Recensé : Serge Audier, Néo-libéralisme(s), Paris, Grasset, 2012, 636 p., 27 €.
Utilisé sans grande précision, le terme de « néo-libéral » permettait ces dernières années de désigner et de stigmatiser le libéralisme contemporain, accusé de tendre vers un économisme étroit et une apologie dogmatique du marché, au terme de laquelle il se serait coupé du libéralisme classique (dont l’héritage politique et moral est à peu près accepté par tous). À la suite de la publication des cours de M. Foucault [1] au Collège de France, une nébuleuse d’auteurs adversaires du libéralisme a découvert que le néo-libéralisme était quelque chose de plus précis, un effort cohérent de reformulation du libéralisme né dans les années trente, principalement porté par les ordo-libéraux allemands. À travers un certain nombre d’ouvrages récents est apparue l’idée que ce néo-libéralisme donnerait la clé du monde moderne ! Grâce à l’efficacité de sociétés intellectuelles très bien organisées, la pensée néo-libérale aurait depuis les années 1930 et de manière souterraine préparé la mondialisation, la construction européenne ou encore le démantèlement de l’État-providence.
Serge Audier entend se distinguer de ces études, et il y parvient, par sa méthode et ses conclusions. Dans son dernier ouvrage, il mêle approches institutionnelles et théoriques, décryptant avec minutie l’histoire du mouvement libéral et les logiques intellectuelles qui s’y déploient. Quand certains se contentent de décrire les réseaux pour suggérer les idées, ou analysent les doctrines dans l’indifférence de leurs contextes sociaux et institutionnels, S. Audier s’applique à tenir ensemble les deux dimensions. Le résultat en vaut la peine ; cela lui permet d’apporter de la complexité dans une question généralement simplifiée. Il montre que le tissu de clubs et institutions libérales qui s’est construit dès les années trente est hétérogène, conflictuel, traversé d’antagonismes théoriques et personnels tels que lui prêter une pensée et un agenda politique unique relève du fantasme.
Une enquête exceptionnelle
S. Audier oppose « une compréhension pluraliste » (p. 53) à l’approche dominante qui postule selon lui un programme unitaire et univoque alors qu’il n’existe que des néo-libéralismes. Il écrit manifestement contre un ensemble de penseurs anti-libéraux, principalement des disciples de Bourdieu (Denord, Schwartz, Halimi) ou de Foucault (Laval, Dardot), mais aussi contre les auteurs comme J.-C. Michéa ou R. Debray, qui font l’analogie entre la pensée 1968 et le néo-libéralisme. Tous pécheraient par une lecture finalisée de la pensée néo-libérale les conduisant à des erreurs si profondes que la nature même du néo-libéralisme resterait incomprise. S’il insiste sur le simplisme anti-libéral, sa démarche lui permet aussi de critiquer la réécriture de leur histoire par certains libéraux (en particulier P. Salin), qui nient parfois l’existence même du néo-libéralisme, fiction inventée à des fins stratégiques pour rejeter le libéralisme traditionnel. Contre ce déni, S. Audier établit sans contestation possible que le libéralisme a bien connu un moment interventionniste au milieu du siècle dernier, suffisamment important pour que les historiens du libéralisme ne puissent l’ignorer.
L’essentiel de la démarche de S. Audier vise à récuser la caricature du néo-libéralisme dominante à gauche. Son intention est de montrer que le néo-libéralisme dénoncé n’existe pas et qu’il en existe un autre très différent. C’est là son combat, assumé dès l’introduction et qui revient comme un leitmotiv tout au long de l’ouvrage. Il faut saluer la rigueur avec laquelle il traque les erreurs d’une lecture en passe de s’imposer, multipliant les mises au point, à l’égard de la « sociologie complotiste » des épigones de Bourdieu et de l’application systématique des intuitions de Foucault par ses disciples. Est particulièrement bienvenue la démythification du colloque Lippmann, dont on tend à faire l’origine du regain libéral des années 1970 alors qu’il n’a été que l’esquisse d’un virage à gauche du libéralisme, très vite oubliée, et de toute façon très éloignée des politiques ultérieures auxquelles on le relie. On doit aussi saluer la critique de l’amalgame souvent fait entre l’ordo-libéralisme allemand et la construction européenne ou les politiques de déréglementation. Il était salutaire de rappeler qu’on ne peut reprocher à l’ordo-libéralisme d’être à l’origine d’un ultra-libéralisme contre lequel il s’est lui-même construit. Globalement, ce n’est pas le moindre mérite de S. Audier de déconstruire un « néo-libéralisme » qui n’existe pas, et de montrer que ce qui existe sous ce vocable entre les années 1930 et 1960 est bien moins un ultra libéralisme que la recherche d’une troisième voie, entre socialisme et libéralisme de laisser-faire.
