Le football fait l’objet d’un étonnant paradoxe sociologique : en dépit d’une place sociale et culturelle centrale, il reste très mal connu, méprisé par les intellectuels et saturé de prénotions. Qu’ils le célèbrent ou le condamnent, les commentaires à son égard partagent en effet une même approche moralisatrice et individualisante de ce sport, qui fait écran à la compréhension de ses logiques structurelles. Et pourtant, les recherches sur ce thème n’ont cessé de se multiplier au cours des dernières décennies, empruntant différentes perspectives. Il s’agira ici d’en proposer un aperçu pour suggérer, sans prétendre à l’exhaustivité, en quoi l’analyse de ce phénomène peut enrichir des domaines de recherche aussi divers que l’étude des relations internationales, des pratiques culturelles, des professions ou la sociologie politique.
Le football, avatar de la mondialisation ?
On présente souvent le football comme le sport universel par excellence, sans guère plus d’analyse. Force est cependant de remarquer que certaines nations en sont restées à l’écart, à commencer par les États-Unis, où, stigmatisé comme attaché aux migrants, il a été « évacué par le haut » par le football américain, et « par le bas », par le base-ball (Markowits, 1990). Il convient également d’être attentif aux fortes spécificités que conservent les espaces sportifs nationaux, mais aussi aux phénomènes d’hybridation avec les cultures locales auxquels a ainsi donné lieu localement la réception du jeu, comme l’illustre le cas des navétanes au Sénégal, rituel pratiqué pendant la saison des pluies (Mbaye, 1990). Hier comme aujourd’hui, le football remplit un rôle majeur comme support des identifications politiques locales ainsi que l’ont montré nombre de monographies (Murray, 1988, Karady et Hadas, 1994, Breuer et Lindner, 1994), mais aussi d’un nationalisme aux habits renouvelés (Gebauer, 1994). La question des rapports entre football et mondialisation est à l’inverse peu investie. En France, Pascal Boniface s’y est cependant essayé, avançant ainsi que « le football ne gouverne certes pas le monde. Mais il est néanmoins un élément important du rayonnement et du prestige des États » (1998 : 27). Revenant sur plusieurs exemples, comme la fameuse « guerre du football » de 1969 entre Salvador et Honduras – exagérément attribuée à une rencontre entre les deux équipes nationales –, ou la victoire de la RDA sur la RFA lors de la Coupe du monde organisée par cette dernière en 1974, il explique que, loin d’incarner la « continuation de la guerre par d’autres moyens », les matchs de football sont davantage le reflet de tensions sociales existantes entre et au sein des nations. Abordant un angle plus culturel, Albrecht Sonntag (2008) entend lui montrer que le football est un « révélateur, non seulement des enjeux identitaires liés à la transition entre modernité et postmodernité, mais plus généralement des sentiments et des besoins collectifs, des relations et des perceptions entre les nations, des incertitudes et des interrogations qui sont propres à notre époque » (Ibid : 9-10). À travers la comparaison des Coupes du monde 1998 et 2006 organisées respectivement en France et en Allemagne, il développe un certain nombre de considérations sur les processus d’identifications collectives à différentes échelles, tout en revenant sur les différents facteurs avancés pour expliquer le succès universel de ce sport (accessible, dramatique, cathartique et liturgique). Lui aussi relativise le rôle du football dans la création d’identités antagoniques – « Le football n’a pas inventé les stéréotypes nationaux. Il n’est qu’un support qui permet de réactiver des grilles de perception et d’auto-perception bien plus larges, entrées depuis longtemps dans la mémoire collective nationale » (Ibid : 169) –, et dans sa capacité à entretenir un « soft power » (Nye, 2004) : « le rôle de générateur de prestige, d’image voire de puissance, qui est souvent attribué au football en raison de sa popularité globale et de sa dimension médiatique inégalée, semble souvent exagéré » (Ibid : 210). Il n’en reste pas moins qu’il recouvre des enjeux financiers conséquents – et croissants [1]. De leur côté, Richard Giulianotti et Roland Robertson (2009) tentent de traiter ensemble les dimensions financières et culturelles du football mondialisé. La mondialisation (« globalization ») se caractérise selon eux plus généralement par deux traits principaux : l’intensification des interconnexions de toutes natures et l’essor d’une réflexivité associée. Plus que de mondialisation, mieux vaut cependant parler de « glocalisation » pour désigner sa phase actuelle, car celle-ci est en fait animée par une tension entre les tendances simultanées à l’uniformisation et à la différenciation culturelles, et qui traversent au premier chef le ballon rond, comme le manifeste la coïncidence d’expressions de « cosmopolitisme banal » et de « nationalisme d’exception » jusque dans l’enceinte d’un même stade. Il s’agit finalement d’être selon eux particulièrement attentif à cette « interaction hautement complexe entre les niveaux local et global, ou le particulier et l’universel ». Sur le plan économique, c’est prioritairement l’expansion du « néo-libéralisme » [2] qui est à relever. Ses implications sur les structures du football sont particulièrement lourdes – argent des retransmissions, dénaturation du jeu en Amérique du Sud, turbulences financières et endettement des clubs d’élite en Europe de l’Ouest. Ces derniers s’apparentent ainsi de plus en plus à ces firmes transnationales qui maintiennent des liens forts, économiques et symboliques avec leur « foyer » national, tout en se transnationalisant dans leur recrutement, leur actionnariat et leur marketing, comme l’illustre la métamorphose du club anglais de Manchester United (Boli, 2004). Contrairement à une idée reçue, cette marchandisation du football initiée à la fin des années 1980 ne se calque pas sur le modèle des sports étasuniens : les « cartels » de ligues, les maxima salariaux, le partage des revenus entre joueurs ou l’absence de sponsors sur les maillots font que ceux-ci sont en fait bien moins libéralisés que le football européen. Ces influences « néo-libérales » entrent du reste elles-mêmes en tension avec d’autres stratégies que les auteurs qualifient de « néo-mercantiles », à savoir des « politiques de protection et d’expansion initiées depuis 1945, principalement par des sociétés nationales mais également par des institutions supranationales et des organisations gouvernementales internationales (IGO) » (Giulianotti et Robertson, 2009 : 111). Ce qui se traduit entre autres par des conflits plus ou moins larvés entre ces instances et les clubs les plus riches. Évoquant également l’utilisation de ce sport comme levier de la construction d’une « société civile globale », ces auteurs concluent leur étude en prédisant que « les divisions sociales et les conflits entourant la marchandisation vont se manifester avec plus d’acuité au sein du football. La distribution de revenus – droits de retransmission télévisuels, accès aux billets ou joueurs d’élite – vont faire l’objet de conflits aux niveaux national et international », accentuant un certain nombre de tendances actuelles comme « l’exclusion socio-économique des stades, le fossé compétitif grandissant entre les clubs et l’affaiblissement des structures d’attachement entre supporters et clubs » (Ibid : 165). Aussi fructueuses qu’apparaissent les pistes ouvertes par ces différents auteurs, leurs perspectives paraissent le plus souvent trop générales pour rendre compte des formes complexes et contradictoires qu’elles revêtent dans les différents contextes locaux. Il apparaît alors sans doute nécessaire d’opérer un va-et-vient entre les différents niveaux d’analyse comme le préconise entre autres Christian Bromberger (1998 : 12). Plusieurs dimensions concernant la mondialisation du football mériteraient du reste d’être approfondies, comme celles ayant trait au recrutement, à la composition et aux réseaux des « courtiers de l’international » (Dezalay, 2004) propres à ce sport, gravitant notamment autour des instances internationales ; ou encore la question des migrations sportives (Lanfranchi et Taylor, 2001), partie intégrante de la division internationale du travail dans ses formes actuelles, produisant une nouvelle forme de traite dont les premières victimes sont de jeunes joueurs africains (Bonnet et Meier, 2004).
