« En fait, ce n’est pas la nature du régime communiste chinois qui a soudain empiré (…) C’est seulement l’Occident qui a commencé à y voir un peu plus clair (…) Ce prodigieux impact de la télévision a du reste quelque chose qui effraie. » [1] Tout était dit. Et pourtant, le constat établi par Simon Leys semble vingt ans après bien optimiste. Car l’image n’a pas bouleversé outre mesure les données du problème – la prise de conscience et l’émotion une fois passées, surgissent de nouveaux arrangements cognitifs. Le dernier en date, certes évoqué de manière hypothétique et donc peu formalisé, se fonde sur l’idée d’une possible démocratisation à la chinoise. L’utilisation d’une terminologie ambiguë, peu formalisée et basée essentiellement sur les postulats d’un futur probable (mais non déterminé), tend à légitimer le discours sur une démocratisation à la chinoise. Prenons à titre d’exemple la vision d’une politologue américaine, Amy Chua (2003). Celle-ci affirmait que « la vraie leçon de l’expérience chinoise pour les autres pays non occidentaux n’est peut-être pas que l’autoritarisme est plus favorable au marché, mais que la démocratisation a plus d’un visage. Mais il est encore trop tôt pour le dire. » [2] Toute l’ambiguïté des discours sur l’avenir démocratique du régime pékinois est ici déployée : pour résumer, rien ne permet de confirmer l’exactitude de mon propos mais mon propos pourrait s’avérer exact. Encore faut-il noter, pour paraphraser Alain Garrigou [3], que la faiblesse intellectuelle de l’argument n’empêche nullement sa puissance sociale. L’idée d’une démocratisation à la chinoise doit en effet être envisagée dans le cadre du performatif – c’est-à-dire sur cette capacité à faire exister des représentations et à justifier des actions (ou plus exactement de l’inaction) – car aussi contestable soit le système de propositions, l’objectif est de créer une respectabilité et une façon de voir qui doivent s’imposer comme des évidences [4], en disqualifiant de fait les paroles jugées trop radicales et/ou trop pressées.
Cette idée est-elle désormais « frappée de caducité et [bientôt] d’oubli » [5] ? Si l’on examine le déficit d’image actuel au regard d’une perspective à moyen terme (c’est-à-dire à partir des événements de Tian an Men), une conclusion s’impose : le discours dit réaliste supplantera les autres à nouveau et à plus ou moins longue échéance. Les entreprises justificatrices pourront reprendre à terme leurs exercices de contorsion. Et pourtant, la comparaison a ses limites. La brèche ouverte par les événements du Tibet et l’organisation des Jeux Olympiques ne déplace certes pas fondamentalement les enjeux du problème – il ne s’agit après tout que de gérer une crise délicate mais par définition temporaire – sauf peut-être à la marge. Car le moment critique révèle de manière stridente la fragilité du modèle. « Ces années d’effort de quête de respectabilité ont été anéanties » [6] en un laps de temps très bref (à peine un mois) – cette disproportion pourrait être le nœud problématique (et totalement inédit) de la politique chinoise. La discordance entre l’image positivée et l’image reflétée risque en effet de resurgir à intervalles réguliers ; aussi inattendu et imprévisible que fut l’événement, il demeurera comme une référence quant aux dangers pour un régime autoritaire de vouloir lier intégration économique, politique et surtout symbolique. N’attribuons pas cependant au soft power, à l’opinion publique sur l’international (OPSI) et à l’opinion publique internationale (OPI) plus de poids qu’ils n’en ont : si ces nouveaux acteurs « s’invitent dans l’arène des gladiateurs de Hobbes » [7], bousculent ces monstres froids [8] contraints de réagir et de s’adapter, force est de constater qu’ils parviennent au bout du compte à canaliser cette dynamique. Le cas chinois est symptomatique, et rien ne permet devant tant d’illusions brisées de conjecturer un quelconque infléchissement, ni même une disparition de l’argumentaire de transition.
