Avec un recul de 5% du PIB en 2009 et un deficit public proche des 152 milliards de Livres pour l’année fiscale 2009-2010 (près de 10.8% du PIB), le Royaume-Uni a souffert dans une plus grande mesure des effets de la crise en comparaison de ses voisins européens. Dans un tel contexte, la tenue des élections nationales, qui auront lieu le 6 mai 2010, pourrait annoncer de profonds bouleversements politiques et économiques. Selon nous, cela ne sera pas le cas car aucun parti en compétition ne propose une refonte radicale du modèle économique britannique, responsable des succès passés et des difficultés présentes. Le Royaume-Uni est l’économie globale par excellence. Le globalisme économique est cet activisme politique consistant à s’adapter et profiter des conditions globales de production en abandonnant la priorité traditionnellement accordée aux conditions nationales de production. Il révèle au Royaume-Uni une domination du capitalisme financier sur le capitalisme industriel. Ce choix politique a des conséquences importantes. En cherchant à construire un modèle économique fonctionnant comme une interface des flux internationaux de capitaux, il aboutit finalement à un affaiblissement de la relation entre épargne et investissement nationaux. Cette dilution d’un lien essentiel au fonctionnement du circuit économique réduit la portée de toute politique de redistribution, accroit les possibilités de bulles, et requiert l’indépendance monétaire pour stabiliser les prix des actifs financiers et immobiliers. La faiblesse des ambitions européennes des différents candidats à l’élection est symptomatique de ce globalisme économique, de ce fatalisme inavoué en termes de politique industrielle et sociale.
Le globalisme est une constante de la politique économique britannique
L’empire britannique a depuis longtemps donné une dimension globale au « capitalisme des gentlemen ». D’abord commercial, puis industriel, il est devenu financier dans la seconde moitié du vingtième siècle. Au sortir de la guerre, l’État-providence se met en place comme partout en Europe. Le Royaume-Uni se distingue cependant de ses voisins par la volonté de maintenir le rang d’une puissance mondiale et de conserver une zone d’influence monétaire, la zone sterling. Celle-ci va jouer un rôle essentiel dans le système monétaire de Bretton Woods, et en même temps détourner des ressources précieuses destinées à la reconstruction et au tissu national de production. La période comprise entre 1950 et 1980 illustre à nouveau cette volonté de maintenir une monnaie forte. En contradiction avec les orientations keynésiennes de l’économie, elle conduit à l’échec des politiques de soutien de la demande et contribue à l’affaiblissement de l’industrie. La zone sterling joue alors un rôle négatif et positif : elle isole artificiellement l’industrie britannique de la concurrence grandissante des entreprises européennes et aboutit à une perte de compétitivité. Elle permet d’un autre côté, via l’engagement des autorités en faveur de sa stabilité, le développement d’une place financière globale et puissante en dehors des États-Unis. L’échec des politiques keynésiennes annonce l’avènement de l’ère Thatcher, caractérisée par la domination des thèses monétaristes, la lutte contre les syndicats, la promotion d’un capitalisme financier au détriment d’un capitalisme industriel, une confiance totale accordée aux investisseurs internationaux en ce qui concerne l’opportunité de produire ou pas sur le sol britannique.
Les travaillistes, malgré leurs efforts en termes d’investissement public, ne vont pas fondamentalement affecter l’héritage thatchérien. Leur politique ne modifie pas sensiblement les conditions de taxe favorables aux entreprises, n’a pas véritablement d’orientation industrielle, se contente d’une politique d’attractivité des investissements, ne fait que combler le retard accumulé sous l’ère Thatcher en termes de dépenses dans l’éducation et la santé. La flexibilité de l’emploi est maintenue, la faible taxation du capital également. L’apport du gouvernement travailliste sur le plan économique peut se résumer en trois points : l’indépendance accordée à la banque d’Angleterre, la mise en place de la règle d’or et de l’investissement soutenable (règles de stabilité des finances publiques), et le développement des initiatives publiques – privées. Tous ces éléments restent inspirés des thèses à la Lucas ou à la Friedman visant un État minimal car inefficace. Le globalisme économique britannique a consisté finalement depuis l’après-guerre, non sans à-coups, à promouvoir un espace monétaire et financier stable, progressivement isolé des contraintes réelles, sociales et politiques de la nation.