Pour arriver à ces conclusions, S. Audier s’est livré à un travail de documentation sans équivalent, concernant notamment les archives des principaux Think Tank et la correspondance entre les figures de la nébuleuse libérale, du colloque Lippmann à la société du Mont-Pèlerin. Même les spécialistes du sujet apprendront énormément de choses concernant les tensions entre libéraux allemands et américains, les positions théoriques et institutionnelles de Mises, Hayek et Friedman, Röpke, Aron et bien d’autres. S. Audier présente indiscutablement le panorama le plus complet qui soit de la galaxie libérale des années trente à nos jours.
Deux aspects de son travail appellent néanmoins quelques réserves, liées à ses choix méthodologiques. D’abord, le principe de son analyse, qui est de mener une enquête intellectuelle en liant l’analyse des idées aux institutions qui les portent, a comme effet pervers de minorer l’investigation philosophique ou de la limiter aux auteurs qui bénéficient d’appuis institutionnels (1). Ensuite, le projet de déconstruction et de dés-homogénéisation du néo-libéralisme est mené avec tant d’efficacité que l’on doute de l’existence même du néo-libéralisme, dont la reconstruction par l’auteur demeure un peu énigmatique (2).
L’histoire plus que la philosophie du néo-libéralisme
L’enquête de S. Audier est remarquable de richesse et, globalement, les tensions entre « autrichiens », ordo-libéraux et membres de l’école de Chicago sont très bien rendues. Néanmoins, le choix de la mener dans l’entrelacs des réseaux a comme effet pervers de donner une image réductrice du travail de reformulation théorique accompli par les libéraux au vingtième siècle.
On peut d’abord regretter l’absence ou la marginalisation d’auteurs qui ne sont certes pas très influents dans les organisations dont S. Audier fait l’histoire mais qui sont à l’origine d’apports théoriques majeurs. On pense au courant Law and Economics (R. Posner, R. Coase, G. Becker), à son extension dans l’école du Public Choice autour du très important J. Buchanan, mais aussi au renouveau du jusnaturalisme, en particulier R. Nozick qui, s’il fait figure de météore dans la nébuleuse libérale, est celui dont l’opposition à J. Rawls a été la plus médiatisée, et qui s’est trouvé ainsi au cœur de ce qui est peut-être le problème le plus important du libéralisme contemporain : la confrontation au Welfare State. La figure d’Ayn Rand, sans doute substantiellement moins importante mais très influente, à travers son courant (l’objectivisme), ses conférences et ses romans vendus à des millions d’exemplaires, est quasi absente.
À l’inverse, certains auteurs ou courants occupent une place disproportionnée au regard de leur apport théorique ou de leur reconnaissance actuelle, en raison de leurs poids dans les institutions observées ou dans la séquence historique privilégiée. Sans doute pour répondre aux aberrations néo-foucaldiennes qui en font le noyau dur du libéralisme au vingtième siècle, S. Audier est conduit à accorder une place démesurée à l’ordo-libéralisme. Du coup, il apparaît central alors qu’il est isolé et minoritaire dans le libéralisme contemporain ; tentative très intéressante de définition d’une sorte d’interventionnisme libéral, il n’a qu’une très faible postérité chez les libéraux, pour lesquels il figure, au mieux, l’expression d’un réflexion nécessaire dans le contexte de la reconstruction et de la guerre froide, au pire une perversion socialiste de l’héritage libéral. De la même façon, la place accordée à Maurice Allais (un chapitre de l’épilogue !) est encore plus surprenante, voire saugrenue ; voilà un économiste sans doute utile pour illustrer le moment où une part des libéraux se sont retournés contre le libéralisme classique mais qui ne représente absolument plus rien dans le libéralisme contemporain, et qui fut toute sa vie assez isolé.