Cette fabrication d’une réalité chinoise (qui sera reconnue comme telle par le plus grand nombre [9]) n’existe-t-elle que par son énonciation et sa répétition ? Comme l’affirme Alain Garrigou : « faire exister des représentations de la réalité justifiant des actions [va] contribuer à la façonner – certes de façon plus ou moins fragile – dans le sens des présupposés de ces représentations. Ce mécanisme peut évidemment être mobilisé de façon très cynique et lucide (…) mais on aurait tort de croire que c’est toujours le cas : la constellation complexe des acteurs impliqués lui permet de fonctionner au-delà de telle ou telle intentionnalité. [10] » Et là est peut-être l’explication de la puissance sociale (et les ressorts de la fragilité) de ce dispositif discursif : peu formalisé et peu identifiable (et donc peu susceptible d’être critiqué), se déployant sur des présupposés et/ou des propositions considérées comme allant de soi, pour reprendre une formule de Raymond Boudon, et surtout permettant de justifier des actions à un moment où l’objet “Chine” se donne à voir et requiert de fait une prise de position. L’idée d’une transition à la chinoise use de catégories préexistantes – donc facilement repérables et transposables – mais qui, une fois formalisées et appliquées à la réalité chinoise sont quasi inopérantes. Il faudrait également ajouter à ces catégories les utilisations récurrentes de concepts généraux pour désigner l’une de ses composantes – concepts qui par leur extension ne décrivent certes pas une réalité tangible mais contribuent à construire et à légitimer les dites catégories. L’emploi du terme démocratisation de préférence à celui de libéralisation est à cet égard caractéristique de cette confusion sémantique. Notre objectif n’est pas d’analyser les vecteurs de cette représentation mais ses logiques. Elles peuvent être définies à partir de trois postulats :
– celui de l’automaticité : c’est-à-dire une application mécanique des facteurs de démocratisation.
– celui de la transition : c’est-à-dire une confusion entre forme d’ajustement, transition et consolidation.
– celui de la déconstruction du communisme : c’est-à-dire une modélisation du devenir des pays communistes à partir d’une projection uniquement occidentale.
S’il s’agit de réinvestir ces logiques qui apparaissent aujourd’hui bien fragiles, une question subsiste : qu’adviendra-t-il de cette modélisation ? La perspective historique ne nous permet guère de conclusion péremptoire : la force de ces catégories, malgré les démentis scientifiques, demeure et elle s’imposera, par-delà le moment critique, avec autant de vigueur dans l’espace public. Si elle semble avoir vacillé devant « cette aptitude [de l’OPI] à entrer sur la scène internationale, à en définir les enjeux et à en structurer les conflits » [11], sa vulnérabilité ne pourrait être au bout du compte que la conséquence de cette exigence (temporaire) pour les autorités chinoises (et consorts) de formalisation et des maladresses qui en ont résultées. Mais l’interprétation pourrait également diverger sensiblement de cette perspective (auquel cas les événements ouverts par la brèche olympique ne seraient que les premiers à mettre en lumière ce « grand écart entre l’ouverture économique et la continuité des appareils répressifs » [12]). Car cette formalisation apparemment si délicate pour les autorités ne constitue pas un simple enjeu ponctuel (et/ou scientifique) – elle s’inscrit comme exigence permanente de l’intégration politique dans un monde globalisé et de l’adaptation aux normes existantes.
1. Une démocratisation à la chinoise ?
La première de ces catégories est celle de l’automaticité. Elle permet d’illustrer la corrélation de certains facteurs (notamment économiques) avec l’émergence du démocratique. Quelle place la Chine occupe-t-elle dans cet argumentaire ? Elle illustre la thèse de la priorité économique sans donner prise à la critique du statu quo. L’hypothèse consiste à affirmer que la transformation lente mais néanmoins profonde d’un système dictatorial en un autoritarisme de marché pourrait déboucher à terme sur une forme politique plus ou moins libérale. L’émergence d’une classe moyenne, le remplacement de la gérontocratie par « un groupe de technocrates d’âge moyen, instruits et plus progressistes » [13] mais surtout, la viabilité et l’efficacité d’une économie capable de garantir une certaine stabilité sociale et une intégration croissante des populations sont les postulats socio-économiques préfigurant l’hypothèse démocratique. Quant aux libertés politiques, le discours met en exergue les transitions d’un système répressif désormais plus lâche – bien que ces seuils de tolérance soient toujours extrêmement restrictifs. Mais « la modernisation économique, c’est-à-dire les progrès d’une économie libérale et des valeurs qu’elle véhicule nécessairement, ne pourront à terme que favoriser une libéralisation politique et donc l’émergence de la démocratie. » [14] L’idée n’est pas nouvelle. Sa fragilité non plus.