Le football comme pratique culturelle et professionnelle
En dépit des réticences intellectuelles – et sans sous-estimer pour autant ses logiques propres –, il apparaît finalement fécond d’envisager le football comme une pratique culturelle à part entière. Dans la perspective ouverte par Michel de Certeau (1990), il s’agit ainsi d’adopter une définition large de la culture – et non restreinte à ses seules pratiques légitimes –, mais d’être également attentif à la diversité des formes d’appropriation de ses objets, qui s’apparentent le plus souvent à un « braconnage » échappant aux intentions initiales de leurs producteurs. Autrement dit, il importe d’adopter une démarche compréhensive, c’est-à-dire prenant en compte le sens qu’y investissent les différents agents engagés [3] sans pour autant se contenter de le restituer. On peut ce faisant affirmer que « le football n’existe pas », au sens où « il n’y a pas d’essence de ce sport qui n’est que ce que les groupes sociaux qui tentent de s’en approprier le sens en font » (Faure et Suaud, 1999 : 239-240).
La réflexion sociologique sur le football – et le sport en général – a profondément été renouvelée par les travaux de Norbert Elias et Eric Dunning (1986). Ceux-ci inscrivent en effet l’émergence du sport moderne dans le schéma du « procès de civilisation », thèse centrale d’Elias qui associe la genèse de l’État moderne à une transformation des mœurs marquée par l’autocontrôle des pulsions. Ils contredisent ainsi les deux idées dominantes selon lesquelles le sport incarnerait un phénomène universel et un reliquat de barbarie. Apparu au sein de la gentry britannique du 18e siècle en lien avec la parlementarisation du régime, le sport sous sa forme moderne codifiée, met en effet en jeu selon eux une libération contrôlée des pulsions qui en fait la pointe avancée de la civilisation. Cette perspective invite ainsi à penser la pratique du football non comme un défouloir, mais comme le résultat et le support d’un véritable processus de socialisation. Dans son étude sur les sociabilités juvéniles en milieu rural, Nicolas Rénahy pointe la place centrale du club de football dans l’affirmation d’une appartenance villageoise et la transmission d’un ethos viril sous la forme d’un véritable « apprentissage par corps » (2005 : 74-103). Il reprend également au terme de deux années d’observation participante la thèse avancée par Monique Sélim (1993) selon laquelle le football permettrait au groupe ouvrier masculin un « dépassement symbolique » de sa précarité. Si le même type de logiques semblent à l’œuvre de manière informelle au pied des immeubles de grands ensembles (Travert, 1997), cette pratique auto-organisée du football d’esplanade n’est cependant pas l’apanage des jeunes de classes populaires. Elle revêt des formes diverses : de parties entre anonymes de passage à l’entre-soi le plus exclusif, elle peut être aussi être le fait à l’opposé d’individus fortement dotés en capitaux culturel et économique (Tremoulinas, 2007). Pour ceux-ci se jouent également la symbolisation d’un « ordre social local », mais aussi l’entretien plus ou moins conscient d’un capital social tissé de « liens faibles » (Granovetter, 1973) qui pourront potentiellement être sollicités si le besoin s’en fait sentir, comme le suggère ce témoignage d’un jeune consultant qui réserve à l’année un créneau hebdomadaire sur un terrain d’« urban foot » :
[...]- Combien êtes-vous et comment avez-vous recruté les participants ?
- Un noyau dur d’une vingtaine de joueurs, plus 40 joueurs qui viennent de temps en temps. Que des amis d’amis, frères de frères, frères (même sœurs (sic)) d’amis,... du réseau quoi !
- De quoi parlez-vous en général pendant, avant ou après les matches ?
