Recensé : Daniel Bougnoux, Aragon, la confusion des genres, Paris, Gallimard, « L’un et l’autre », 2012, 202 p., 19,90 €
Les études aragoniennes n’ont jamais été un champ pacifié. Les revirements politiques et esthétiques de l’auteur ont en effet suscité des polarisations violentes. Le primat accordé aux questions idéologiques a de ce point de vue particulièrement pesé sur l’étude stylistique des œuvres de Louis Aragon (1897-1982) [1]. Sous l’angle chronologique comme sous l’angle générique, l’unité de l’œuvre s’avère également problématique ; rares sont ceux qui ont réussi à embrasser d’un même mouvement le surréaliste, le communiste gagné au réalisme, et l’Aragon du « mentir-vrai ».
Telle est l’ambition de Daniel Bougnoux dans Aragon ou la confusion des genres, dont la parution vient de causer un beau raffut. Alors qu’on célèbre solennellement le trentenaire de la disparition du romancier, la polémique n’est d’ordre ni politique, ni esthétique, mais concerne une anecdote biographique que l’essayiste relatait, avant que le chapitre où il l’avait placée fût censuré par Gallimard [2]. Ce fameux chapitre 7, qui racontait une scène de « drague homosexuelle tout à fait carnavalesque » [3] est d’ailleurs maintenant téléchargeable sur le site de Bibliobs.
Daniel ou le metteur en scène
C’est dans ce contexte houleux que nous est parvenu l’essai de Daniel Bougnoux, philosophe de formation et professeur émérite en sciences de la communication à l’université Stendhal de Grenoble. Figure importante de la médiologie, il est aussi un aragonien chevronné, ayant notamment dirigé l’édition critique des œuvres romanesques d’Aragon dans la bibliothèque de la Pléiade. Pour écrire le petit opus qui nous intéresse, Bougnoux s’est dépouillé de ses oripeaux académiques pour endosser les habits du « fou d’Aragon ». Dans un avant-propos fantasmatiquement adressé à celui qu’il lit et relit inlassablement depuis des années, il assume pleinement sa fascination et laisse entendre que le portrait d’Aragon qu’il propose offre aussi, en creux, une image de lui-même. En cela, Bougnoux suit parfaitement la ligne de la collection « L’un et l’autre », qui se propose d’explorer les liens intimes unissant l’auteur d’un essai à la personne qu’il choisit d’étudier. Ce faisant, Gallimard offre à ses lecteurs « des récits subjectifs, à mille lieues de la biographie traditionnelle ». Subjectif, cet essai l’est indéniablement. Bougnoux y replace en effet sa découverte d’Aragon dans le cadre de ses années de formation en khâgne, puis à l’École normale supérieure. Il évoque le prestige alors inégalé de la philosophie (autour de figures phares comme celles de Foucault et de Derrida) et le mépris de bon ton qu’on se devait d’afficher pour la littérature telle qu’on l’enseignait. Ce rapport de la philosophie à la littérature, cette défiance à l’égard de l’intellectualisme régnant, Aragon s’en faisait justement l’écho. Dans ce contexte, la découverte de Blanche ou l’oubli (1967), dont une adorable jeune femme lui fit la lecture sur une plage déserte de Tunisie, est présentée comme une déflagration. À la manière de Proust dans son essai Sur la lecture, Bougnoux associe cette œuvre romanesque à des souvenirs empreints de sensualité (« la brûlure du sel et le tapage assourdissant de la mer », p. 28) et date de ce jour sa réconciliation avec le roman, entendu comme admirable machine à penser.
L’approche de Bougnoux vise certes donc à éclairer la personnalité et l’œuvre complexes d’Aragon, mais se présente également comme une tentative d’enquête destinée à éclairer « par quels mystérieux ressorts » Bougnoux s’est « [lui]-même entiché de cette œuvre, jusqu’à faire d’Aragon [sa] drogue ? » (p. 21).
Aragon ou le mouvement perpétuel
Optant volontiers pour une approche psychologique voire psychanalytique, Bougnoux tente de cerner la figure fuyante de son auteur de prédilection dans les dix-huit fins de chapitres qui composent cet essai libre. Ce n’est pas chose aisée. Du dandy surréaliste au communiste acharné, du « fou » d’Elsa à l’Aragon vieillissant entouré de ses mignons, la distance peut en effet sembler infranchissable. Thématisée par Aragon, la fragmentation du moi constitue même le sujet de prédilection de la troisième période d’écriture, celle des « romans de déconstruction », où il multiplie les intrusions d’auteur, et dans lesquels un « carnaval narratif éparpille les points de vue » (p. 38).
Hors du cadre strictement littéraire, Bougnoux voit également les signes de cette identité problématique dans le rapport d’Aragon à son image publique. Il insiste par exemple sur la troublante dissemblance entre les différentes photographies de l’auteur, dont on peine à reconnaître les traits, d’une image à l’autre. Il rapporte également que, lors des séances de pose qu’Aragon offrit en 1942 à Matisse dans le cadre de leur projet de portrait croisé, le peintre se plaignait de ce modèle « quasi cinématographique, qui n’arrêtait pas de bouger » (p. 73). Difficile de cerner un sujet qui « bouillonne et ruisselle », qui « contient trop de personnes » (p. 82). À cette image mouvante succéda, en 1978, l’impassibilité inquiétante du masque blanc arboré par Aragon : symptôme d’une quête d’identité ou volonté de se dérober devant des questions gênantes sur son engagement historique ?
