Introduction
La plupart des études sociologiques des troubles alimentaires ont insisté sur les habitudes acquises durant la socialisation primaire : fondamentalement la famille, même si les habitudes produites par les groupes de pairs ou par l’institution scolaire ont également fait l’objet d’études (Gremillion, 2003, Darmon, 2004, Moreno Pestaña, 2010). Cette étude voudrait apporter une réponse à la question suivante : de quelle façon le modèle corporel des travailleuses est-il altéré lorsque celles-ci postulent à des emplois aux fortes exigences esthétiques ? Nous devons décrire leurs habitudes alimentaires préalables afin d’y répondre de manière plausible. La réponse qui vient spontanément à l’esprit est que l’on choisit les emplois demandant des habitudes restrictives voire « anorexiques » (exigeant une extrême minceur, par exemple) lorsque ces habitudes sont déjà intériorisées, ou bien que les qualifications esthétiques ont tendance à être exagérées par un penchant individuel pour le contrôle de soi [1].
Notre objectif est donc de voir de quelle manière un avenir professionnel détermine l’investissement corporel des sujets, et comment le contact avec l’emploi oblige à redéfinir leur expérience corporelle. Cela ne dépend pas toujours directement du poste occupé. Les qualités requises s’insinuent dans les références professionnelles, parmi les camarades de formation (nous en verrons un exemple dans une école des Beaux-Arts), ou bien, tout simplement, dans les traits des collègues de travail (c’est le cas d’une thérapeute travaillant en alternance comme vendeuse dans une parfumerie). Les individus apprennent, de manière consciente ou pas, que pour accéder à certains postes de travail certaines qualités sont requises, parmi lesquelles l’apparence de leur corps. Les qualifications acquises pendant la socialisation primaire sont ancrées dans le corps humain. Certaines, comme la forme, l’aspect ou la manière de bouger ou de parler peuvent être récompensées par le marché du travail, alors que d’autres doivent être élaborées pour y accéder. Dans ce cas, les individus renouvellent une partie de leurs dispositions les plus intimes : ils devront apprendre quels aliments manger, quel type d’exercice physique peut leur permettre d’atteindre leurs objectifs esthétiques, quels vêtements utiliser (qui exigent dans la plupart des cas un certain modèle corporel).
Cultures corporelles de classe
On peut distinguer deux environnements : d’abord celui que nous pourrions assigner aux classes populaires, caractérisé par une absence de pression esthétique constante et explicite, par les ressources économiques modestes (servant par exemple à consommer des produits diététiques ou à s’abonner à un club de sport) et culturelles (connaissance des modèles corporels légitimes, des modes vestimentaires ou cosmétiques, des régimes et pratiques de modelage corporel les plus efficaces) avec lesquels alimenter le capital corporel des enfants. Ceci ne signifie pas que ces milieux ne préparent les enfants qu’à obtenir la vigueur nécessaire pour travailler. Leurs décisions individuelles peuvent être respectées, si ceux-ci décident d’entretenir leur apparence physique. Ou bien à la suite de certains événements (une maladie qui change la culture somatique de la famille, ou le rôle de la beauté dans la trajectoire d’un membre de la famille), telle ou telle famille, en dépit de ressources économiques et culturelles limitées peut entretenir son apparence physique.
À ces exceptions près, les familles des classes populaires sont plutôt présentes dans les emplois ouvriers que dans ceux de représentation, dans les zones rurales plutôt qu’urbaines, pour des salaires plutôt bas. Plus déterminant : si l’on peut dire que c’est pendant les années 1980 que la pression esthétique sur les femmes s’est intensifiée et généralisée, les parents de ces familles d’ouvriers, de moyens agriculteurs et d’employés peu qualifiés sont nés dans les années 1950 et 1960, avant donc la diffusion de la culture des apparences. Le souci croissant, chez les petites filles comme les jeunes garçons, pour leur poids et leur apparence sexuée donne lieu au phénomène du backlash, le retour de bâton après la critique féministe des années 1960 et 1970 de la sexualisation de la femme (Chollet, 2012 : 30).