Autre effet, peut-être, de l’analyse conjointe des idées et des réseaux : un certain flou conceptuel qui, parfois, voit S. Audier, en général très rigoureux, user de termes — « ultra-libéralisme », « libertariens » — avec légèreté, sans vraiment en préciser le sens et les situer par rapport à lui. Aussi voit-on le néo-libéralisme élargi en des termes qui semblent le confondre avec l’ensemble de la droite. La place accordée aux néo-conservateurs, parfois alliés mais substantiellement non libéraux, est étonnante. Pourquoi donner tant d’importance à Kirk, franchement anti-libéral (p. 522) ? Idem pour des théo-conservateurs comme M. Novak qui, s’ils ont une influence auprès des républicains, n’apportent rien à la pensée libérale. Toute la fin du chapitre IV est consacrée à la droite américaine (p. 570), intégrant le « conservatisme compassionnel » de Bush, et européenne, les politiques d’Aznar, Sarkozy, Cameron et Buttiglione faisant figure de néo-libéralisme. L’extension d’une étude du néo-libéralisme aux droites de gouvernement que S. Audier identifie lui-même comme un mélange de populisme, de conservatisme et d’ultra-libéralisme (p. 390) laisse perplexe. D’autant plus qu’elle est peu étayée : il aurait fallu proposer une évaluation de l’impact réel du néo-libéralisme théorique sur les politiques publiques, montrer que les intentions et les résultats relèvent bien des théories de Mises, Röpke ou Friedman. Cela n’est pas fait. S’il existe des liens entre certains intellectuels libéraux et la classe politique, partir des évolutions de la droite occidentale pour analyser le néo-libéralisme n’est pas fondé. On oublie vraiment trop alors le terrain des idées.
In fine (la dernière phrase de l’ouvrage), S. Audier juge que le néo-libéralisme « participe de l’histoire des « rhétoriques réactionnaires qui eurent des effets bien réels ». Même étonnement (d’autant que cela ne correspond pas au ton du livre) : de qui parle-t-il ? Sans doute pas des « ordo » allemands, conservateurs mais pas philosophiquement réactionnaires ; sans doute pas de Lippmann, Rougier ou Aron, au contraire soucieux d’accomplir les promesses du libéralisme en termes d’émancipation ; encore moins des libertariens, qui tendent vers une radicalité anarchiste. Globalement, il semble délicat d’accuser le libéralisme, pensée fondatrice de la modernité, d’avoir nié la modernité. Ou alors il faudrait l’expliquer, ce qui n’est pas vraiment fait.
Ces difficultés sont liées à la nature même, assumée, du projet de S. Audier. Écrivant contre des interprétations auxquelles il reproche d’essentialiser le néo-libéralisme et de soumettre sa complexité à une lecture orientée, il se refuse à en donner lui-même une définition préalable qui aurait comme effet de limiter l’acuité de son regard. Si cette démarche est louable a priori, elle contient un risque qui se réalise au fil de la lecture : l’objet n’est finalement jamais vraiment précisément délimité. Du coup, si l’auteur déconstruit efficacement le « néo-libéralisme » des anti-libéraux, il peine à proposer un autre néo-libéralisme. La fort discutable extension du néo-libéralisme à l’ensemble de la droite américaine est sans doute l’effet d’un excès de déconstructivisme qui peine à maintenir l’homogénéité de son objet.
Le néo-libéralisme existe-t-il ?
Allons plus loin : la déconstruction à laquelle se livre S. Audier jette un doute sur l’existence même de son objet. S’il montre que le néo-libéralisme « en vogue » est une chimère, il suggère aussi qu’il est autre chose, qu’il a une substance ignorée par les lectures hâtives. Malheureusement, ce « vrai » néo-libéralisme n’est pas très bien cerné.
S. Audier explique tout au long de l’ouvrage qu’à partir des années 1930, le camp libéral s’est divisé en deux : d’un côté ceux qui voulaient rompre avec les illusions du laisser-faire et définir un interventionnisme libéral (Lippmann, Rougier, Rüstow, Röpke, Rueff, Aron), de l’autre ceux qui entendent approfondir le libéralisme classique en radicalisant la critique du socialisme (Mises, Hayek, Friedman). Seuls les premiers ont réellement parlé de « néo-libéralisme » pour marquer la rupture avec l’ancien libéralisme. Les seconds se sont toujours détournés de l’appellation. Cette deuxième voie l’ayant emporté parmi les libéraux, plus aucun d’entre eux ne se réclament donc du néo-libéralisme. Le dernier en date est peut-être Henri Lepage, à la fin des années 1970, mais dans un sens très particulier, pour mettre en avant que la doctrine s’était enrichie de nouvelles découvertes scientifiques. Le terme « néo-libéralisme » fait donc l’objet de trois usages, pour désigner soit le libéralisme d’intervention, soit le libéralisme classique radicalisé, soit l’ensemble des évolutions du libéralisme depuis les années 1940.