« La théorie économique qui a tenté de poser une corrélation entre indicateurs économiques et éducatifs et émergence de la démocratie a finalement échoué devant les réalités, notamment en Asie, où tel pays riche et développé (Singapour) continue de vivre sous un régime autoritaire, tandis que tel autre avec un revenu par tête considérablement plus bas (l’Inde) est incontestablement une démocratie, et l’est depuis des décennies. » [15]
Certes, il ne s’agit peut-être pas d’envisager le facteur économique du seul point de vue macrosociologique – la thèse de la conditionnalité économique ne corrèle pas de manière mécanique les agrégats de richesse à la possibilité du démocratique ; la logique étant de souligner que la mise en efficacité d’une société est non seulement facteur d’intégration socio-économique (donc de stabilité politique), mais promeut également certaines évolutions sociales et éducatives. Si la correspondance entre ces différentes variables peut en effet aisément s’établir, il est en revanche nettement plus malaisé d’élaborer à partir de ces catégories une automaticité et/ou une articulation entre le politique et l’économique. Les perspectives appliquées ici à la dynamique chinoise sont des processus spécifiques essentiellement endogènes et simultanés. Leurs pertinences butent inéluctablement sur des analogies simplificatrices : si la formation d’une classe moyenne est l’une des conditions nécessaires (mais insuffisantes) de l’inscription et de la pérennité du démocratique, toute émergence d’une classe moyenne ne doit pas s’interpréter pour autant comme le signe précurseur du démocratique. Comme l’affirme A. J. Nathan : « la classe moyenne n’exige pas un régime démocratique lorsque c’est le régime lui-même qui l’a cooptée, et lorsque sa prospérité repose sur une alliance avec le régime autoritaire. » [16]
L’articulation entre l’économique et le politique est d’autant plus réductrice qu’elle construit ses hypothèses sur des notions par définition complexes (incluant par ailleurs une part importante de qualitatif et de normatif). Si la conflictualité entre ces deux variables constitue évidemment le nœud problématique du devenir chinois, la résultante de cette tension n’est pas (nécessairement) la démocratisation du système politique, ni même sa transition. Les catégories liées à l’automaticité déploient en effet des réflexions sur l’inéluctabilité et/ou sur les contradictions fort contestables quant à leurs conclusions ; la signification de cette mutation, bien que fort peu lisible dans ses objectifs, peut certes potentiellement aboutir sur un régime autre. Mais peut-on déduire à partir de ce qui n’est plus ce qui devra inexorablement être ? Est-on pareillement apte à présupposer que le grand écart actuel puisse à terme relever de l’improbable ? La lecture est par trop déterministe dans sa saisie de l’objet ; elle surévalue le volontarisme de la politique de réformes et d’ouverture initiée en 1979 en l’analysant exclusivement dans une perspective transitionnelle et néglige de fait l’approche équilibriste de cette mutation. Mais, comme l’affirme Guy Hermet : « l’essentiel ne se situe pas au niveau des définitions formelles de la transition qui sont toujours incomplètes. Ce qui importe est de repérer uniquement les points vraiment discriminants qui distinguent les transitions des autres modes de changement politique. » [17]
2. Une transition à la chinoise ?
Assiste-t-on au passage d’un type de gouvernement à un autre ? La notion de passage est évidemment trop générale dans sa formulation : parle-t-on d’une mutation ou d’une transition d’un système politique ? La terminologie, bien que par définition toujours incomplète, est pourtant fondamentale dans la construction de l’objet : la transition suppose le changement de nature du régime – inscrit plus ou moins explicitement dans un processus dont la fin n’est certes pas garantie mais dont l’objectif est à un certain degré formalisé ; la mutation, quant à elle, ne vise qu’au maintien d’un système préexistant mais qui, face à de nouvelles problématiques (ou simplement pour survivre), décide de certains ajustements – au risque de la liquidation de l’ensemble (modèle est-européen de la chute du communisme). Avant de réfléchir sur les voies du communisme, demandons-nous si le terme de transition est applicable au présent chinois. La transitologie, selon Guy Hermet, définit quatre points a minima :
– une temporalité courte de quelques années au plus pour le passage d’un type de gouvernement à un autre.