Que dire des classes dominantes, ou alors, d’après notre modèle, de celles exerçant une pression esthétique systématique et permanente au foyer, dans la mesure où leur aisance matérielle facilite la connaissance des tenues les plus adaptées à chaque contexte et des régimes les plus adéquats ? En principe nous pouvons les décrire inversement : plus urbaines que rurales [2], occupant des emplois ne pouvant faire l’économie de la question des apparences même si celle-ci n’en est pas la clé de voûte, car ces emplois demandent souvent des qualifications techniques et professionnelles importantes. Pourquoi, dans ces milieux, habitus corporel et poste de travail ne se répondent-ils pas en toute harmonie ? D’abord, parce que la morphologie corporelle peut s’opposer au processus de normalisation esthétique. Ensuite, parce que la pression sur le corps devient l’un des référents centraux de la socialisation des individus, étant alors trop intense et faisant barrage aux écarts dans l’espace social : sans ascension sociale, on accède à des régions à fort capital culturel, dans lesquelles la valeur du corps change. Les classes supérieures ne sont pas homogènes, et du dirigeant d’entreprise de BTP à sa fille, qui travaille dans un cabinet d’avocats renommé, il peut y avoir d’importantes disparités de culture somatique. L’anorexie, la boulimie ou l’extrême maigreur peuvent constituer des portes d’accès à certains milieux artistiques et culturels (voir les cas E5 et E6). Les classes moyennes peuvent tendre vers l’un de ces pôles, et fonctionner avec ces mêmes modèles de reproduction corporelle grâce à leurs moyens plus importants que ceux de la classe ouvrière. Elles peuvent tenter d’imiter les processus de transformation corporelle des classes supérieures en dépit de leurs revenus plus modestes.
Ces modèles [3] nous permettent de présenter quatre trajectoires de vendeuses dans des boutiques de mode. Celles-ci sont issues de familles orientées vers ce que l’on pourrait appeler la reproduction de la force de travail, pour lesquelles l’alimentation doit apporter vigueur physique. Les relations sont peu portées sur les préoccupations esthétiques. Les statistiques montrent que l’on trouve ces types de foyers parmi les agriculteurs, les employés, les ouvriers qualifiés et non qualifiés, et les anciennes classes moyennes. L’une de ces quatre personnes a reçu un diagnostic de trouble alimentaire. Deux autres sont des personnes ayant tenté d’accéder à des postes de travail demandant un capital culturel plus important.
Échapper au destin de classe
Afin d’échapper aux milieux ruraux ou ouvriers, on peut s’engager dans les niches professionnelles demandant un investissement dans l’apparence et rejoindre ainsi un processus de mobilité intergénérationnelle. On a affaire alors à l’absence d’investissement esthétique du contexte familial, au sein duquel une personne décide de l’assumer avec les moyens dont elle peut disposer, qu’ils soient physiques ou sociaux. Connecter culture corporelle et poste de travail recherché est loin d’être facile. Née en 1954, l’une des enquêtées les plus âgées, E1 est issue d’un milieu rural et ouvrier. Elle semblait destinée à travailler dans une conserverie. N’ayant pas obtenu de bourse pour aller au lycée, elle conçut une aversion épidermique pour ce travail : « Je ne voulais pas aller à l’usine, parce que l’odeur de tomate me rendait malade… Je ne voulais pas travailler à la conserverie ». Ce travail impose à ses deux sœurs, qui y sont restées, le froid de l’eau pour éplucher et laver les fruits et les légumes. L’uniforme est de mise, les cheveux doivent être attachés : l’apparence est réduite au strict minimum. E1 identifie ensuite ce travail aux femmes robustes ne se souciant guère de leur morphologie ou de leurs choix vestimentaires.
La fuite vers le milieu urbain permet aussi d’échapper à des relations qu’elle juge étroites et conservatrices. Sous la tutelle d’un oncle, elle signe à 15 ans un contrat d’apprentissage auprès d’une boutique de mode importante, dans une capitale de province du nord de l’Espagne. En 1968 il s’agit d’une entreprise familiale, dirigée par un patron très conservateur. Dès qu’elle y est embauchée, elle change sa manière de s’habiller et son aspect physique.
E1 est issue d’un modèle désuet de production, au sein des entreprises, de types d’employées. À partir de 1920, les entreprises ont tenté de faire correspondre les personnalités de leurs vendeuses avec celles de leurs clientes (Williams, Connell, 2010 : 354). Le patron s’érigeait alors en Pygmalion esthétique et assumait le contrôle de la transformation de l’employée. Il fallait les embaucher très jeunes et, pour rentabiliser l’investissement, les conserver le plus longtemps possible. Le travail de socialisation secondaire n’exige pas alors de transformations brutales des acquis culturels de la socialisation primaire. Il a lieu très tôt, lorsque la personne est malléable, et ne demande pas de modulations esthétiques radicales. Les employées étaient introduites dans l’environnement distingué de la clientèle, séparé de leurs références antérieures.