Les trois acceptions ont une part de vérité mais sont difficiles à concilier. On peut considérer que le néo-libéralisme véritable est celui qui s’est nommé ainsi ; on parle alors d’un moment particulier, à présent terminé. Plus personne ne se dit néo-libéral en ce sens ; comme pensée unitaire, comme programme d’action, le néo-libéralisme n’existe plus. Si l’on nomme néo-libérale la pensée de Friedman, Hayek et Mises, aujourd’hui dominante chez les libéraux, on marque de l’extérieur des auteurs qui ont vivement rejeté le terme — il faut alors justifier l’étiquetage, ce qui ne peut être fait en référence au premier néo-libéralisme. Enfin, si l’on parle du néo-libéralisme pour désigner l’ensemble des innovations théoriques d’inspiration libérale qui ont suivi la seconde guerre mondiale, on propose une synthèse des deux autres acceptions qui a l’inconvénient de mêler deux doctrines très différentes.
S. Audier, fidèle à sa démarche positiviste, joue avec les trois sens. Ce faisant, comme annoncé dans l’introduction, il déconstruit l’hypothèse d’un néo-libéralisme unitaire. D’une certaine façon, ce n’est plus qu’un mot, une coquille vide. Au terme de son enquête, le lecteur croit pouvoir conclure que le « néo-libéralisme » n’est pas un corpus homogène et agissant, qu’il n’existe pas, que son influence est donc hautement contestable et ses résultats logiquement introuvables. S. Audier ne conclut pourtant pas ainsi. Il maintient la fiction du néo-libéralisme. L’objet, déconstruit, tient debout. Plutôt que de finir en affirmant que le terme n’a aucune pertinence en dehors des années 1930-1960 (seul moment où des gens de disent néo-libéraux) ou en dehors d’une reconstruction assumée d’un ensemble de théories qui forment un ensemble que l’on trouve nouveau (sur le fond ou en raison du contexte) mais en précisant qu’il n’existe pas en tant que tel, S. Audier préserve l’idée d’une pensée relativement unifiée qui aurait porté les évolutions des politiques publiques ces quarante dernières années. La vaste et convaincante enquête ne livre pas la conclusion attendue : après avoir démontré avec talent les approximations et erreurs des lectures issues de la gauche antilibérale, il semble finalement accepter leur évaluation globale, admettant qu’il existe bien un discours néo-libéral ayant influencé les gouvernements ces dernières décennies.
Plus encore, au terme d’un ouvrage marqué par une forme de neutralité, il livre étonnement une conclusion sur le mode du réquisitoire : « la contre-révolution néo-libérale est une réaction anti-solidariste, anti-démocratique et anti-écologiste » ; « toute l’œuvre du néo-libéralisme réellement existant consista à combattre et à rendre impossible ces avancées du mouvement démocratique » (p. 616). On ne sait qui est exactement visé. Des idées, des clubs, des politiques ? L’affirmation n’a aucun sens concernant le néo-libéralisme interventionniste de Lippmann, Rougier ou Rüstow (qui est le seul ayant réellement existé sous ce nom) ; si l’auteur pense à Hayek et Friedman, le seul qui prévale aujourd’hui, pourquoi maintenir l’étiquette « néo » ? N’est-ce pas là rompre avec l’attitude positiviste revendiquée ? Pour conclure ainsi, ne fallait-il pas être moins sévère avec les analyses concurrentes qui, si elles commettent d’indéniables approximations concernant les arcanes du néo-libéralisme, livrent finalement un diagnostic proche du sien sur ses effets politiques ?
On peut certes admettre que la querelle sémantique soit secondaire, que la priorité doive être accordée à la substance du libéralisme contemporain. S. Audier peut alors légitimement, après avoir écarté les analyses erronées d’un néo-libéralisme fantôme, proposé une sorte de synthèse des différentes composantes du renouveau libéral, et en livrer une évaluation critique. Malheureusement, il le fait insuffisamment, trop rapidement, pris par les limites qu’il s’est imposé. On se sent alors frustré : réservé à l’épilogue, ce dernier moment de sa réflexion est succinct. S. Audier a passé trop de temps à dénoncer les erreurs et pas assez à définir la véritable identité doctrinale du libéralisme de la fin du vingtième siècle — qui sans être son objet en constitue cependant le véritable horizon.
