Pour les Arméniens du monde entier, la reconnaissance du génocide commis à l’encontre des populations arméniennes de l’Empire ottoman entre 1915 et 1917 est une cause de mobilisation en soi depuis la Shoah et la conceptualisation du crime de génocide par le juriste juif polonais Raphaël Lemkin. Au lendemain de la guerre, de nombreux observateurs – dont Lemkin lui-même, qui a travaillé sur le cas arménien – appliquent ce nouveau concept, entré dans le droit international dès 1948, aux massacres de 1915, quelque peu oubliés pendant l’entre-deux-guerres. Il faut toutefois attendre une quinzaine d’années et les commémorations du cinquantenaire des événements par les rescapés et leurs enfants et petits-enfants, pour qu’une réelle « politisation de la mémoire [1] » ait lieu et pour que les Arméniens fassent de la reconnaissance du génocide un objectif central de leur mobilisation politique. Devant le refus de la Turquie de reconnaître et d’assumer les crimes de l’État dont elle est l’héritière, les Arméniens se tournent vers les institutions internationales et vers les États où ils vivent, disséminés en diaspora, pour faire avancer leur cause. Les résultats qu’ils obtiennent sont très inégaux. Après des années d’efforts, systématiquement combattus par la Turquie, les Arméniens et leurs soutiens parviennent à ce que le génocide soit reconnu comme tel par l’ONU, le Parlement européen et le Conseil de l’Europe. La France et, à ce jour, une vingtaine d’États ont fait de même, mais de nombreux autres, souvent proches d’Ankara, comme le Royaume-Uni, Israël ou les États-Unis ne se prononcent pas, expliquant qu’ils préfèrent laisser la qualification des événements de 1915 aux historiens – bien que ceux-ci aient tranché depuis longtemps.
L’ambiguïté des États-Unis est mal acceptée par les Arméno-Américains, une communauté relativement soudée, composée de plusieurs centaines de milliers de personnes, et qui font de la reconnaissance du génocide par les Etats-Unis une priorité de leur action politique, aux côtés des groupes de pression qui les représentent à Washington depuis des décennies. La première raison de cette centralité est de nature morale et symbolique : difficile pour les Arméno-Américains d’accepter que l’épisode historique dont découle l’arrivée de la plupart des familles arméniennes sur le sol américain ne soit pas reconnu pleinement par leur pays. La seconde raison, plus politique, est liée aux efforts des organisations arméniennes du monde entier visant la reconnaissance internationale et par la Turquie du génocide de 1915. Une reconnaissance par la loi fédérale américaine constituerait une étape importante qui isolerait un peu plus les dirigeants turcs sur cette question et les inciterait à infléchir leurs positions qui, malgré la multiplication d’initiatives positives émanant de la société civile turque, demeurent intransigeantes. Les Arméniens des États-Unis, leurs organisations et leurs soutiens déploient ainsi, depuis des décennies, une énergie considérable pour obtenir la reconnaissance du génocide, totale et définitive, par leur pays. Toutefois, malgré leurs efforts et en dépit de plusieurs succès significatifs auprès des différentes institutions américaines, au niveau fédéral, des États (44 d’entre eux ont reconnu le génocide), des comtés et des villes, ils ne sont pas parvenus à obtenir cette reconnaissance par une loi fédérale.
L’ambivalence américaine
Les autorités américaines, et en particulier l’exécutif, démocrate comme républicain, se sont peu à peu enfermées dans une position ambiguë. Ronald Reagan est le seul président à avoir utilisé le terme « génocide » pour se référer au cas arménien. Il l’a fait une fois seulement, en 1981, dans une proclamation rédigée par son conseiller en charge des discours, Ken Khachigian, d’origine arménienne et distingué en 2011 par un prix de l’ANCA (Armenian National Committee of America). Tous les autres présidents, au moins depuis Gerald Ford, ont, avant d’être élus, pris des positions claires sur la question sans toutefois les concrétiser une fois en poste. Barack Obama par exemple, qui s’était pourtant engagé lors de sa campagne présidentielle de 2008 à être le président de la reconnaissance du génocide arménien – reconnaissance qu’il avait soutenue activement alors qu’il était sénateur – se contente désormais de parler de « massacres » et utilise également le terme arménien « Medz Yeghern », signifiant « grand crime ». Les hauts personnages de l’État, comme Condoleezza Rice, Robert Gates, Joe Biden, Hillary Clinton ou John Kerry, font de même ; une fois en poste, ils n’emploient plus le terme génocide. Ils s’investissent même parfois personnellement, notamment auprès du Congrès, pour qu’aucune résolution de reconnaissance du génocide ne soit votée.