– une action politique normalement conduite de manière volontariste et dans une perspective stratégique par les acteurs au sommet.
– ces jeux d’acteur sont indéterminés par avance et peuvent déboucher par conséquent sur le contraire du résultat attendu ou sur des situations inextricables.
– une vision très minimaliste de la démocratie en tant que telle ; plus précisément, celle d’une démocratie procédurale caractérisée par la nature codifiée et prévisible de son fonctionnement.
La présentation faite par Guy Hermet est une critique des a priori liés aux processus de transition – cette vision a minima permet tout au plus de définir une transition politique, mais aucunement un processus de démocratisation dont les caractéristiques sont nettement plus lentes et fragiles. Mais cette conception, aussi minimaliste soit-elle, n’est guère applicable à la typologie chinoise. Quelle typologie faut-il alors adopter, si typologie il y a ? Toute la difficulté de la taxinomie tient à l’impossibilité de raisonner à partir de formes pures de régime politique et à l’appréhension d’un processus inédit – si ce n’est énigmatique. L’idée d’une démocratisation à la chinoise analyse les capacités transitionnelles pour passer d’un type (l’autoritarisme/le post-totalitaire) à un autre (la démocratie) – d’où la focalisation sur la thématique de la temporalité – mais ne pose pas la possibilité de l’existence de figures intermédiaires (la zone grise). Figure a priori peu formalisable, tant elle semble faire coexister des dynamiques contradictoires, et qui doit cependant être analysée comme telle, et non à partir de catégories préexistantes. La complexité du concept de démocratisation nous oblige certes à une certaine prudence, il est néanmoins indispensable d’approcher celui-ci en évitant la confusion avec le terme de libéralisation. Car toute l’ambiguïté du modèle post-maoïste relève de cette disjonction – dont se font l’écho les écrits de Wei Jingsheng (1979), qui demeurent d’une pertinente actualité. L’équation denguiste est une libéralisation (essentiellement économique) sans démocratisation. Toute analyse prospectiviste sur l’avenir du régime chinois procède de ce constat disjonctif, d’où résulte la problématique d’un mode de régulation qui traversé de multiples contradictions n’en demeure pas moins pour certains comme énigmatiquement persistant (pérennité du disjonctif) alors que pour d’autres, il est potentiellement voué à disparaître (impossibilité du disjonctif). Ces derniers surévaluent l’impact politique de la puissance économique. À partir des transformations induites par l’introduction du marché, ces thèses poussent les logiques de la transition jusqu’à leurs termes – politiques, juridiques et idéologiques. Pour les tenants de la pérennité du disjonctif, les analyses privilégient la perspective pragmatique de la mutation : la Chine, loin de répondre aux prétendus critères de démocratisation, est un modèle d’autoritarisme efficace ou selon les termes d’Andrew Nathan, un régime politique persistant [18], c’est-à-dire dont les capacités d’ajustement et de changement visent au maintien de l’autorité du Parti. La rupture denguiste n’a nullement été une manière d’amorcer une transition politique, mais une façon de suppléer la perte de légitimité du PCC.