- Pendant : du match, on s’engueule, etc. ! Avant et après : un tiers du match, un tiers de foot en général, un tiers de la vie des gens (notamment du boulot, mais ça c’est en particulier pendant les trajets aller et retour)
- Est-ce que vous avez pu nouer des contacts utiles pour votre vie professionnelle ?
- Pas tant que ça, mais ça viendra ! [4]
Ce qui confirme que « les différentes classes sociales ne s’opposent pas par la nature des sports qu’elles pratiquent, elles se différencient, beaucoup plus fondamentalement, par la façon dont elles s’y engagent » (Baudelot in Faure, 1990 : 8). À l’opposé de l’exemple précédent, cette socialisation peut être menée dans un cadre très institutionnalisé, voire dans une optique professionnalisante. En exigeant que les clubs professionnels se dotent de centres de formation, la Charte de 1973 a profondément modifié les conditions d’entrée dans le métier en France (Faure et Suaud, 1998 : 213). À partir du moment où les jeunes recrues sont détectées et sélectionnées, le club agit pratiquement comme une « institution totale » (Goffman, 1961) qui, sans corriger pour autant les inégalités sociales et culturelles, opère chez eux une « conversion » individuelle à un projet de vie inscrit dans un autre monde « qui a ses propres normes [et] exige que l’on rompe avec le style de vie ordinaire, les relations habituelles, pour vivre à contre-temps voire à contre-espace au sein d’un univers où le domaine du privé n’a plus guère de sens » (Ibid : 199). La trajectoire du footballeur professionnel représente ainsi une véritable « carrière » au sens sociologique du terme, dans la perspective interactionniste ouverte par Howard Becker (1963), c’est-à-dire un processus graduel d’entrée dans un monde régi par ses propres normes et valeurs, mais aussi par ses propres croyances. Dans cette optique, il apparaît pertinent de parler de « mondes du foot » à l’instar des « mondes de l’art » étudiés par le même auteur (1982), qui met ainsi en évidence le caractère éminemment collectif de performances que l’on est souvent prompts à attribuer au seul talent individuel, même dans un sport d’équipe.
Le spectacle footballistique d’élite est ainsi produit par une multitudes d’intermédiaires, dont beaucoup sont peu visibles, qui œuvrent à l’intérieur des clubs et fédérations nationales (recruteurs, soigneurs, entraîneurs, préparateurs physiques, formateurs, mais aussi personnels autres attachés aux fonctions « support »), et en dehors (agents, médias – diffuseurs ou non –, etc.) et dont il convient d’analyser les contributions respectives, les positions, les logiques d’action et intérêts au sein d’une configuration qui les rend de facto largement interdépendants. Jean-Michel Faure et Charles Suaud parlent d’un « professionnalisme inachevé » dans l’espace du football français, en mettant en évidence les ambiguïtés entretenues dans les rapports entre État et clubs, le statut des clubs ou le rôle des dirigeants. Les intérêts des présidents de clubs, qui cherchent à cultiver un certain paternalisme, entrent ainsi en contradiction avec ceux des joueurs, qui ne parviennent cependant pas à s’organiser collectivement. De là un rapport de force inégal qui, légitimé par un certain nombre de représentations peu fondées (appel aux « valeurs du sport », engagement dirigeant vécu sur le mode sacerdotal, opposition caricaturale État-marché, etc.), aboutit à un certain nombre de conséquences problématiques : un « véritable détournement des fonds publics aux dépens du sport de masse » (Faure et Suaud, 1999 : 242), le déni de la condition de salariés « ordinaires » pour les sportifs avec les protections sociales que celle-ci implique (Fleuriel et Schotté, 2008) ou encore la surcharge des calendriers qui peut expliquer le recours aux produits dopants. Outre-Manche, Martin Roderick (2006) propose également une analyse éclairante et plus proche du terrain – dans tous les sens du terme – de ces « petits lieux de travail » (« small workplaces ») que constituent les clubs. Ancien « pro » lui-même, il remarque d’emblée que l’essor récent des écrits de toute nature sur le football laissent dans l’ombre le travail des joueurs pour ne s’intéresser qu’à leurs frasques hors du terrain, C’est donc de leurs conditions concrètes d’exercice dont il tente de rendre compte à partir d’une campagne d’entretiens. Il aborde ainsi une série d’aspects tels que la définition de la « bonne attitude », qui varie en fonction du moment où le joueur se situe dans sa carrière, la place centrale qu’y occupent les blessures, les transferts, qui impliquent la mobilisation d’un réseau largement informel et leur impact sur l’identité sociale. De son analyse ressort l’idée que loin de l’image de confort que renvoie la réussite de quelques-uns, la majorité des joueurs professionnels s’inscrit dans une condition de véritable « marchandise », marquée par l’incertitude. Et lorsque l’illusion se dissipe, c’est alors le problème de la reconversion qui se pose : les compétences acquises ne sont pas aisément transférables dans d’autres domaines.