Dans ses Mémoires, Condoleeza Rice, alors secrétaire d’État du président George W. Bush, indique ainsi avoir été jusqu’à « supplier » la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, d’intervenir pour empêcher qu’une résolution de reconnaissance ne soit adoptée. Elle explique également avoir, avec l’administration Bush : « […] réussi à convaincre les Turcs que nous ferions le maximum pour empêcher un vote à la Chambre, ce à quoi nous sommes d’ailleurs parvenus. [2] » La grande majorité du monde intellectuel et de la recherche américains a pourtant, lui, reconnu le génocide des Arméniens, d’Elie Wiesel, Noam Chomsky, Arthur Miller ou Edward Said, aux plus grands spécialistes des « genocide studies », comme Raul Hilberg, Roger Smith, Helen Fein ou Robert Melson. Des organismes de premier plan comme l’Holocaust Museum de Washington, Genocide Watch ou l’International Association of Genocide Scholars ont aussi pris position clairement. Nombre de médias, comme le New York Times, CNN, Time ou Associated Press, l’ont fait également. Toutefois, certains chercheurs, comme les historiens turcologues Bernard Lewis, Heath Lowry, Justin McCarthy, ou comme le politiste spécialiste conflits et des violences de masse Guenter Lewy, et médias, comme le Washington Post, le Washington Times ou Fox News, conservent des positions ambivalentes, voire négationnistes .
L’influence turque
Cette ambivalence est clairement liée aux pressions d’Ankara, dont les autorités nient activement, depuis des décennies, la réalité du génocide, par crainte de devoir s’acquitter de réparations, notamment territoriales et financières, mais aussi parce que, comme le souligne l’historien Raymond Kévorkian, « […] la République de Turquie s’est construite sur la destruction et l’exclusion des Arméniens, Grecs et Syriaques […] [3] » et constitue une sorte de « péché originel » difficile à accepter et à dépasser. Les efforts des autorités turques pour empêcher sa reconnaissance internationale, en particulier par les États-Unis, ont donc été, ces dernières décennies, nombreux et divers. Elles menacent régulièrement Washington de refroidissement des relations bilatérales ou de complications diplomatiques au Moyen-Orient, ou d’un rappel de leur ambassadeur aux États-Unis pour consultations, en cas de reconnaissance.
Le poids géopolitique de la Turquie, son influence au sein de l’OTAN et l’importance des bases militaires américaines et/ou otaniennes se trouvant sur son territoire rendent ces arguments particulièrement convaincants du point de vue de l’exécutif américain et expliquent que les départements d’État et de la Défense soient traditionnellement particulièrement opposés à toute reconnaissance du génocide [4]. Ankara tente également d’influencer les élus américains ou la presse, grâce à l’activisme de lobbyistes recrutés à prix fort. La Turquie a ainsi dépensé des millions de dollars, en particulier ces deux dernières décennies, auprès d’agences de lobbying réputées, telles que DLA Pipers, Livingston Group ou Dickstein Shapiro, pour empêcher toute reconnaissance du génocide par les institutions américaines, en s’assurant de l’investissement personnel de lobbyistes clés de ces agences, comme Richard Gephardt, Robert Livingston ou Dennis Hastert – anciens élus au Congrès et même, pour Dennis Hastert, ancien président de la Chambre des représentants entre 1999 à 2007, chargés d’exercer le lobbying auprès des élus qu’ils connaissent souvent personnellement. Récemment, par le biais de l’agence Dickstein Shapiro LLP, la Turquie s’est même attachée les services de l’ancien directeur de la CIA, Porter Goss, « jusqu’à une date indéterminée » [5]. Selon le Telegraph, « la Turquie est une des sources principales de lobbying émanant de l’étranger et le troisième plus important financeur de voyages de vacances ‘aux frais de la princesse’ pour les élus [6] ».