Le nœud est néanmoins problématique car lie inextricablement l’autorité du PCC au devenir économique du pays – le Parti se trouvant alors dans « l’implacable logique du changement » [19] pour tenter de pérenniser la disjonction entre le politique et l’économique. Mais une question demeure : quels changements ? La reconnaissance des droits de propriété, la modernisation des appareils judiciaires et bureaucratiques, la libéralisation partielle de l’information ainsi que l’octroi de marges de manœuvre à l’ensemble de la population, etc., sont-ils des critères de démocratisation ou des signes de cette capacité d’ajustement et d’évolution du PCC ? S’agit-il au final du passage d’un type de régime à un autre ou d’une mutation politique à la marge ? La frontière entre la nécessaire libéralisation et l’impossible démocratisation peut parfois sembler ténue, elle est pourtant fondamentale. Prenons un exemple symptomatique qui permettra de clarifier notre propos : les nouvelles technologies (TIC). Comme l’affirme Christopher R. Hugues :
« Ainsi l’avènement de l’ère de l’information présente un tableau plus complexe que celui d’États autoritaires en voie de transformation sous l’effet de vagues d’idées étrangères et autres tendances mondiales. Si le cas de la Chine montre que la mondialisation des NTIC a un impact politique sur les États, c’est beaucoup plus dans le sens de la volonté des régimes de manipuler l’architecture ainsi que la collecte et le traitement des données à des fins de renforcement de leur légitimité et de leur sécurité, que dans celui de leur transformation libérale et démocratique. » [20]
Si l’outil est profondément moderne, son impact en tant qu’instrument potentiel du processus de démocratisation n’est quant à lui que fort limité – Internet devenant « le moyen d’expression d’une sorte de nationalisme à la chinoise, avec lequel le pouvoir central doit compter, si tant est qu’il ne l’instrumentalise pas. » [21] Les catégories de l’automaticité et de la transition sont ici encore inopérantes pour qualifier le régime. Bien que les zones de fragilité du modèle soient nombreuses (inégalités, corruption, pollution, etc.), celui-ci parvient jusqu’à présent à concilier la persistance d’un système autoritaire avec une dynamique de modernisation économique. Si la terminologie diffère selon les sinologues – autoritarisme éclairé mais ploutocratique pour Jean-Pierre Cabestan (2004) ou post-politique pour Jean-Philippe Béja (2004) – les métamorphoses ne sont guère appréhendées dans une optique transitionnelle (du post-totalitaire au démocratique) mais dans une perspective d’ajustement autoritaire (d’une prédominance de l’idéologique à celle de l’économique) ; le Parti étant selon Benoît Vermander une formidable machine à garder et à gérer le pouvoir [22].
Le système doit savoir gérer les transformations économiques et répondre de manière efficace aux nouveaux défis tout en gardant intacte sa structuration politique – celle-ci étant évidemment appelée à modifier ses techniques, à gagner en respectabilité et à favoriser les prises de parole (non politique) expertes. Bref, il s’agit de garantir la stabilité macroéconomique, de moderniser l’appareil bureaucratique et de piloter les investissements publics (éducation, innovation) en évitant toute politisation du social ; « l’évacuation de l’acteur politique et du politique même » [23] doit se justifier non plus temporairement mais structurellement. Comme le souligne François Godement, le projet chinois est profondément moderne sauf qu’il s’agit d’imposer « une mue qui se passerait de nouvelle peau politique. » [24]
3. Une soviétologie à la chinoise ?
Troisième catégorie. La plus surprenante. Car le modèle de déconstruction du communisme semble être une donnée universelle : « en une génération à peine, le communisme a quitté notre histoire » [25]… européenne. La réalité des communismes non-européens (et notamment asiatiques) a en effet contredit cette perspective, résistant pour la plupart à cette troisième vague de démocratisation. Peut-on affirmer, à l’instar de François Godement, que le modèle est-européen de la chute du communisme est appliqué à tort à l’Asie ? Les notions de fragilité et de mutation (et/ou de réformisme) impossible utilisées par l’historiographie soviétique paraissent peu pertinentes au regard des métamorphoses et des reconfigurations du régime chinois. Ce dernier a non seulement persisté dans sa structuration politique mais a également intégré des facteurs prétendument déstabilisateurs (l’information, l’économie et l’ouverture extérieur, etc.) pour se renforcer. Encore faut-il nuancer cette approche d’une « contre-révolution par le bas (…) ce n’est ni une révolution ni une défaite extérieure qui ont précipité la chute du communisme slave et est-européen. C’est un liquidateur (…) Autant on a ramené l’ascension du communisme à un projet et à un processus par en haut, autant son démantèlement est aujourd’hui mis au compte d’une nouvelle révolution par en bas, qu’il s’agisse de la subversion sans combat par une société civile prodémocrate ou de l’œuvre spontanée du capitalisme, qui renaîtrait à partir de la seule ouverture des économies de commandement au marché global. » [26]
La problématique n’est cependant pas de réitérer les critiques à l’encontre de la vulnérabilité des concepts de transition et de démocratisation à la chinoise, mais d’interroger l’hypothèse de la continuité du système communiste. Il ne s’agit certes pas de nier la rupture denguiste, mais l’analyse de la politique chinoise ne peut se réduire aux seules discontinuités du régime. La difficulté tient là encore à la définition des termes :
– soit l’on privilégie une approche du communisme en tant qu’idéologie, c’est-à-dire cette tentative de dépasser et de construire un régime autre que la démocratie de marché. Cette variante intellectuelle relève aujourd’hui du domaine de l’illusion politique et de la réflexion théorique.
