule du libéralisme social du New Labour. Les Britanniques préféreraient confier la gestion de ce nouveau compromis post-thatchérien à un parti conservateur modernisé, tout comme ils avaient choisi de leur confier la consolidation de l’État-providence à partir de 1951. Si cette interprétation a pour elle les nombreuses similitudes entre les discours de Tony Blair et de David Cameron, elle néglige les accents fortement idéologiques du nouveau conservatisme tel qu’il est théorisé dans les cercles intellectuels proches du parti, mais aussi tel qu’il est présenté par son chef de file.
Il est vrai que Cameron n’adhère pas aux deux piliers du thatchérisme et de la Nouvelle Droite, « l’économie libre et un État fort » [6]. Le marché, même si sa sphère propre doit être préservée et défendue, n’est qu’une institution parmi d’autres et n’a pas vocation à réguler l’ensemble de la vie sociale. On ne trouve pas dans le discours de Cameron de référence aux théories de l’école de Chicago ou du public choice, même si l’on peut encore en retrouver la trace dans les politiques qu’il préconise. La réduction de l’ensemble des comportements à la rationalité économique et la volonté d’englober la totalité des rapports sociaux dans des relations contractuelles et marchandes ont cessé de constituer l’horizon intellectuel des conservateurs. Mais la rupture est sans doute encore plus frappante en ce qui concerne l’autre composante fondamentale du thatchérisme : la primauté de l’État et la restauration de son autorité [7]. À l’offensive de Margaret Thatcher contre le dialogue social institutionnalisé et le pouvoir des collectivités locales a succédé l’éloge de la décentralisation, des corps intermédiaires et de la vitalité de la société civile.
Les références intellectuelles du « cameronisme » sont autres. De façon caractéristique, Cameron évite de présenter ses convictions comme des « idées » ou des « principes » et préfère parler « d’instincts », « d’intuitions » ou de « dispositions » d’esprit. Paradoxalement, ce vocabulaire qui vise à mettre en valeur le caractère non idéologique du conservatisme illustre bien le double patronage qui semble aujourd’hui s’imposer, celui d’Edmund Burke et de Michael Oakeshott. L’invocation de l’auteur des Réflexions sur la Révolution en France marque la volonté de revenir aux sources de la pensée conservatrice. Les idées de Burke, et avant tout celle du primat de la société comme tout organique – opposée au rationalisme des Lumières et à l’individualisme libéral – sont mobilisées pour démontrer la fidélité à la tradition conservatrice du changement de cap opéré par Cameron. Moins connue hors du monde anglo-saxon, la pensée de Michael Oakeshott, philosophe disparu en 1990, s’est également imposée comme une référence majeure. Ce théoricien paradoxal d’un conservatisme sceptique, nettement moins doctrinaire que celui de Burke du fait de son hostilité de principe à toute forme d’idéologie, affirme le primat des pratiques sociales sur la connaissance théorique et les raisonnements abstraits. Pour Oakeshott, les conceptions « rationalistes » de la politique pervertissent l’idée même de gouvernement, « activité spécifique et limitée » qui consiste à mettre en place et à préserver « des règles générales de conduite » et non des « projets » visant à provoquer chez les citoyens des comportements particuliers. Ces règles doivent se contenter de « permettre aux individus de poursuivre les activités de leur choix avec le minimum de frustration » [8].
Ces références viennent à l’appui d’une démonstration qui consiste à faire de l’État centralisé et bureaucratique la principale cible de la critique conservatrice, tout comme le « collectivisme » était l’ennemi juré du thatchérisme. À l’heure du New Labour, ce n’est plus le « socialisme » des travaillistes qui est visé mais leur « étatisme ». Les Tories contestent à la fois l’augmentation du poids du secteur public dans le PIB – lequel, resté stable à environ 36 % entre 1979 et 1997, devrait atteindre 43 % en 2010 – et l’intrusion croissante de l’État dans la vie des citoyens, par exemple lorsque l’État-providence en vient à s’intéresser à la petite enfance ou lorsque le système d’allocations mises en place pour lutter contre la pauvreté conduit à vérifier les revenus et les modes de vie de chacun [9]. Selon cette analyse, les travaillistes ont renoué avec leurs vieux démons : la fuite en avant étatiste qui consiste à « taxer et dépenser », à vouloir tout « commander et contrôler » au nom d’idéaux abstraits – ce travers étant particulièrement prononcé chez Gordon Brown. À l’inverse, comme le dit Cameron : « Nous ne regardons pas la société de haut en bas, comme une sorte de projet national qui aurait à être géré, dirigé et évalué. Nous regardons la société de bas en haut, comme constituée d’individus, de familles, de communautés, d’organisations de bénévoles et de groupes religieux, d’entreprises – tout cet émerveillement complexe suscité par un pays moderne, divers ».