Les efforts de la Turquie ont aussi porté sur les milieux universitaires, notamment par le biais de centres de recherche créés et financés par ses soins [7] où des thèses négationnistes ou relativistes, peuvent être défendues. Les médias ont aussi été la cible, et même le théâtre, de ce lobbying d’Ankara. L’ambassade de Turquie à Washington ou encore l’Assembly of Turkish American Associations, ont ainsi, à plusieurs reprises, acheté des pages publicitaires dans des quotidiens américains, dont le Washington Post et le New York Times, pour exposer le « point de vue turc » sur les « événements » de 1915, inviter les élus à ne pas soutenir la reconnaissance du génocide ou publier des pétitions.
Les premiers pas du lobby arménien aux États-Unis
Face à ce lobbying visant à contrer la reconnaissance du génocide aux États-Unis, les Arméno-Américains se sont organisés. Peu nombreux – un à deux millions, selon les estimations, 447 580 selon le recensement officiel de 2010 –, ils sont néanmoins très présents dans certaines régions, en particulier en Californie et autour de Boston, ainsi que dans certains swing states, comme la Floride et le Michigan, où ils sont souvent bien intégrés, et de longue date, au tissu économique et social. Leur potentiel électoral n’est donc pas négligeable, surtout aux élections locales et au Congrès, mais aussi aux élections présidentielles [8]. S’ils constituent une communauté diverse en constante transformation du fait des nombreuses vagues d’immigration qui l’alimentent [9], le génocide de 1915 en est le ciment et l’élément mobilisateur par excellence. Longtemps tenants d’un lobbying peu coordonné, peu institutionnalisé et basé essentiellement sur les réseaux personnels de quelques individus influents – comme il était, d’ailleurs, souvent d’usage jusque dans les années 1970 – ils se sont progressivement organisés en groupes de pression pour mieux faire entendre leur voix à Washington.
Aujourd’hui, leur lobbying est essentiellement pris en charge par deux organisations : l’ANCA, et l’Armenian Assembly of America (AAA ou « Assembly »). L’ANCA est une émanation du parti historique arménien Dachnaktsoutioun ou FRA (Fédération Révolutionnaire Arménienne), et inscrit dans le paysage militant et politique américain de longue date puisque qu’il succède à l’American Committee for the Independence of Armenia (ACIA) créé en 1918. L’AAA, très active dans les années 1990 et 2000 mais en perte de vitesse depuis 2012, est une organisation plus récente, fondée en 1972 par des Arméno-Américains non-dachnak. Sa création tient en grande partie à un clivage interne à la communauté sur les relations à entretenir avec l’Arménie soviétique. Alors que l’ANCA et le parti dachnak étaient en conflit avec celle-ci (d’où la FRA avait été chassée en 1921) – et étaient donc, en période de guerre froide, des alliés naturels du gouvernement américain – l’AAA s’opposait à cette ligne anti-soviétique et considérait qu’il fallait maintenir le contact avec l’Arménie soviétique qui demeurait le seul foyer national arménien en terre arménienne. Avec la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Arménie en 1991, la donne change. L’ANCA et l’Assembly établissent tous les deux des relations avec l’Arménie, mais de fortes tensions avec le régime d’alors débouchent sur le bannissement de la FRA de 1994 et 1998. L’AAA est alors le seul lobby issu de la diaspora américaine à avoir des contacts avec la république d’Arménie. Elle ouvre un bureau à Erevan et y tisse des liens privilégiés. L’ANCA concentre, pour sa part, son effort sur la mobilisation des Arméno-Américains et de leurs soutiens aux États-Unis. Aujourd’hui, les deux groupes de pression rencontrent régulièrement, à Washington, les responsables de l’ambassade et, même si des désaccords existent parfois, ont des relations normalisées avec Erevan. En général, ils sont en première ligne sur les questions ayant trait à la diaspora et au génocide, tandis que l’ambassade garde la main sur celles plus directement relatives à l’Arménie, mais les interactions et collaborations entre les lobbyistes et les représentants de la république d’Arménie sont nombreux.