La dilution du lien entre épargne et investissement
Ce modèle économique a aujourd’hui trois caractéristiques : il est non étonnamment fondé sur la libre circulation du capital et du travail. Il est informationnel, c’est-à-dire financier ou plus généralement fondé sur des activités de services à fort contenu technologique comme le révèle la structure de la balance des paiements. Il se caractérise par une exposition plus élevée au risque de bulles financières et immobilières. Ces trois caractéristiques sont à la fois endogènes et exogènes à la fragilisation du lien entre épargne et investissement nationaux.
La libre circulation du capital et du travail n’est pas un vain mot au Royaume-Uni. Le poids des investisseurs étrangers au sein du capital des entreprises nationales est très important (selon la FESE [1], 40% des actions d’entreprise britanniques sont détenues en 2007 par des non-résidents contre une moyenne de 37% pour l’Europe et contre 21,3% pour l’Allemagne. Notons que la France se situe dans ce domaine à 41,1%.) . La part des investissements directs à l’étranger, et en provenance de l’étranger en pourcentage du PIB est l’une des plus fortes au monde (le stock de ces investissements représentait 54% du PIB en 2006 contre 26% pour la moyenne des pays de l’OCDE). Par ailleurs, le Royaume-Uni dispose toujours d’un marché de l’emploi particulièrement flexible et a fait montre ces dernières années d’une politique d’immigration ouverte. Cette libre circulation du capital et du travail est une nécessité pour une économie qui fonde son attractivité sur l’opportunité, pour toute entreprise étrangère ou britannique, de réorienter rapidement et à moindre coût ses investissements. La contrepartie d’une telle opportunité est le court-termisme de l’horizon des investisseurs, critique émise traditionnellement à l’encontre d’un fonds de private equity.
Au sein du mouvement général de tertiarisation des économies, le Royaume-Uni se distingue par une spécialisation dans le secteur financier et dans les activités à fort contenu technologique et informationnel. En intervenant au niveau global en tant que plateforme des échanges financiers, il capte la valeur liée à ces échanges et ne se soucie pas des flux réels sous-jacents. Les services financiers ne visent plus un développement optimal du financement des activités nationales. On assiste alors à une autonomisation progressive de la sphère financière et informationnelle vis-à-vis de la sphère réelle. La dématérialisation de la valeur ajoutée représente en fait un affaiblissement du lien entre épargne et investissement nationaux. Ce phénomène est autoentretenu. Il nécessite en effet une monnaie forte pour d’une part rassurer les investisseurs quant à la stabilité de leur investissement en Livre sterling, et d’autre part maintenir un pouvoir d’achat au niveau global (le délaissement de l’industrie induit un poids croissant des produits importés au sein de la consommation et de la production nationale). Le besoin d’une monnaie forte accentue le déclin de l’industrie.