Cette critique constitue une allusion transparente à la pensée d’Oakeshott. Le philosophe britannique distingue deux formes de collectivité humaine : la societas et l’universitas. Dans une societas, les individus sont associés sans autre but que de se donner des règles formelles et procédurales de coexistence, fondées sur l’égalité juridique. Une universitas, ou « entreprise », est au contraire orientée vers une fin déterminée – qu’elle soit de nature économique, religieuse ou encore morale – qui oriente les comportements de ses membres et détermine l’ensemble de son organisation interne. L’erreur du « rationalisme en politique » est précisément de vouloir, comme le totalitarisme, remodeler la société au nom d’un « projet » – découlant en l’occurrence d’idées abstraites telles que la liberté ou la justice sociale. Mais les idées n’ont de valeur qu’en tant qu’expressions de pratiques humaines concrètes, enracinées dans une histoire. La réflexion politique peut, tout au plus, nous aider à élucider leur sens, mais elle devient dangereuse dès lors qu’elle suscite un projet radical de transformation. L’image qui décrit le mieux la politique – et d’ailleurs la « civilisation » en général – n’est pas celle de la délibération rationnelle mais plutôt celle de la « conversation » toujours inachevée entre des modes de discours hétérogènes, eux-mêmes issus de diverses « traditions de comportement ». La seule tâche du gouvernement est de permettre la coexistence pacifique de cet ensemble de pratiques sociales, de préserver sa diversité interne ainsi que la tradition morale commune qui constitue le support d’une telle coexistence.
À la différence du néolibéralisme, cette critique de l’intervention étatique s’exerce désormais au nom de la société et non de l’individu. Comme l’exprime Jesse Norman, directeur du think tank Policy Exchange, « la société n’est pas un simple ensemble de sections ou de groupes devant être pris en compte et apaisés, d’intérêts à satisfaire et de besoins à combler grâce à une direction rationnelle venue d’en haut ». De ce point de vue, la seule différence entre l’ancien et le nouveau travaillisme est d’avoir remplacé le socialisme administré par une pratique néo-managériale. La société est au contraire « un réseau étendu et insaisissable de confiance et de réciprocité sans lesquelles aucune interaction, même rudimentaire, ne pourrait se produire. Dans la société, les individus se rapportent les uns aux autres horizontalement : ils s’identifient réciproquement comme des membres égaux du même ensemble civique et se rendent des services par reconnaissance mutuelle, respect mutuel et bonne volonté ». À l’inverse, le rapport entre les citoyens et l’État est vertical : « Mais la société est organique et non fondée sur l’autorité : elle ne peut pas être établie par la loi ou par décret mais évolue à travers le temps et la pratique. Surtout, elle est fragile. Un État envahissant altère les liens volontaires entre les individus, en les liant “vers le haut” au gouvernement au lieu de les lier les uns aux autres “de côté” » [10]. La critique oakeshottienne de l’universitas, mêlée à la conception organiciste de la société héritée de Burke, permet d’attaquer l’étatisme comme une forme de violence exercée contre la société et son développement harmonieux.
La véritable « troisième voie » ?