Au premier abord, les deux organisations se ressemblent : elles sont plutôt de petite taille, ont à leur tête un directeur exécutif (Brian Ardouny pour l’AAA et Aram Hamparian pour l’ANCA) et ont des objectifs et des agendas qui semblent proches. En réalité, elles sont assez différentes et s’avèrent complémentaires. Longtemps, l’AAA a eu une capacité de dépense supérieure à celle de l’ANCA (332 508 dollars dépensés en lobbying en 2009, année la plus faste de la décennie pour l’Assembly, contre 85 000 pour l’ANCA [10]), mais depuis quelques années les dépenses de l’AAA se sont considérablement réduites, tandis que celles de l’ANCA ont tendance à augmenter. Par ailleurs, seule l’ANCA a opté pour un statut fiscal, dit « 501(c)(4) », qui lui permet de faire du lobbying son activité principale. L’Assembly officie sous le statut « 501(c)(3) », plus avantageux sur le plan fiscal mais qui limite légalement ses activités de lobbying et notamment ses possibilités de soutenir des candidats, ce que l’ANCA fait en revanche régulièrement. D’ailleurs, il publie tous les ans des évaluations des élus, en notant de A+ à F– leur niveau d’implication auprès des Arméno-Américains et leurs positions sur les questions d’intérêt pour eux, afin de guider ses sympathisants dans leurs choix électoraux.
Ce type de lobbying, portant sur le soutien direct de candidats politiques est nettement moins mobilisé par l’Assembly. Il a toutefois pu s’effectuer via un PAC [11], l’ARMENPAC, qui ne lui est pas officiellement rattaché mais qui en est proche. L’ANCA peut aussi compter sur un PAC, l’ANCPAC, et participe ainsi également au financement des campagnes électorales. La contribution financière de ces PAC est toutefois assez modeste, si on les compare à d’autres, et souvent répartie entre des dizaines de récipiendaires [12]. En termes de modus operandi, les différences entre les deux organisations sont plus importantes qu’il n’y paraît. Alors que l’ANCA met souvent en avant sa « base », l’AAA, dont l’activité s’est réduite ces dernières années, semble miser avant tout sur l’activisme d’Arméno-Américains influents. D’ailleurs, l’Assembly ne compte sur le sol américain, outre son siège washingtonien, qu’un bureau californien, tandis que l’ANCA – qui n’installe son siège à Washington qu’en 1983 – en compte une quarantaine dans plus de vingt États, dont une représentation importante sur la côte Ouest. Même si les choses ont visiblement évolué ces dernières années, l’AAA a semblé plus en mesure d’influencer l’exécutif, tandis que l’ANCA est particulièrement actif auprès des élus.
Cette « répartition des tâches » est aussi due aux lignes politiques respectives des deux groupes. L’ANCA est nettement moins proche de Washington qu’il ne l’était pendant la guerre froide et est tenant d’une position plus dure, en particulier vis-à-vis de la Turquie, que l’AAA. Alors que parmi les missions premières de celle-ci figurent les « obligations de la communauté arméno-américaine envers les États-Unis » ou le fait de « renforcer les relations entre les États-Unis et l’Arménie, et les États-Unis et le Haut-Karabagh », l’ANCA affiche, pour sa part, comme objectif majeur d’« influencer et guider la politique américaine sur les sujets d’intérêt de la communauté arménienne des États-Unis ». Son objectif premier est d’« entretenir et encourager la sensibilisation publique en soutien à une Arménie libre, unie et indépendante ». Ces trois adjectifs, qui constituent le slogan historique du parti dachnak, sous-tendent des revendications territoriales majeures à l’égard de la Turquie, mais également de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan. Ce parti et donc, de fait, l’ANCA qui lui est lié, revendiquent une Arménie recouvrant les frontières du Traité de Sèvres de 1920, incluant la portion occidentale du plateau arménien, le Nakhitchévan et la Djavakhétie, respectivement situés aujourd’hui en Turquie, en Azerbaïdjan et en Géorgie. Ces revendications, même si elles ne sont que très rarement exprimées publiquement par les leaders de l’ANCA, contestent l’intégrité territoriale de trois États proches des États-Unis et ajoutées à une certaine fermeté du discours, ont tendance à en faire, du point de vue de l’exécutif américain, un groupe radical et hostile.