Il est notamment un débat fondamental qu’il aborde à peine, et tranche sans s’expliquer : le rapport entre le libéralisme des origines et le libéralisme contemporain, qui se joue en grande partie autour du préfixe « néo ». Pour ses adversaires, parler du « néo »-libéralisme, c’est fustiger une radicalisation absurde des thèmes d’un libéralisme classique profondément associé à la société démocratique ; pour les libéraux orthodoxes, rejeter le préfixe c’est précisément tisser un lien entre leurs positions actuelles et une tradition intellectuelle constitutive de la modernité. Il existe encore une autre position, celle, par exemple, de J.-C. Michéa, D.R. Dufour ou C. Laval, qui rejette le libéralisme contemporain au nom de sa filiation avec le libéralisme classique : pas de « néo » à dénoncer, mais toute une interprétation de la modernité, le libéralisme, à rejeter. Il est dommage que S. Audier n’évoque ce débat que très rapidement dans l’épilogue, à travers les figures de Chomsky et Michéa. S’il donne raison au premier — le « néo » a trahi le classique — c’est sans bien préciser de quel « néo » il s’agit. Or, si l’on pense à l’ordo-libéralisme, c’est Chomsky qui a raison (il y a rupture puisque c’est l’objet même de l’ordo), mais le sens de néo-libéralisme n’est pas celui auquel Chomsky pense puisqu’il vise Friedman ; et si l’on pense à Friedman, c’est Michéa qui a raison (il y a continuité avec le laisser-fairisme), mais on ne peut repérer alors un véritable néo-libéralisme (puisque le libéralisme de Friedman — ou Hayek et Mises — n’est en rien différent du libéralisme classique). En donnant raison sur ce point à Chomsky, ce qui ne va pas de soi et exprime une prise de position, S. Audier aurait du expliquer sa préférence mais fidèle à son choix initial de neutralité, de compréhension pluraliste, il ne l’a pas fait. Il est donc resté au milieu du gué, ne faisant qu’effleurer une question pourtant fondamentale : le libéralisme actuel est-il une perversion ou l’accomplissement du libéralisme des origines ? Est-ce qu’il approfondit ou trahit le projet d’émancipation porté par les révolutions libérales du XVIIIe siècle ? Si on le combat, doit-on rejeter avec lui toute la philosophie et les institutions libérales ou le considérer comme une perversion d’un héritage qu’il faudrait faire jouer contre lui ? En ne donnant qu’une esquisse de réponse, S. Audier laisse en suspens ce qui nous semblait être le plus intéressant de son sujet : l’identification doctrinale du libéralisme contemporain.
Dans l’épilogue, Audier regrette la baisse de niveau dans l’analyse du néo-libéralisme (p. 586). Il est indéniable que son livre contribuera grandement à l’élever. Son jugement serait toutefois moins sévère s’il était moins focalisé sur quelques rares auteurs. Il pourrait alors rencontrer et discuter une abondante bibliographie qui propose éclairages et interprétations du libéralisme contemporain. Venus d’horizons différents, défenseurs ou adversaires du libéralisme, et trop nombreux pour être tous cités, P. Rosanvallon, J.-P. Dupuy, P. Nemo, A. Laurent, P. Commun, H. Arvon, P. Lemieux, G. Dostaler, M. Lagueux, A. Caillé, S. Longuet etc., donnent depuis de nombreuses années un accès aux différentes sensibilités libérales contemporaines. Sur le terrain de la philosophie, de l’économie ou de l’histoire des idées, ils proposent de riches analyses dans lesquelles on trouve déjà un certain nombre de mises au point faites par S. Audier. Il est vrai qu’aucun ne s’est livré avec autant de minuties et de rigueur à l’identification du « néo-libéralisme ; c’est, encore une fois, son très grand mérite d’invalider les idées reçues en passe de s’imposer comme discours savant, et de rendre la complexité du libéralisme au vingtième siècle. Mais si son histoire du mouvement libéral est inégalée, on pourra se tourner vers ces travaux plus philosophiques pour la compléter et davantage saisir l’originalité doctrinale du libéralisme contemporain, et conclure peut-être que le « néo »-libéralisme n’est qu’un vestige du passé ou une fiction du présent.