Deux manières de façonner les vendeuses
De telles conditions, réunissant une culture familiale vouée aux emplois sollicitant la force et une trajectoire individuelle nettement dissonante, ne sont guère communes. Nous décrirons à présent des entrées plus récentes dans le monde du travail, au début des années 1990. Les familles y sont plus aisées et réceptives aux tensions esthétiques. Plutôt qu’une ascension sociale, on y observe le passage d’une position relativement modeste à une autre, impliquant l’acquisition d’apparences nouvelles.
En effet, les méthodes d’embauche des entreprises ont changé. On suppose maintenant que les compétences esthétiques ont déjà été acquises, tout autrement donc que chez E1. L’entreprise s’en chargeait alors, et aujourd’hui elle capte des dispositions déjà présentes. Le prestige croissant d’une esthétique raffinée renforce de telles pratiques, et les emplois qui en récompensent l’acquisition sont l’aboutissement de cette dynamique circulaire. Les marques capturent des consommateurs qui sont déjà des clients, qui connaissent les modèles distinctifs de chaque marque, et qui ont intériorisé, au moins de manière approximative, le modèle d’employé de l’entreprise (Williams, Connell, 2010 : 354).
E2 est la fille d’un agriculteur et d’une petite commerçante. Elle a commencé à travailler dans une boutique de mode en 1990, après avoir arrêté ses études à la fin du lycée. Elle voit dans son arrivée en ville la conséquence d’une « crise » du monde rural. Un bon nombre de filles des quartiers de la capitale ou des villages se rendent à cette boutique. Elle dit avoir commencé à travailler pour subvenir à ses besoins, et que cette crise du milieu rural fut aussi symbolique. Les jeunes rechignent à travailler la terre, surtout ceux de sa génération.
Chez E1 les soins cosmétiques étaient habituels, et toutes utilisent des crèmes anti-âge et antirides. Mais la chirurgie esthétique (des seins, des oreilles, du nez, des lèvres, des poches sous les yeux…), bien qu’habituelle, était occultée. Une intervention réparant le corps était assumée, mais non sa modification. Même dans les années 1990 E2 était étonnée par la culture corporelle de ses collègues de travail. D’abord qu’elles fussent de grandes consommatrices des vêtements qu’elles vendaient, ce qui est un symptôme de leur implication au travail. Ensuite, que la chirurgie esthétique leur apparût normale. Ce dernier point montre l’acceptation du corps comme réalité susceptible d’être transformée artificiellement, dans son aspect et même dans sa morphologie.
Je venais d’un village, c’est-à-dire que j’étais un peu plus normale. Il y avait des filles plus modernes, plus à la mode, qui dépensaient la moitié de leur salaire dans la boutique. Elles se débarrassaient de leur cellulite, ou opéraient leur corps.
Après vingt ans de travail, elle peut établir un avant et un après :
Les années passant, la beauté exerce une pression croissante. Je me souviens qu’au début, quand nous étions toutes jeunes, il n’y en avait pas autant. Je n’ai rien vu d’aussi alarmant dans la première boutique où j’ai travaillé. Mais lorsque j’en suis partie il y avait déjà un cas d’anorexie, je crois, en tout cas de minceur un peu excessive déjà… et c’était une responsable de magasin.
E3 a une expérience semblable. Fille de petits commerçants (patrons d’une confiserie), elle n’a pas échangé le milieu rural pour la ville, mais elle a connu la transformation d’une petite ville industrielle en une ville de services. Le symbole de ce changement a été la fermeture d’une usine d’automobiles et l’implantation d’un grand centre commercial. L’investissement esthétique de E3 (instructrice d’aérobic et vendeuse) était bien supérieur à celui de E2, même si, et cela est fondamental, il est justifié pour des raisons de santé et non d’image. Censurer le soin apporté au capital corporel faisait partie de l’économie morale de certains secteurs des classes populaires, pour lesquelles cela était futile, une perte de la vigueur nécessaire pour travailler :
J’ai obtenu mon diplôme d’instructrice d’aérobic, et je donnais des cours. Mon corps souffrait d’usure, et je devais m’en soucier doublement, car mon compagnon et les tâches domestiques ça faisait trois.