Le
Congressional Caucus on Armenian Issues
Les efforts de l’ANCA portent essentiellement sur les élus, en particulier ceux dont la circonscription compte des Arméno-Américains. La constitution et le maintien d’un caucus – un groupe d’élus pro-arméniens au Congrès –, sur lequel il peut s’appuyer pour faire entendre la voix des Arméno-Américains, ont donc été un objectif important du lobby arménien. Créé formellement en 1995, le « Congressional Caucus on Armenian Issues » a été dans les années 2000 l’un des caucuses les plus nombreux de la Chambre des représentants [13], comptant, parfois, plus de 150 membres. Il demeure significatif aujourd’hui, avec 94 membres au printemps 2015. Ses co-présidents sont en général un républicain et un démocrate, issus d’États distincts. Il s’agit aujourd’hui du démocrate du New Jersey Frank Pallone et du républicain de l’Illinois Robert Dold. Deux de ses membres, Anna Eshoo et Jackie Speier, élues de Californie, sont d’origine arménienne. Le caucus arménien a compté et compte encore dans ses rangs des parlementaires influents, comme l’ancienne présidente de la Chambre, Nancy Pelosi, le doyen de la Chambre jusqu’en janvier 2015, John Dingell, Ed Royce et Ileana Ros-Lehtinen, actuel et ancienne président-e de la commission des Affaires étrangères, Paul Ryan, candidat républicain à la vice-présidence auprès de Mitt Romney en 2012, ou encore Eric Cantor, ancien leader de la majorité à la Chambre. Si tous les membres de ce caucus ne sont pas aussi actifs les uns que les autres, il n’en demeure pas moins un atout considérable. Avec le soutien des sénateurs qui lui sont proches, comme le sulfureux mais néanmoins influent Robert Menendez, l’actuel leader de la minorité républicaine Harry Reid, ou, par le passé, Bob Dole ou Joe Biden, il parvient à proposer et faire voter des lois favorables aux intérêts défendus par l’ANCA et l’AAA.
Les batailles au Congrès
L’assise et la visibilité obtenues grâce au Congressional Caucus on Armenian Issues, dans le contexte global de montée en puissance, à Washington, du lobbying « ethnique » ont permis aux groupes d’intérêt arméniens d’intensifier leurs activités auprès du Congrès depuis les années 1990. Les questions sur lesquelles ils cherchent à obtenir des résultats sont relativement nombreuses, mais la place de la reconnaissance du génocide dans les agendas de ces groupes est centrale, aux côtés de la sécurité de l’Arménie – les deux questions étant d’ailleurs parfois associées par les Arméno-Américains et présentées comme un tout. En effet, si, depuis l’indépendance de l’Arménie, les groupes arméniens ont œuvré auprès des autorités américaines pour obtenir des subsides pour son développement, bloquer toute aide américaine à l’Azerbaïdjan (en conflit avec l’Arménie), favoriser les échanges économiques entre les États-Unis et l’Arménie, ou encore exercer, avec leurs alliés gréco-américains, des pressions diverses sur la Turquie, la question de la reconnaissance du génocide de 1915 les mobilise constamment depuis plusieurs décennies.
C’est au Congrès que le lobby arméno-américain s’est le plus activé, afin d’obtenir l’acquis pérenne par excellence que serait la reconnaissance du génocide par la loi. Dès les années 1960, les Arméno-Américains s’assurent le soutien de certains élus. En avril 1965, une longue séance de discussions sur le sujet a lieu à la Chambre des représentants. Le terme « génocide » est utilisé à de nombreuses reprises par les élus, dont Gerald Ford, alors leader de l’opposition et élu du Michigan, où les Arméno-Américains sont relativement nombreux et bien organisés. Aucun représentant ne conteste alors la réalité du génocide, ni l’ampleur des massacres, et « les Turcs », « la Turquie » ou « l’Empire ottoman » sont clairement – et parfois un peu maladroitement – désignés comme ceux qui les ont perpétrés. Il n’est toutefois pas encore question de loi fédérale ni de reconnaissance officielle. Cette question n’est pas encore une question internationale, ses dimensions politiques et géopolitiques ne vont s’affirmer que progressivement, dans les années 1970 et 1980. La cause arménienne se durcit alors, du fait du négationnisme de la Turquie dont l’opposition au concept de « génocide arménien » devient une priorité absolue de politique étrangère [14]. Tandis que certains, en milieu arménien, optent pour l’action armée et s’en prennent à des intérêts turcs, les groupes de pression arméno-américains se mobilisent pour obtenir le soutien de Washington à la reconnaissance internationale du génocide.