Rétif à toute image arrêtée, Aragon refusa également d’achever la constitution de son « Œuvre Poétique ». Cet édifice aux contours génériques flous − et donc virtuellement infini −, augmenté d’année en année par son auteur, traduit le refus de « faire une fin » comme « ces hommes faits qu’[il]exècre ». On ne peut que souscrire au propos de Bougnoux, selon lequel « pour ne jamais finir, [Aragon] eut donc la passion de se dé-faire méthodiquement. Et pour cela de compliquer son personnage » (p 58).
La volonté de roman
Le terme de « personnage » s’applique sans encombre à un auteur dont la vie a tous les traits du roman. Le mensonge initial de sa naissance, qui consista à faire passer sa mère pour sa sœur, son père pour son parrain et sa grand-mère pour sa mère adoptive, est un véritable roman familial qui inspira directement Blanche ou l’oubli. Ce mensonge matriciel joue évidemment un rôle fondateur dans la constitution de l’homme et du romancier qu’est Aragon, comme dans sa conception du « mentir-vrai ».
Insistant sur ce qui distingue Aragon des surréalistes, Bougnoux montre que l’auteur d’Aurélien « écrit pour s’expliquer ce monde, non pour s’en évader » (p. 15), qu’il cherche l’infini dans le réel. Le roman offrirait à Aragon cette « mentalité élargie » que prête Kant à l’homme des Lumières, et qui le distingue profondément d’un auteur comme André Breton, farouche pourfendeur de la forme romanesque, dont on connaît le penchant pour l’ésotérisme. En Aragon au contraire, tout est volonté de roman, si tant est qu’on appréhende le genre dans sa plasticité, sa porosité à l’essai, à la poésie, au théâtre. Le roman lui permet notamment de raconter de l’intérieur les problèmes de l’engagement. Dans Le Fou d’Elsa, l’agonie de Grenade peut ainsi se lire comme celle du communisme, le roman offrant à son auteur un moyen d’exorciser la douleur des espoirs politiques perdus. Pour Bougnoux, « peu de textes auront dit avec cette force et cette délicatesse l’horreur d’être communiste après, disons, le stalinisme — et comment cette horreur peut se retourner en honneur paradoxal : honneur de la fidélité (torturante), de l’aveu […] et toujours de l’ample beauté d’un chant par lequel, sans rien renier, le prophète-poète s’efforce de sortir tête haute de la honte infligée par l’Histoire » (p. 105).
La servitude volontaire et la confusion des genres
« L’honneur de la fidélité torturante » : voilà la belle formule que Daniel Bougnoux propose pour comprendre la servitude volontaire qui assujettit tour à tour Aragon à un mouvement (le surréalisme), une femme (Elsa Triolet), un parti (le parti communiste) et le poussa à fièrement « exhib[er] ses chaînes et ses plaies » (p. 125). C’est évidemment sur le plan politique que cette attitude est la plus frappante. Pour comprendre le soutien indéfectible apporté par Aragon au communisme, même dans ses pires errances, l’essayiste prête au directeur des Lettres françaises une morale aristocratique de l’allégeance, semblable à celle de Géricault, personnage de La Semaine sainte qui « fai[t] par honneur le choix d’un certain déshonneur » (p. 130).
Corrélativement, Bougnoux voit apparaître très précocement chez Aragon une critique de l’individualisme, qui se manifeste dès la période des jeux surréalistes. Par un coup de force théorique pour le moins audacieux, Bougnoux souligne la continuité entre l’écriture automatique, qui soumet l’individu aux diktats de l’inconscient, et la subordination à l’appareil du Parti. Dans un cas comme dans l’autre, Aragon abdiquerait sa volonté et son sens critique, accepterait d’« être pensé » non sans une secrète jubilation d’écrivain à s’abandonner « pour proférer, sous le masque du communisme comme jadis au temps de Dada, quelques sonores âneries » (p. 127). Ce nivellement peut sembler discutable. Bougnoux semble ici renvoyer dos à dos l’idiotie savamment cultivée par Dada pour lutter contre le décervelage ambiant et les mensonges autrement plus criminels de la propagande stalinienne qui servaient au contraire à justifier de graves exactions. Si la lecture psychologique du parcours d’Aragon proposée par l’essayiste ne manque évidemment pas d’intérêt pour comprendre les engagements successifs de l’homme, elle présente néanmoins l’inconvénient d’exonérer par moments peut-être un peu facilement Aragon de toute responsabilité politique et, accessoirement d’évacuer aussi les questions littéraires (mais Bougnoux se prête, en cela, à l’exercice de style imposé par la collection).
En même temps, l’essayiste se montre ailleurs pleinement conscient des risques d’une telle « confusion des genres ». Comme il l’explique sans détour, « Aragon érotise la Cause ; mais en contribuant à faire de la politique un roman d’amour et une affaire de famille, il s’exposait à un catastrophique mélange des genres » (p. 127). Plus que l’image grotesque d’un Aragon vieillissant outrageusement fardé, c’est cette « confusion des genres » autrement plus cruciale que nous retiendrons de l’essai éclairant de Daniel Bougnoux.