Elle perdit du poids pour son travail d’instructrice, mais elle ne pouvait pas assumer consciemment qu’il s’agissait d’une transformation esthétique. La perte de poids fut générale, sans être focalisée sur les différentes parties du corps – ce qui indique un moindre souci esthétique [4]. Comme lors d’entretiens antérieurs, E3 indique des manières légitimes et illégitimes de modifier son corps : améliorer son apparence est une chose, mais modifier artificiellement son corps (par la privation de nourriture, ce qui relève du nécessaire pour vivre et travailler) est une folie :
J’ai eu des problèmes de poids. Avant, j’étais plus ronde, mais ça ne me dérangeait pas. Je le vois maintenant dans des photos, mais alors ça m’était égal. Et même maintenant c’est comme ça. L’image, oui, peut-être, un peu… Surtout l’hygiène et la présentation générale. Mais le poids, pas vraiment, parce qu’une fille ronde a bien plus de valeurs que d’autres. On peut modifier ses cheveux, ses vêtements… mais jamais l’envie de manger. Se priver pour avoir des hanches plus marquées… C’est lamentable.
Or les normes esthétiques de son travail sont ce qu’elles sont. Elle a alors la sensation d’atterrir dans un monde régi par des normes étranges, comme E2. Elle considère qu’il s’agit d’un non sens moral (les filles rondes peuvent être belles et avoir des valeurs), d’un gaspillage d’argent et d’une atteinte à la santé. Les lieux dans lesquels sont pratiquées les opérations de chirurgie esthétique, pour quelqu’un qui est habitué à ne se rendre aux hôpitaux publics que pour des raisons de santé, inspirent la méfiance [5] :
Au travail les filles se souciaient beaucoup de leur physique.
– En quel sens ?
Elles pensaient même à opérer leur culotte de cheval. J’ai des amies qui se sont fait opérer et avaient mis de côté 50.000 pesetas pour cela [300 euros, N.d.T.]. Je les ai accompagnées pour voir, et c’était dans une clinique, enfin, une clinique… un appartement quoi. Lamentable. Je leur ai dit, mais tu es folle ?
– Quelles parties du corps les souciaient le plus ?
Surtout les fesses et les seins.
L’impact de la culture esthétique dominante sur les boutiques de mode, toujours dans les années 1990, soulevait des réticences auprès de jeunes issus de certaines franges des anciennes classes moyennes. Le backlash esthétique s’impose aux filles nées plus tard, et établit une nouvelle manière de générer des habitudes.
Le backlash esthétique au-delà des élites
La minceur (d’après l’Indice de Masse Corporelle) peut être considérée comme un indicateur important de conformité esthétique [6]. L’Enquête Nationale de Santé [Encuesta Nacional de Salud, en Espagne, N. d. T.] de 2006 montre une dissociation, dans les classes populaires, entre les postes de représentation et d’accueil du public (qui ont augmenté avec le secteur des services en Espagne) et ceux correspondant à des emplois qualifiés ou pas [7]. Dans l’ensemble des catégories ouvrières (travailleurs qualifiés, semi-qualifiés ou non qualifiés), quatre groupes professionnels correspondant au Classement National des Occupations [Clasificación Nacional de Ocupaciones] présentent la moitié ou plus de la moitié de leurs membres en poids normal ou insuffisant : caissiers et vendeurs (55,1%) [8], aides-soignants (51,76%) et travailleurs des services de restauration (48,76%). Les groupes qui s’en rapprochent le plus sont les monteurs et assembleurs (40,8%), les soudeurs et tôliers (39,85%), mais à plus de 10 points de différence des aides-soignants, et à presque 15 points des caissiers et vendeurs. L’accueil du public impose indéniablement une différence au sein des classes ouvrières. Ainsi se profile une forme d’« aristocratie ouvrière » (Warhurst, Nickson 2007) proche des classes supérieures quant aux compétences esthétiques.