Débute alors, pour les militants arméniens un véritable combat politique, toujours en cours aujourd’hui, qui vise à obtenir des législateurs américains une loi de reconnaissance. Les premiers efforts en ce sens, à la toute fin des années 1960, sont tués dans l’œuf du fait de pressions de l’administration Nixon [15]. Puis, le 8 avril 1975, après d’âpres débats, la Chambre des représentants adopte la résolution 148, qui désigne le 24 avril 1975 comme une journée nationale dédiée à « la mémoire de l’inhumanité de l’homme envers l’homme ». Cette résolution « […] autorise et demande au président de publier une déclaration exigeant du peuple américain qu’il commémore ce jour une journée du souvenir pour toutes les victimes de génocide, en particulier celles d’ascendance arménienne qui périrent dans le génocide perpétré en 1915 […] ». Elle a été proposée par Henry Helstoski, élu démocrate de la 9e circonscription du New Jersey (où les villes d’Englewood, Englewood Cliffs ou Ridgefield abritent d’importantes communautés arméniennes) et soutenue par le leader de la majorité d’alors, Thomas O’Neill, élu démocrate du Massachussetts, proche des Arméniens et dont l’assistante parlementaire, Linda Melconian, était d’origine arménienne .
Si elle a une valeur symbolique importante, notamment parce qu’après son vote à la Chambre, les présidents américains s’exprimeront systématiquement au sujet des massacres de 1915 le 24 avril, la résolution n’est toutefois pas votée par le Sénat, où elle est rejetée par la Commission des affaires judiciaires, là encore du fait des pressions de l’administration (du président Ford, pourtant très clair sur la question alors qu’il était élu au Congrès). Une résolution identique est également rejetée par le Sénat en 1985, après avoir été votée par la Chambre auparavant. Puis, l’année suivante, deux autres projets de résolution similaires, la H.J. Res. 328 et la H.J. Res. 132, visant à désigner le 24 avril 1987 comme « Journée nationale de la mémoire du génocide arménien de 1915-23 », sont discutés à la Chambre mais ne sont pas adoptés. Pour tenter de faire avancer la question au Sénat, longtemps peu réceptif, Bob Dole, cadre du parti républicain et ami de longue date des Arméniens, présente ensuite la résolution 212 qui vise à faire du 24 avril 1990 la « Journée nationale de la mémoire du 75e anniversaire du génocide arménien de 1915-23 ». Malgré ses nombreux partisans, la résolution est rejetée d’une voix . Une résolution analogue connaît simultanément le même destin à la Chambre sans toutefois être soumise au vote car bloquée en commission .
Plusieurs autres projets de loi sur le sujet sont à nouveau présentés à la Chambre en 1998, 1999 et 2000, mais sont laissés sans suite. Dans ces différents cas, les textes sont systématiquement soutenus par des élus proches des groupes de pression arméniens, qui mobilisent leurs militants et l’opinion publique, et qui sont, pour reprendre les termes de Franck Pallone, co-président du caucus arménien, « en première ligne pour demander la reconnaissance du génocide » [16].
Vers de nouvelles stratégies ?
En parallèle de ces nombreuses tentatives, la Chambre des représentants vote, en 1996 et 2004 deux amendements mentionnant le génocide dans le cadre du Foreign Operations Appropriation Act – loi annuelle de financement de la politique étrangère – mais ces deux amendements sont ensuite rejetés par le Sénat. D’autres propositions de loi visant la reconnaissance du génocide sont présentées au Congrès en 2005, 2007, 2010, 2012 et 2015, sans réel succès, mais certaines d’entre elles sont votées par les puissantes commissions des Affaires étrangères du Congrès, et semblent avoir été très proches d’être adoptées. C’est en particulier le cas de celle de 2010, introduite à la Chambre, où les Arméniens peuvent compter sur le soutien de la présidente Pelosi, alors que son prédécesseur républicain, Dennis Hastert, avait été soupçonné par certains de corruption par la Turquie [17].