Du côté des publics... et de la politique
Les spectateurs, en raison de leur nombre, ont constitué logiquement la première source d’intérêt des chercheurs. Se pose d’emblée la question de leur hétérogénéité et des catégories qu’il est éventuellement possible d’y distinguer, en mettant à distance certaines dichotomies séduisantes (passifs/actifs ; dociles/violents ; esthètes/chauvins ; etc.). Le supportérisme extrême focalise largement l’attention des médias comme des décideurs publics [5] depuis son apparition dans les années 1960, mais aussi des chercheurs, dont le paradigme dominant a du reste largement évolué, à l’instar du phénomène lui-même (Busset, Jaccoud, Dubey et Malesta, 2008 : 3-28 ; Tsoukala, 2009). L’interprétation de ces phénomènes complexes est très largement gênée par les lectures moralisantes. Celles-ci entravent la compréhension des ressorts de la « fabrique sociale » de telles violences et de ce fait le développement de solutions adaptées, tel le « fan coaching », encadrement social plus ou moins auto-organisé des groupes (Zimmerman, 2008). Comme le suggèrent certains analystes, la manière dont le « problème » de la violence des supporters est traitée s’inscrit dans une évolution plus globale du contrôle social, suivant une double-logique sécuritaire et marchande. La restructuration en cours des stades, préfigurée par l’exemple britannique, serait en effet le « signe tangible d’un phénomène de mercantilisation qui a profondément transformé le spectacle sportif et installé les spectateurs au rang d’omniclients, consommateurs de loisirs, d’émotions, de gadgets et d’emblèmes » (Dubey, Jacoud et Malatesta, 2008 : 240). La distance croissante entre supporters et joueurs qui s’est creusée au sein des clubs est également à prendre en compte pour comprendre l’essor des formes de supportérisme extrême (Hourcade, 2002) qui, loin d’être homogènes, se distribuent entre les deux pôles idéal-typiques des « Hooligans » et des « Ultras » [6]. Celles-ci ne doivent cependant pas occulter l’immense « majorité silencieuse » (ou plus exactement moins bruyante !) des supporters, dont l’observation fine du positionnement dans les stades, des rhétoriques et des – très nombreux – codes et rites permet de révéler une « théâtralisation expressive des appartenances sociales » (Bromberger, 1998) plus distanciée qu’il n’y paraît et étroitement dépendante des contextes locaux. Les monographies consacrées à la place et au sens spécifiques du football dans différents environnements sociaux se révèlent ainsi particulièrement intéressantes pour comprendre au-delà les interactions qui s’y jouent pourvu qu’on se garde d’une approche trop globalisante (Nuytens, 2004). Outre l’extrême diversité de ces publics et de leur réception d’un même spectacle, il incombe au chercheur d’être également attentif à ce qui se joue au sein même des groupes de sociabilité que génèrent ces « passions partisanes » et qui peuvent aller jusqu’à représenter de véritables familles de substitution (Bromberger, 1995 : 57-58).