Ce substrat idéologique permet d’éclairer certaines implications pratiques de l’idée de « responsabilité partagée » chère à David Cameron. La défense de la société conduit à préconiser des solutions « à l’échelle humaine » aux problèmes sociaux, face à l’intervention bureaucratique et impersonnelle de l’État centralisé. L’action publique doit d’abord prendre des formes nouvelles : la décentralisation de la gestion des services publics doit devenir la règle, avec par exemple une autonomie plus grande accordée aux écoles et aux hôpitaux, et les usagers doivent se voir proposer suffisamment de « choix » entre les prestataires tout en ayant systématiquement leur mot à dire sur la manière dont ils sont gérés – par exemple en élisant directement les commissaires de police. Il s’agit aussi d’accroître la dévolution du pouvoir aux collectivités locales. Enfin et surtout, le tiers secteur et les associations de bénévoles doivent être plus fortement soutenus et associés à la gestion des services publics. Tous ces thèmes, qui constituent autant d’emprunts au discours de Tony Blair, sont associés à la thèse selon laquelle le Labour aurait trahi les espoirs placés en lui en renouant avec le centralisme bureaucratique.
Mais parce qu’il s’appuie sur une critique systématique de l’État, le cameronisme prend des accents beaucoup plus radicaux. S’inscrivant en faux contre la déclaration de Gordon Brown selon laquelle « seul l’État peut garantir l’équité », Cameron estime que le secteur public doit savoir « lâcher prise », et ne pas hésiter « à dire au club de jeunes qui enseigne à des enfants exclus de l’école, au centre de désintoxication qui obtient les meilleurs résultats pour aider les gens à reconstruire leur vie, ou à l’association religieuse caritative qui donne des conseils de vie saine : notre bilan est mauvais, le vôtre est excellent, donc c’est vous qui devriez prendre la main » [11]. Cameron met en cause la politique redistributive du New Labour en ces termes : « La réponse que privilégie Gordon Brown face à la pauvreté vient tout droit du manuel de base du big government – l’État octroie massivement des allocations sous conditions de ressources, gère des programmes pour le retour à l’emploi, développe des règles, processus et initiatives de plus en plus complexes, qui pourtant laissent toujours les personnes et les familles sur le carreau. […] La déficience tragique de l’approche bureaucratique du Labour est le manque d’aide “à l’échelle humaine” apportée à des personnes qui ont besoin, non seulement d’argent, mais de soutien humain. […] Un environnement familial stable, à l’abri de la dépendance envers les drogues ou l’alcool, est la première étape vers l’autosuffisance. Ce ne sont pas là des choses que la bureaucratie peut fournir. Les grandes bureaucraties créées par le Labour effraient et ne tendent pas la main à ceux qu’elles effraient [12] ».
Outre la remise en cause du rôle de l’État, le « conservatisme moderne » se démarque du New Labour par sa défense de la tradition. Ainsi, parmi toutes les « institutions de la société civile » mises en avant comme remèdes aux principaux maux de la société britannique, la famille occupe toujours la première place. Pour les cameroniens, son rôle est fondamental pour venir en aide aux malades, aux personnes âgées et aux personnes en difficulté. L’alcoolisme des jeunes, les grossesses précoces, la toxicomanie, la pauvreté des enfants sont autant de fléaux qui peuvent être ramenés à la désagrégation de la structure familiale. Certes, Cameron précise que « les familles modernes sont de toutes formes et tailles, et toutes ont besoin de soutien ». Mais il ajoute aussitôt que, selon les statistiques, l’intérêt de l’enfant est d’être élevé par un père et une mère à la fois et que les couples mariés ont plus de chances de rester ensemble plus longtemps. Il propose donc « d’utiliser le droit, la fiscalité et les allocations pour encourager les familles à se mettre ensemble et à le rester » et met explicitement en cause le soutien financier du gouvernement aux mères célibataires, qui inciterait à l’éclatement de la cellule familiale [13]. Cet attachement aux traditions est mieux compris à la lumière des références intellectuelles du « conservatisme moderne », même s’il existe en son sein une tension entre le traditionalisme burkéen et l’exaltation oakeshottienne de la richesse de la vie sociale, qui accorde une place à la nouveauté et à la diversité [14]. L’influence de la première tendance explique la défense de la famille traditionnelle [15] mais aussi les positions restrictives des Tories sur l’immigration et le multiculturalisme.