Par ailleurs, les années 2000 puis 2010 voient le lobby arménien changer quelque peu les tactiques mises en place pour obtenir un vote du Congrès. Le but n’est plus tant d’obtenir que le législateur fasse des 24 avril des journées de commémoration nationale mais plutôt d’obliger le président à définir la politique étrangère du pays, en particulier envers la Turquie, en tenant compte du génocide de 1915. L’idée étant d’obtenir la reconnaissance du génocide par le Congrès, mais également de montrer le désaccord de ce dernier à une politique étrangère américaine perçue comme pro-turque et de tenter de l’infléchir. Dans le même temps, les Arméniens et leurs alliés aux Congrès proposent, au moins à partir du début des années 2000, des non-binding resolutions, « non-contraignantes » pour l’administration, cherchant ainsi – sans succès – à ce que cette dernière s’y oppose moins fermement. Ils visent aussi, jusqu’à aujourd’hui, à élargir la thématique du génocide arménien à celle des violences de masse en général et s’impliquent dans d’autres combats politiques liés aux droits de l’homme comme, au milieu des années 2000, la sensibilisation aux crimes commis contre les populations civiles au Darfour. Ils sont également parvenus en 2007, en collaboration avec le lobby grec-américain, à obtenir du Congrès le vote d’une résolution appelant la Turquie à mettre fin à toute forme de discrimination religieuse et à rendre aux Églises concernées les bâtiments et les propriétés confisqués – en particulier pendant le génocide, bien que ni l’épisode, ni une quelconque période ne soient mentionnés dans le texte de loi.
Malgré des efforts considérables, une organisation d’ensemble bien rodée, de nombreux soutiens et une diversification des moyens mis en œuvre pour atteindre leurs fins, les activistes arméno-américains de l’ANCA et de l’AAA ne sont pas parvenus à obtenir des autorités américaines une reconnaissance totale et formelle du génocide de 1915. Alors que le lobby arménien est communément perçu comme influent et qu’il a su se montrer efficace sur un certain nombre de dossiers, comme l’attribution par le Congrès d’une aide financière considérable à l’Arménie depuis 1992, corrélée à l’exclusion de l’Azerbaïdjan de cette aide entre 1992 et 2002, il bute depuis plus de quarante ans sur le dossier de la reconnaissance du génocide. Et même en cette année 2015 de centenaire, rien n’y a fait. Ni les tentatives d’introduction d’une énième résolution au Congrès, ni la mobilisation phénoménale des Arméno-Américains (dont, par exemple, 160 000 se sont rassemblés pour une manifestation géante le 24 avril à Los Angeles, selon les chiffres officiels de la mairie de Los Angeles), ni les campagnes médiatiques menées par ces derniers. Ultra-sensible pour une Turquie considérée comme un allié moyen-oriental et eurasiatique majeur, cette question reste bloquée au niveau fédéral, du fait de résistances répétées de l’exécutif, lui-même en proie à des pressions considérables et visiblement très efficaces d’Ankara et de ses soutiens à Washington. Pour autant, l’activisme des Arméno-Américains a permis des avancées importantes, comme des votes favorables à la Chambre et par des commissions du Congrès. Le fait même qu’ils demeurent mobilisés, cent ans après les faits et environ cinquante ans après le début de leurs revendications, pour une reconnaissance internationale du génocide, en dit long sur la motivation et les capacités de ce groupe, et laisse penser que la reconnaissance pleine et entière du génocide par les autorités américaines n’est qu’une question de temps. Dès lors, on peut s’interroger sur la pertinence de la crispation de l’exécutif, a fortiori à l’heure des grandes recompositions géopolitiques au Moyen-Orient où la Turquie, qu’il s’est agi jusqu’à aujourd’hui de ménager, n’est plus l’alliée fidèle ni, peut-être, indispensable, de la guerre froide et des années 1990.