Les parents de E4, plus jeune que les trois enquêtés précédents (elle est de dix ans plus jeune que la plus jeune des trois précédentes), ont divorcé lorsque celle-ci avait trois ans. Elle a eu une enfance et adolescence modeste dans ensemble résidentiel destiné aux classes ouvrières. Elle a commencé à jouer au basket-ball au collège, et elle a entendu dès cet âge des conférences sur la pyramide alimentaire et la prévention de l’obésité. Les interventions publiques commencent à se focaliser sur le corps et l’alimentation, et contribuent à rationaliser ce que la mode répandait déjà. Très tôt elle se soucie de son apparence. À onze ans, le backlash esthétique imprégnait son milieu et détonnait face au modèle alimentaire du foyer :
Ça devait être dur pour ma mère, parce que mon père ne nous versait pas régulièrement la pension, mais je me souviens qu’il y avait toujours à manger à la maison. Je me souviens même que les copains du quartier disaient « allons manger chez ta mère », parce qu’il y avait plein à manger. Il n’y avait pas d’argent pour d’autres choses, mais pour la nourriture toujours. Bien sûr, à l’époque je ne me regardais pas, mais je devais être bien ronde, et comme mon corps commença à changer tôt, que tu prends alors conscience de ton métabolisme, que ta manière de penser change, et qu’un garçon me tapait dans l’œil, je me mis en tête d’être mince.
Au sport, elle commença à hiérarchiser les corps selon leur apparence. L’exhibition collective dans les vestiaires permet de situer le contrôle que l’on a sur son propre corps. La distinction occupe alors le centre des interactions corporelles :
Mes coéquipières étaient plutôt minces. Il y en avait deux ou trois de plus enveloppées, les pivots, qui s’occupaient du gros travail, mais celles à qui je m’identifiais étaient minces en général. Celles que je trouvais les plus jolies étaient aussi les plus minces. Je me disais : « Elle est belle Ana ». C’étaient mes deux amies Ana et Nuria, oui, avec qui je m’entendais le mieux, et les plus minces. Je me souviens une fois au vestiaire, après le match, elles m’ont dit : « Tu as l’air plus mince, plus riquiqui », mais sans y donner tellement d’importance. Elles ne m’ont pas demandé pourquoi. Et moi j’ai adoré.
Sa camarade, d’un milieu social plus élevé, devient son modèle de référence, et un jour, après s’être pesées toutes les deux, elle sentit « comme si elle pesait vingt kilos de plus qu’elle ». Ses troubles alimentaires commencent alors. Chez E4 personne n’était en mesure de lui proposer un régime spécifique. Elle commença donc à maigrir et à sauter des repas irrégulièrement. Son modèle venait d’une point plus élevé dans la hiérarchie sociale :
[À treize ans] je regardais mon amie et je pensais : « Quelle bombe ! », et je m’entendais très bien avec elle, je me regardais et je me demandais si j’étais plus grosse ou plus mince qu’elle. Elle était mon modèle : « Je veux être comme elle ». Je me souviens qu’on nous pesa un jour et je faisais trois ou quatre kilos de plus qu’elle pour la même taille. Pour moi, c’était comme vingt kilos de plus.
Après une scolarité erratique, elle décide de chercher un emploi et s’engage dans l’armée, une porte de sortie habituelle pour les mauvais élèves issus des classes ouvrières dans sa région. Elle passe deux ans sur un bâtiment de la Marine et l’inactivité lui fait gagner du poids. Le bateau, en tant qu’institution totalisante, contribue à relâcher la pression sur les corps. C’était la plus mince du contingent, et c’est sur le bateau qu’elle s’est mise en couple. Elle abandonne ensuite l’armée et entreprend une formation dans l’une des thérapies dites alternatives tout en travaillant dans une parfumerie. La formation et son emploi l’aident à contrôler ses troubles alimentaires, quoique toujours présents. Ceux-ci sont moins aigus. Son travail comme thérapeute permet de faire de son contrôle corporel un métier et de s’entourer de personnes ayant la même culture corporelle. L’Enquête Nationale de Santé de 2006 établit que 59,86% les professionnels de santé sans titre universitaire ont un poids normal ou insuffisant. Dans l’ensemble des emplois qualifiés, les aides-soignants et assimilés ont une tendance significative aux régimes non médicaux (9,8%) et sont à 51,76% en poids normal ou insuffisant. La perte de poids y est renforcée par des techniques professionnelles, mais aussi par l’accès à des emplois ayant une culture corporelle relativement orthodoxe. La seule personne grosse que E4 a connue détonnait :
– Tes collègues thérapeutes sont plutôt minces ou grosses, en général ?
À vrai dire je ne me souviens d’aucune qui fût grosse. […] Il y en avait une, pour tout dire, et elle devait peser soixante-dix ou quatre-vingt kilos pour ma taille [plus d’un mètre soixante-dix]. Elle était la plus bizarre, toujours la dernière, elle parlait peu et était très timide.