– soit l’on se focalise sur les pratiques discursives et les atteintes aux droits de l’homme mais ceci n’est malheureusement pas de la seule spécificité des régimes communistes.
– soit l’on saisit le projet communiste comme voie d’accès attractive de la modernité.
Les trois variantes sont évidemment des idéaux-types qui ne peuvent se penser séparément ; si la première variante idéologique peut être considérée comme ayant été totalement éclipsée du champ politique, sa dynamique (chinoise) n’est que partiellement désuète : il ne s’agit plus de dépasser le référentiel démocratique, il s’agit de s’en passer. C’est pourtant la troisième variante qui est la plus pertinente pour comprendre la survivance du réel à l’idéal, celle qui appréhende le communisme comme obsession du retard à rattraper pour égaler et dépasser l’Occident et comme projet de modernisation anti-politique. Vision d’une modernité où « l’idée communiste a représenté l’idéologie et le mode de pouvoir les plus attractifs pour des sociétés en voie de développement, à la fois fascinées par l’objectif de rattrapage des sociétés développées et complexées par leurs handicaps pour y parvenir. Le communisme a été un raccourci expéditif vers la modernité, à la fois pour la pensée intellectuelle et pour des sociétés entières. » [27] Si cette perspective moderniste se déploie en deçà de la période communiste, le régime l’a façonnée, modélisée, imposée et infléchie selon les circonstances. Sa version contemporaine, si elle diffère sensiblement dans ses méthodes, n’en préserve pas moins la même structuration idéologique : un rêve de prospérité profondément moderne se passant de la complexité du politique (défini ici comme institutionnalisation de la conflictualité). Situation qui correspond à ce que Jean-François Bayard qualifie de paradigme thermidorien :
« Le thermidorisme contemporain se retrouve au fil de trajectoires révolutionnaires, communistes ou autres, lorsque la classe au pouvoir se professionnalise, passe du registre de l’utopie mobilisatrice à celui de la raison gestionnaire, et entend se reproduire comme classe dominante au prix d’une stratégie ambivalente d’ouverture à l’économie mondiale capitaliste, d’accumulation primitive de capital mais aussi de perpétuation de l’idéologie, du vocabulaire et de l’imaginaire révolutionnaires (…) L’avantage du modèle thermidorien, en tant que paradigme, est d’introduire une distanciation critique par rapport à la problématique téléologique et normative de la transition (…) Le modèle repose sur les raisonnements de la sociologie historique de l’État, en interrogeant la formation de celui-ci et de sa classe dominante et les effets de concaténation d’un temps à l’autre (…) Les thermidorismes sont par définition dotés chacun d’une historicité propre, à commencer par celle de la révolution dont ils sont légataires. Ils ont également leur économie politique singulière qui ne se résume pas à l’imposition du cadre néo-libéral. Celui-ci est bien plutôt l’otage des rapports de pouvoir et des répertoires politiques qui prévalent dans les différents pays concernés. » [28]
Si le paradigme nous permet une distanciation critique par rapport à la transitologie en réinscrivant le régime dans une continuité socio-historique, il réintroduit de nouvelles problématisations quant à la coexistence hypothétiquement durable entre autoritarisme et globalisation (et/ou internationalisation). La vision naïve d’une fin de l’histoire issue de la modélisation soviétologique semble être définitivement passée à la trappe ; la dislocation de la mythologie d’une transition à la chinoise pouvant être considérée comme sa dernière hypothèse – désormais frappée de caducité.