Si la rupture avec le néolibéralisme est, sur le plan intellectuel, la caractéristique la plus frappante de ce « conservatisme moderne », elle ne conduit pas pour autant à des positions plus interventionnistes en économie. Avant la crise, David Cameron stigmatisait encore la « surrégulation » de la vie économique ou encore « l’hostilité culturelle croissante envers le capitalisme [16] ». Aujourd’hui, l’heure est plutôt aux appels à un « capitalisme avec une conscience ». Mais le débat se situe entre « la bonne et la mauvaise régulation » plutôt qu’entre une « régulation légère » et « forte ». Dans les discours sur la situation économique de la Grande-Bretagne, la crise financière s’estompe et la récession fait l’objet d’un amalgame avec « la politique irresponsable de tax and spend » de Gordon Brown pour devenir « la crise de la dette du Labour » [17]. Philip Blond, l’un des dirigeants du think tank Demos, s’appuie sur le discours de Cameron pour l’inviter à souscrire à un « Torysme rouge » qui, grâce au développement des coopératives et de l’actionnariat salarié, viserait le développement d’une « démocratie de propriétaires » réellement inclusive [18]. Mais l’anti-étatisme du « conservatisme moderne » vaut aussi pour l’intervention de l’État dans la vie économique, même si celle-ci ne fait plus l’objet d’un rejet de principe. L’intérêt déjà mentionné pour l’ouvrage Nudge témoigne de la recherche d’alternatives au recours à l’État dans les domaines de l’environnement ou encore de la protection sociale. Au lieu d’imposer des solutions contraignantes, le gouvernement pourrait s’assurer que les individus sont seulement « orientés » vers les choix les plus conformes au bien-être individuel et collectif – de préférence par une instance non-gouvernementale.
Quel conservatisme ?
Les éléments de continuité avec les politiques de Margaret Thatcher ne manquent pas : hostilité à l’intervention publique dans l’économie, critique de la bureaucratie et du corporatisme, défense des traditions, de la famille et de la « loi et l’ordre », souverainisme hostile à la construction européenne. En ce sens, David Cameron se distingue des conservateurs pragmatiques des années 1950 à 1970 [19]. Pourtant, le « conservatisme moderne » apparaît bien comme un objet idéologique distinct, qui n’est réductible ni au thatchérisme ni au néoconservatisme.
Il existe certes une lecture « tory » du thatchérisme, qui minimise ses aspects néolibéraux. À certains égards, la politique de Margaret Thatcher apparaît bien comme une tentative de régénération morale de la société : le marché est vu comme un instrument pour promouvoir les « vertus vigoureuses » de l’autosuffisance, de la responsabilité et de l’initiative individuelles face à la permissivité et au collectivisme destructeurs des traditions [20]. Thatcher a d’ailleurs été explicitement soutenue par des « conservateurs culturels » hostiles à la tradition libérale [21]. Mais au cœur de ce conservatisme thatchérien et de la politique qu’il a directement inspirée, on trouve toujours l’insistance sur l’allégeance à la Couronne et le nécessaire rétablissement de l’autorité de l’État – à l’extérieur, face au communisme ou à Bruxelles, à l’intérieur, face aux syndicats et aux pouvoirs locaux.
Le cameronisme n’est pas davantage un néoconservatisme. Ses théoriciens prennent de nombreuses précautions pour distinguer leur définition du « conservatisme compassionnel » de l’utilisation de la même formule par George W. Bush [22]. Néoconservateurs et tenants du « conservatisme moderne » ont en commun, face à l’individualisme contemporain, la volonté de préserver la famille, l’école et l’Église, autant d’institutions situées entre la sphère économique et la sphère politique qui définissent une société décente. Tous deux partagent un « enthousiasme modeste » pour le capitalisme libéral [23]. Néanmoins, le souci de préserver la démocratie comme régime politique, fondé sur le retour à la philosophie classique, et la critique morale et culturelle de la modernité qui en découle, ne constituent pas le fondement de la défense de la société telle qu’elle s’exprime aujourd’hui dans la mouvance conservatrice britannique. Celle-ci repose plutôt sur la conception burkéenne et oakeshottienne d’un individu « radicalement situé ». Le « conservatisme moderne », qui se définit volontiers comme une « politique de l’identité », ne laisse donc de place ni à la critique du relativisme ni au messianisme démocratique propre aux néoconservateurs.