Les troubles alimentaires de E4 ont commencé dans son équipe de basket-ball et ont été normalisés grâce à un métier qui lui a permis de rationaliser son corps, et donner à ce contrôle des raisons de santé.
Des restrictions pour les hauts capitaux culturels
Nous avons jusqu’ici retracé des trajectoires de vendeuses dans des magasins de mode (un cas présente aussi une formation thérapeutique), emploi exhibant de manière permanente le corps. Toutes ces personnes étaient issues de milieux modestes, dans lesquels la pression esthétique n’était pas bien fréquente. Observons maintenant deux trajectoires d’accès à des emplois d’artiste et de chercheuse en sciences sociales. Dans les deux cas les troubles alimentaires les ont poussées à s’insérer soit dans le milieu universitaire, soit dans un milieu professionnel. J’insisterai sur les manières dont les postes souhaités ont induit une certaine morphologie corporelle outre des exigences culturelles.
À vingt-cinq ans, E5 est la plus jeune des enquêtées (en 2012). Elle a travaillé comme serveuse, possède un diplôme universitaire, prépare des concours de la fonction publique et sa thèse de doctorat. Ses parents ont fait des études, et sa mère, après son divorce, a vu ses moyens économiques réduits. Cette dernière allait de régime en régime afin de modeler un corps qui résiste à la maigreur, ce qui était souvent sanctionné (elle est née au milieu des années 1960) :
Ma mère mesure un mètre soixante-cinq, a des hanches larges, une structure osseuse robuste, et elle a toujours eu beaucoup de problèmes… de conflits avec son corps. Elle a toujours eu une mauvaise image d’elle même, parce que dès son plus jeune âge on lui disait : « Ah, la petite grosse ! » […] Ma mère a toujours été au régime.
À l’école elle fait la connaissance d’une fille qui devient son modèle, et ses troubles alimentaires commencent alors. Bien que d’un milieu ouvrier, la famille de E5 a un goût autodidacte pour le savoir, même si, d’après elle, « le niveau culturel chez moi est assez bas. Chez moi on ne connaît rien à la peinture, et j’ai appris ce que je sais plus tard. Tout au plus il y avait une vieille encyclopédie chez ma grand-mère ». Sa camarade d’école [9] avait tout ce qu’elle n’avait pas : de l’argent, de la culture et un corps légitime, et connaît dès onze ans des techniques pour réduire la consommation d’aliments :
C’est à onze ans que j’ai pris conscience qu’on pouvait réduire sa consommation de nourriture. Ce fut mon amie Irène qui me l’a dit. Je la voyais toujours très mince, très blonde, avec des yeux clairs, très jolie. J’aimais beaucoup sa manière de vivre, parce que ses deux parents travaillaient [les siens étaient au chômage], ils étaient cultivés, vivaient dans un pavillon, avaient des chevaux, et moi j’adorais les chevaux.
À cause de ses troubles alimentaires, à partir de onze ans, elle pèse quarante et un kilos. Elle sera en traitement jusqu’à vingt-trois ans. Les restrictions alimentaires lui permettent de garder toujours un œil sur son corps. Elle a acquis un savoir sur les régimes (« au moins j’ai beaucoup appris sur notre nutrition »), appris à inclure dans ses habitudes une surveillance (« ne pas être satisfaite de ton aspect, ça ne changera jamais : ‘quelle horreur !’, ‘je suis toute flasque’ »), et à lier son efficacité personnelle et sa tranquillité morale à ces questions :
Tu vois, il y a des jours où tu te lèves et tu te sens super bien… comme si tu pouvais tout faire.
Donc il y a des jours où tu te vois très belle.
Oui bien sûr, il y a des jours où je me plais.
– Comment t’habilles-tu ces jours-là ?
Plus près du corps, parce que ça ne me dérange pas que les gens voient comment je suis, parce que j’y suis arrivée. « Regarde mon ventre plat, ça a été la croix et la bannière », et alors ça me plaît.
Plus tard, au cours de ses études, E5 comprend que l’anorexie « peut être étudiée » et elle en fera, comme tant d’autres chercheuses, un sujet de travail. Sa propre souffrance peut avoir une valeur académique, et elle peut apprendre à la connaître et à la désactiver. À l’époque de notre entretien, E5 continuait à accumuler son capital culturel, mais les règles corporelles qui l’accompagnent généralement sont complètement intériorisées. Elles l’ont été à un jeune âge [10].