Se pose enfin la question des implications politiques du football. Deux types d’interprétation opposées dominent : celles qui font du football – ou du sport en général – un facteur intrinsèque de paix, d’éducation, d’intégration ou de santé et celles qui au contraire l’affublent de tous les maux. Il en est ainsi de la théorie critique radicale du sport, constituée en 1968 autour de la revue Partisans [7], (Vassort 1999, 2010, Brohm et Perelmann, 2006). Revendiquant le double patronage de Marx et Freud, ce courant considère le sport, sous sa forme compétitive moderne – football en tête –, comme un « appareil idéologique d’État totalement déterminé par les rapports de production capitalistes et la forme de l’appareil d’État bourgeois » (Brohm, 1993 : 57). Un nouvel « opium du peuple » en somme, violent et mortifère par essence, envahissant l’ensemble de l’espace public pour assurer l’hégémonie totalitaire du capitalisme contemporain. Si ces travaux ont le mérite de remettre en cause le mythe de l’apolitisme du sport (Defrance, 2000), ils s’abstiennent cependant de toute enquête de terrain, reproduisant ce faisant le même travers épistémologique d’Adorno et Horkheimer (1983) à propos de la culture de masse. Des études circonstanciées montrent ainsi par exemple que, loin d’incarner un simple vecteur de chauvinisme belliqueux, le football est traversé par une tension entre cosmopolitisme et nationalisme (Lanfranchi, 2002).
Plusieurs dimensions politiques du football peuvent du reste être distinguées, ouvrant autant de voies d’exploration pour les chercheurs. Se pose ainsi d’abord la question de la régulation de ses espaces et le repérage des différents intérêts en jeu [8]. Ces rapports de force, qui se jouent dans un cadre encore largement national, permettent de rendre compte de l’organisation de l’espace du football à un moment donné et des différences persistantes d’un pays à l’autre en dépit de signes indiquant une certaine convergence. L’« exception française » se retrouve par exemple dans ce domaine, comme Geoff Hare (2003) s’est employé à en retracer les racines historiques. Sur le plan institutionnel, elle se traduit par une intervention étatique originale, « impliquant des questions de valeurs morales, de service public et d’anti-marchandisation, toutes créant des tensions dans le jeu moderne ». Par contraste avec le Royaume-Uni où les gouvernements locaux et nationaux, en déléguant dans un premier temps leur financement à la loterie nationale, ont abandonné toute influence sur les clubs érigés de fait en sociétés anonymes « ordinaires » orientées vers le profit [9] (Eastham, 1998), le Ministère de la Jeunesse et des Sports français, par le jeu de l’agrément et des statuts qu’il impose, conserve un contrôle sur les instances dirigeantes du football. Il n’en reste pas moins qu’à travers la mission de service public reconnue d’ « intérêt général », il délègue à la FFF – comme aux autres fédérations analogues reconnues – rien moins que le « monopole de l’organisation, de la régulation et de la représentation du football en France » (Bourdieu, 1998 : 3). Il apparaît alors aussi difficile qu’essentiel de repérer les intérêts contradictoires en présence derrière l’invocation particulièrement marquée en la matière de l’intérêt général, des valeurs du sport ou de l’analogie du football comme une « grande famille » [10]. L’instrumentalisation symbolique du football, dont l’exemple de l’Italie mussolinienne a sans doute constitué le cas le plus avancé (Chiesari, 2006), est réelle. Il demeure cependant difficile d’évaluer les retombées politiques des résultats ou de l’organisation des grandes compétitions [11]. Et si certains chercheurs s’y sont essayés comme à l’occasion de la Coupe du monde organisée en France en 1998 (Dauncey et Hare, 1998), concluant à un « succès organisationnel, sportif, politique, social et économique », force est d’admettre que celui-ci relève davantage d’une