La dématérialisation de la valeur ajoutée aboutit aussi à des phénomènes de concentration de la richesse, entre les mains de ceux qui sont à même de profiter pleinement de la globalisation, les travailleurs extrêmement qualifiés. Il y a donc un modèle d’économie de service bipolaire au Royaume-Uni, caractérisé par des emplois hautement qualifiés et des emplois très faiblement qualifiés qui ne font qu’accompagner les activités encore créatrices de valeur. Il y a deux conséquences à cela : le creusement des inégalités et une exposition accrue au risque de bulle. Du point de vue des inégalités, le motif d’attraction du capital et des talents nécessite de faibles niveaux de taxes et donc un faible pouvoir de redistribution. Le poids du décile des revenus les plus élevés au sein du revenu national (corrigé des frais immobiliers) est passé de 27% à 31% entre 1995 et 2008, celui des autres catégories ayant stagné ou légèrement diminué. La forte concentration des hauts revenus provoque une pression forte sur les biens immobiliers de haut de gamme. Du fait de l’insuffisance de l’offre, elle se transmet au niveau des prix de tous les types de logement. Les ménages doivent alors prendre plus de risques en termes d’endettement pour accéder à la propriété. Cette prise de risque est également visible au niveau du crédit à la consommation, dont le développement n’est pas lui non plus étranger au modèle bipolaire de cette société, et aux incitations créées par le mode de vie des hauts revenus. La conjonction d’un environnement financier important, source d’innovations particulièrement complexes, d’un fort endettement des ménages, et d’un haut niveau d’interconnections avec les autres grandes places financières, est propice à l’apparition de bulles financières et immobilières. Cette instabilité nuit évidemment à la relation épargne - investissement. En outre, les bulles entretiennent elles-mêmes l’illusion de richesse et conduisent, en parallèle avec le gonflement disproportionné du crédit, à une forte réduction du taux d’épargne.
Un fatalisme européen
Les récents débats des trois candidats à l’élection révèlent une nouvelle fois la frilosité des dirigeants britanniques vis-à-vis de l’Europe, et plus particulièrement vis-à-vis de l’UEM. Cela démontre leur parti pris global, et plus techniquement, l’impossibilité pour une telle économie d’abandonner son indépendance monétaire. Officiellement, la BOE, comme la BCE, a un objectif d’inflation. Néanmoins, le très haut niveau d’endettement, et les effets de richesse liés à la sphère immobilière et financière requièrent l’indépendance de la banque centrale d’Angleterre, d’une part pour stabiliser les prix des actifs, et d’autre part parce que la transmission de la politique monétaire est différente en comparaison des autres pays européens. De plus, les chocs subis ne reflètent plus obligatoirement les fondamentaux de l’économie réelle, liée commercialement au reste de l’Europe, mais les conditions globales de liquidité. Les asymétries en termes d’objectifs de la banque centrale, d’exposition aux chocs, et de transmission des décisions de taux, justifient le refus d’entrer dans l’UEM. La réaction beaucoup plus agressive de la BOE en comparaison de la BCE au cours de la dernière crise, est la conséquence directe d’une exposition plus élevée du Royaume-Uni aux chocs d’origine financière. Les différents gouvernements britanniques ont par ailleurs relevé depuis longtemps les contradictions inhérentes au projet de monnaie unique. L’absence de coordination des politiques économiques, sur le plan conjoncturel et structurel, fait de ce projet un handicap en termes de compétitivité. Sur le plan conjoncturel, une dépréciation du change permet d’accroitre temporairement la compétitivité-prix et de stabiliser l’économie en cas de choc négatif. Sur le plan structurel, l’organisation d’une véritable politique industrielle à l’échelle européenne permettrait de résister à la domination américaine ou à la montée en puissance de l’Asie. Les hésitations liées à la résolution de la crise de la dette Grecque et le non respect de l’agenda de Lisbonne montrent les insuffisances européennes en termes de coordination de politiques économiques à court et à long terme. Dans ce contexte, le soutien à l’industrie, ou la défense d’un modèle social à l’échelle d’un pays européen isolé, sont voués à l’échec. Il ne reste plus qu’à s’adapter au mieux aux exigences globales en favorisant des activités hautement spécialisées et en colmatant les brèches sur le plan social. Le modèle britannique n’est pas meilleur, ni moins bon, il est fataliste et cohérent face à l’incapacité de la zone euro à mettre en place une politique industrielle et sociale d’échelle continentale, la seule viable qui soit.
Pour citer cet article :
Alexis Garatti, « Le globalisme économique du Royaume-Uni »,
La Vie des idées
, 29 avril 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-globalisme-economique-du
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