Mais est-il vrai que les professions universitaires et artistiques sécrètent implicitement un modèle corporel ? Elles donnent les chiffres les plus élevés. L’Enquête Nationale de Santé de 2006 établit, pour la catégorie des médecins, odontologues, vétérinaires et pharmaciens, 66,99% de personnes en poids normal ou insuffisant. C’est la catégorie professionnelle où les gens sont les plus minces. Tout de suite après, les écrivains, artistes, archivistes et documentalistes, sont à 64,58%. Tout près du monde de l’art et du spectacle (agents de recrutement de main d’œuvre dédiés à la publicité, à la représentation d’artistes, de toréros, de sportifs et d’écrivains), on est à 65,88%. Les professionnels du droit sont à 62,50%. La catégorie dans laquelle E5 devrait trouver un emploi regroupe les professionnels de l’organisation et de l’administration de sociétés, les sociologues, philosophes et psychologues, qui sont à 60,39% en poids normal ou insuffisant. Le capital culturel important n’implique pas de forts taux de surpoids ou d’obésité.
La mère, dans l’entretien précédent, constitue la variable fondamentale de la trajectoire de E5. Chez E6 il n’y a pas eu de figure semblable : « on mangeait normalement, ni trop ni pas assez ». Ses parents, diplômés en lettres, sont devenus agriculteurs. La mère est « petite et mince » et le père « corpulent et bedonnant ». Elle grandit dans un petit village et fait la connaissance d’une fille avec qui elle entame ses études aux Beaux-Arts. Elle cherche toujours à être comme elle. À son arrivée à l’université, dans une plus grande ville, elle est doublement secouée. D’abord elle découvre un milieu de compétition constante, dans lequel « tu dois toujours être la meilleure partout ». Ensuite, et c’est fondamental, la pression sur les corps est focalisée sur l’exhibition des corps et sur une allure en apparence négligée. S’il y a une tension esthétique explicite les individus peuvent choisir un chemin rationnel, aussi coûteux soit-il, et modifier leur image. Mais lorsque la distinction esthétique est niée (les vêtements, combinés de façon originale, ne sont pas chers et la distinction est portée sur l’exhibition des corps), l’individu qui n’a pas été socialisé parmi les élites est désarmé sur trois plans. Il ne possède pas le capital culturel nécessaire pour être négligé mais stylé, ni des habitudes nécessaires pour maintenir les morphologies squelettiques dominantes dans les milieux artistiques, et s’il s’y risque, il peut passer pour vulgaire (son souci pour l’apparence détonne face à ceux qui n’en ont guère besoin) et trahir qu’il est un outsider social [11].
C’est assez hypocrite, surtout parce qu’il y a beaucoup de garçons et de filles riches, qui ne disent pas qu’ils le sont, et bref, tu sais bien, on le voit à leur aspect.
– Comment sont physiquement les gens aux Beaux-Arts ? Quel aspect ont-ils ? Gros, minces ?
La plupart du temps c’est des filles minces, plutôt lookées hippy ou punk ou autre, mais oui, assez minces. Je me sentais super moche, peu intéressante. […] Je regardais surtout des filles plutôt minces, plates, sans hanches, sans fesses, et tout ce qu’elles mettaient leur allait. Elles avaient les cheveux longs, lisses.
Dans un tel contexte, et afin d’atteindre le modèle esthétique sans en avoir l’air, les troubles alimentaires peuvent apparaître comme une solution rationnelle. On peut intervenir de deux manières sur son apparence : ouvertement, ce qui suppose d’endosser une culture féminine dominante, ou clandestinement. Lorsque la culture esthétique n’a pas été transmise à un jeune âge, comme chez les rejetons des classes supérieures, la culture du groupe d’amies peut servir d’antidote. Mais E6 évolue dans un milieu raffiné, dominé par la culture afterpunk, hégémonique auprès des étudiants en lettres et arts. Dans les années 1980, cette esthétique était propre à une petite partie des adolescents issus des élites newyorkaises. Alissa Quart (2004 : 21) le qualifie de « style artistico-nostalgico-punk-rock universitaire », et l’oppose à celui des filles qui montrent leurs atours ouvertement. Alissa Quart a fini par avoir des troubles alimentaires et E8, évoluant dans une institution dominée par ce style au milieu des années 2000, également… Elles ne furent pas des exceptions :
– Dans cette faculté, tu vois d’autres personnes souffrant d’anorexie ?