Pour trouver des éléments précurseurs du discours cameronien, il faut plutôt se tourner vers les textes écrits au lendemain de la chute de Margaret Thatcher par l’historien des idées John Gray. Ce dernier a formulé une critique explicite, particulièrement virulente, du néolibéralisme thatchérien. Pour lui, la grande erreur des Tories a été de privilégier l’héritage du libéralisme classique du XIXe siècle et de céder à la mode de « l’économisme » venue d’outre-Atlantique au détriment de la véritable tradition conservatrice britannique, caractérisée par le scepticisme, l’historicisme et la critique des Lumières. Les politiques néolibérales, en se donnant pour seul objectif l’extension sans limite du marché, ont contribué à la destruction du lien social : elles ont endommagé la cellule familiale, dégradé l’environnement et produit une société d’individus atomisés. De ce fait, elles ont aussi sapé les conditions sociales et institutionnelles sur lesquelles une économie de marché doit nécessairement s’appuyer. L’ethos du respect de l’autorité et des traditions que Thatcher entendait promouvoir a disparu. John Gray écrivait ainsi en 1991 qu’une vraie politique conservatrice devrait non pas généraliser les mécanismes de marché mais plutôt « soutenir les institutions intermédiaires, la culture commune et les valeurs qui animent une société libre, et protéger ceux qui autrement seraient privés d’attention [24] ». Il ajoutait qu’elle devrait s’atteler à la tâche désormais la plus urgente pour un conservatisme : la préservation de l’environnement [25].
Le péché originel du néolibéralisme serait donc d’avoir succombé à « l’utopie » et « l’universalisme » hérités des Lumières. John Gray a récemment repris le même type de critique contre les néoconservateurs américains qu’il assimile à des « néo-jacobins ». Cette rhétorique anti-Lumières permet d’éclairer une caractéristique frappante du « conservatisme moderne » : la disparition des références idéologiques issues de la pensée libérale. Si l’individualisme, les libertés, l’économie de marché doivent être préservés, c’est en tant que produit culturel d’une évolution historique particulière et non en tant que principes premiers – que Gray ramène d’ailleurs au « culte romantique de l’affirmation de soi ». Le discours de Cameron sur la défense des libertés face à la politique sécuritaire du Labour est d’ailleurs présenté comme visant à préserver un précieux héritage culturel britannique de l’intrusion de l’État. Philip Blond préconise d’assumer cette rupture avec le libéralisme. Pour lui, c’est la matrice libérale commune du travaillisme et du thatchérisme qui ont produit à la fois « l’individualisme atomisé » et « l’autoritarisme d’État ». La « société brisée » que la régénération de la société civile devra reconstruire a deux fossoyeurs : l’État et le marché. Ainsi le « conservatisme moderne » ne se contente-t-il pas de reprendre à son compte la critique de l’individualisme et de la « permissivité » culturelle formulée depuis les années 1960 par la Nouvelle Droite et les néoconservateurs. À cette charge dirigée le plus souvent contre l’État-providence et sa « culture des droits » supposée détruire le lien social, il peut désormais en ajouter une seconde, cette fois contre les effets pervers du marché [26].
En dernière analyse, David Cameron et les siens dessinent les contours d’une autre « troisième voie ». La conversion des conservateurs britanniques à la « responsabilité sociale », aux services publics, à la décentralisation, à l’écologie et à la défense des libertés ne vaut pas adhésion à un nouveau consensus social-libéral que le New Labour serait parvenu à installer par-delà l’usure du pouvoir. Il convient bien sûr de se méfier des usages politiques de l’idéologie : nul ne peut prévoir avec certitude quelles seront les traductions politiques des discours tenus aujourd’hui par les « conservateurs modernes » [27]. Mais si, selon le consensus général, David Cameron offre le visage rassurant d’un conservatisme enfin débarrassé du dogme néolibéral, il n’en reste pas moins que la répudiation du fétichisme de l’homo œconomicus s’effectue à la faveur d’un retour à la pensée conservatrice la plus traditionnelle. Ce credo est celui de la « faillibilité » de l’être humain et de son enracinement dans un tout social dont il serait périlleux de s’émanciper.
Photo : David Cameron / (cc) Screaming Bertha