appréciation subjective que d’une démonstration irréfutable. Il est sans doute plus heuristique d’étudier les rhétoriques déployées en la matière. C’est ce qu’ont fait récemment Jean-Gabriel Contamin et Olivier Le Noé (2010) en reconstituant l’espace des prises de position exprimées en France à l’occasion de la Coupe du monde de 1978, à propos de l’opportunité de boycotter la manifestation organisée par la junte argentine. Ils concluent ce faisant que « la frontière entre espace politique et espace sportif ne relève ni d’une question de fait ni d’une question de représentations fixées a priori » (Ibid : 47), et même que « la démarcation entre politisation et dépolitisation est une ressource pour les acteurs plutôt qu’une donnée stabilisée qui s’impose à eux » (Ibid : 32). Cela éclaire en partie ce paradoxe que constitue l’écart entre la place sociale et médiatique centrale occupée par le sport, et le football en particulier, et sa relégation en bas des préoccupations politiques. À l’opposé, les formes de domination de classe, de genre ou de race que le football alimente ne sont guère politisées. Or, loin d’être de simples déviances, celles-ci revêtent une dimension structurelle, et différentes enquêtes ont ainsi mis en évidence la construction historique du caractère viril de ce sport (Breuil, 2006) ou l’existence d’un racisme institutionnalisé dans le football britannique (Back, Crabbe et Solomos, 2001). Et quand une mobilisation se forme, elle se heurte au déni quasi-général de la part des dirigeants de clubs et politiques, à l’instar de la traite des jeunes footballeurs africains [12] qu’entretiennent les modalités toujours plus « darwiniennes » de recrutement des clubs professionnels européens au-delà de la seule immoralité des agents [13].
Outre ce que la politique fait au football, on peut se demander ce que le football fait à la politique. Celui-ci peut en effet contribuer à consolider les identifications politiques comme l’illustre J.-M. Faure (1990) en retraçant la socio-histoire du club du CA Voutré en Mayenne :
« Lorsque le football intervient dans la vie collective en 1933, le club réfléchit immédiatement les conflits, les oppositions, les appartenances. Le sport n’est pas un monde à part et une enclave de paix, c’est un jeu social avant d’être un jeu sportif […]. Le football exprime le rapport entre deux univers culturels. La politique, la religion, le jeu et la situation sociale ne sont pas des pratiques autonomes dans la conscience des ouvriers de Voutré, elles constituent des éléments étroitement associés au sein d’une totalité cohérente. Les carriers disposent d’un vaste registre d’oppositions pour rappeler leurs différences et construire leur propre identité » (Ibid : 26 et 35).
Étudiant la participation de clubs arabes à l’Israeli Football Association, Tamir Sorek (2007) montre lui le rôle paradoxal que le football jouait pour les Palestiniens citoyens d’Israël, celui d’une « enclave intégratrice », représentant pour cette minorité arabe une « opportunité d’intégration dans la société israélienne juive et d’acceptation par la majorité juive [mais aussi simultanément] une tribune pour la promotion d’une protestation politique et d’une fierté nationale. » (Ibid : 7)
En définitive, il semble qu’il faille renoncer à tirer du football des interprétations définitives ou univoques pour étudier plus modestement, dans un contexte donné, comment il s’entremêle avec d’autres phénomènes sociaux. Il n’en reste pas moins qu’il constitue bien une pratique culturelle à part entière. Il revêt de ce fait le sens que les groupes sociaux lui donnent à un moment donné, et agit davantage comme un révélateur de tensions qu’il ne les crée. Ce qui en fait un objet fréquentable pour les intellectuels de tous bords, susceptible d’enrichir de multiples domaines d’analyse. Mais également le porteur d’enjeux politiques subtils mais bien réels, que les discours passionnés persistent à occulter.