Ma psychologue me dit qu’il y a d’autres filles comme moi, toutes aux Beaux-Arts. Comme si pendant ces études, ou dans ce domaine, c’était un problème assez habituel.
[…] C’est parce que c’est un boulot, un métier qui demande vachement de soi. C’est pas quelque chose de mécanique, au contraire, il faut exposer tout le temps qu’on veut bien faire, bien peindre, bien sculpter. Bref, un travail exigeant, personnellement. Et très exposé au public. Je crois que presque tous les métiers ou boulots tournés vers le public, lorsque c’est les gens qui leur donnent de la valeur, exigent beaucoup de soi, plus que de raison. Comme si tu devais être la meilleure, car si tu ne l’es pas personne ne te remarque.
Mais la meilleure d’un point de vue artistique… Pourquoi alors aussi d’un point de vue physique ?
Oui, bien sûr. Mais quand tu réussis quelque part, tu veux tout réussir, non ?
Conclusion
Nous avons observé que dans les années 1980 et 1990 sont apparues des générations qui portent une plus grande attention au capital érotique. Avant, certaines exigences ne paraissaient guère légitimes auprès des classes moyenne et ouvrière, pour lesquelles l’exhibition du corps au travail dégradait la féminité. Petit à petit, cette position vis-à-vis du capital esthétique s’est relâchée, même s’il serait très risqué d’affirmer qu’elle a disparu, ou bien qu’elle ne pourrait pas être réactivée.
La généralisation de nouvelles normes esthétiques (pour des emplois de serveuse, de vendeuse, et bien sûr, pour des emplois culturellement privilégiés) impose une transformation des pratiques corporelles des femmes jeunes issues des classes ouvrières. L’attention portée sur le corps exige un type spécifique de capital culturel grâce auquel parvenir à une certaine morphologie, porter certains types de vêtements, être informé des transformations des règles du paraître et du modelage (Moreno Pestaña, Bruquetas, 2015). Ce capital culturel est d’autant plus exigé que notre culture s’appuie sur trois présupposés en ce qui concerne la beauté et le corps. Le premier suppose l’individu capable de modifier et de manier son corps : j’appelle ceci la croyance en un corps pédagogiquement disponible. Ceux qui ne parviennent pas à garder un poids et un aspect déterminés se rendent coupables de négligence vis-à-vis d’une norme qui serait accessible à celui qui voudrait l’atteindre. Le deuxième suppose l’existence d’un prototype de beauté unifié, produit par les élites mais susceptible d’être imité par tous, indépendamment des conditions de vie et de travail. Il propose une conception monopolistique de la norme de beauté. Le troisième suppose un discours légitimé par un dispositif de propagande faisant du surpoids et de l’obésité non seulement une faute esthétique, mais aussi et fondamentalement le signe de carences de santé : c’est la légitimation médicale de l’amaigrissement.
Les troubles alimentaires révèlent que ces présupposés sont mal fondés. D’abord, il n’est pas toujours possible de modifier son corps comme on veut sans de grandes modifications personnelles ou bien du milieu dans lequel on vit (changer de régime suppose souvent de changer de relations). Les solutions drastiques s’imposent et la maigreur ne conduit pas vers la santé (selon le discours officiel), mais à la faiblesse physique et à la vulnérabilité psychologique, et même, si l’on veut, à la maladie. Le modèle de beauté promu par les élites montre alors tout son arbitraire culturel. Il ne serait accessible qu’à ceux qui posséderaient une morphologie adéquate ou qui disposeraient de temps et de ressources à consacrer à l’accumulation de capital érotique, en apprenant soit à ne pas prendre du poids et à s’habiller, soit à transformer son corps par la cosmétique ou la chirurgie. Les trois pôles permettant une exigence sur le capital érotique de la part des entreprises (ou leur imposition comme des composantes d’un capital culturel élevé) commencent alors à vaciller. La croyance en une disponibilité pédagogique du corps, en une norme monopolistique de la beauté et en une légitimation médicale apparaît comme une forme arbitraire de violence symbolique permettant de maltraiter des idiosyncrasies, des formes plurielles de beauté, et, plus grave encore, de maltraiter la santé physique et mentale de ceux qui y ont adhéré.
Traduit de l’espagnol par Marc Audi.