D’un point de vue théorique, le présupposé typiquement occidental de l’universalisme démocratique, qui certes avait déjà été largement démenti depuis l’échec du Grand Moyen-Orient, semble aujourd’hui totalement exsangue. Les catégories de la dynamique politique chinoise élaborées plus ou moins formellement par la transitologie ne constituent plus en effet la variable discursive à partir de laquelle toute réflexion sur l’objet Chine devait obligatoirement se situer. Au moins cela permettra-t-il, à l’instar de Pierre Rosanvallon, de réinterroger dans une perspective conceptuelle ces « trois figures d’un universalisme de clôture » [29] sur lesquelles étaient construites les idées de promotion démocratique (le téléologique, la rhétorique et le normatif) ainsi que d’inscrire le paradigme thermidorien comme outil d’analyse des régimes post-révolutionnaires. Bref, il s’agit de réintroduire de la spécificité et de l’expérience là où la science du démocratique était idéologique.
Avec l’effondrement des modèles et des paradigmes de la transitologie, la notion de conflictualité vient supplanter celles de temporalité et de conditionnalité ; conflictualité qui doit être non seulement envisagée en tant que démarche compréhensive mais également comme enjeu. La problématique du modèle chinois a été en effet de disjoindre la politique de l’économique – modélisation que les autorités chinoises tentent de transposer au niveau international afin d’englober « la mondialisation dans la sphère économique tout en la limitant dans l’arène politique » selon Amitav Acharya [30]. Il s’agit de cloisonner cette conflictualité dans des domaines qui ne relèvent pas de la souveraineté tant dans les contraintes internes que dans les objectifs externes – sur le dernier point, la stratégie du PCC est d’utiliser la mondialisation pour sauvegarder et renforcer la légitimité du régime ; les bienfaits de la mondialisation économique devant toujours être supérieures à ses préjudiciables implications. La force du modèle chinois est d’avoir su intégrer une certaine part de conflictualité tout en opérant une restriction stricte de cette conflictualité. Cette disjonction est-elle pourtant tenable ? La réponse ne peut évidemment être définitive ; les paradigmes aussi pertinents soient-ils ne peuvent par définition intégrer l’imprévu. La question du démocratique appartient à l’unique volontarisme par le haut sur lequel ni la problématique de la temporalité, ni celle de la conditionnalité ne sont véritablement opérantes, ou simplement à la marge. Seule la conflictualité permet un nouvel agencement des positions, aussi limité soit-il. Est fondamentalement en jeu la mise en débat des normes et le défi à toute forme d’attentisme. Car la déconstruction des mythes de la transitologie n’est pas pour autant renoncement à l’universalisme, ni même posture relativiste mais redécouverte de l’historicité du démocratique ; la formule inversée par Pierre-Étienne Will [31] pouvant résumer à elle seule cette rupture paradigmatique et cette redéfinition des enjeux : l’Histoire n’a pas de fin.
Cette réinsertion de la conflictualité risque pourtant à terme d’être supplantée par de nouveaux arrangements cognitifs. Les mythologies construites par l’Occident sur la Chine demeurent comme l’une des constantes de l’orientalisme et/ou du binarisme [32] ; mythologies qui constituent l’autre écueil tout aussi improductif que caricatural pour penser la Chine. Bref, la palette discursive est large ; elle exerce de plus une influence considérable autant sur les élites « éclairées » en Occident que sur « la façon dont les élites chinoises envisagent leur propre culture, soit dans l’autodénigrement ou au contraire, depuis peu, dans une autocélébration confortée par un nationalisme de plus en plus triomphant. » [33] Il n’est donc a priori nullement improbable que le moment critique, aussi désastreux fut-il pour l’image du régime, ne soit qu’un soubresaut momentanée. Les « images fausses ou brouillées sont acceptées sans être trop mises en question (…) de l’extérieur, par vue courte ou calcul long » [34]