Les récentes arrestations de dizaines de militantes laïques et islamiques des droits des femmes et la condamnation de plusieurs d’entre elles à des peines d’emprisonnement, l’interdiction de l’activité de plusieurs de leurs organisations non-gouvernementales [1] et d’autres tentatives d’intimidation opérées par le gouvernement iranien témoignent de la visibilité grandissante de ces militantes audacieuses. Malgré cette politique répressive, le nombre d’ONG dédiées à la cause des femmes ne cesse de croître, passant de 54 en 1995 à plus de 600 aujourd’hui. Ces actrices sociales et politiques sont en passe d’occuper une place importante sur l’échiquier iranien au moment où la société civile est marquée par la vitalité des débats sur la citoyenneté sociale, civile et politique des femmes. Le pouvoir a beau le condamner comme le « vestige de l’invasion culturelle occidentale », le féminisme est en train de se banaliser dans le discours des militantes des droits des femmes, qui se positionnent contre la vision des conservateurs et de leurs alliées anti-féministes, qui définissent la femme musulmane exclusivement comme mère et épouse. Malgré les limites imposées par le pouvoir à la liberté d’expression et d’action, les féministes iraniennes souhaitent faire entendre leur voix ; elles forment un des rares milieux encore audibles en Iran par le président Ahmadinejâd. Elles s’expriment dans la presse féminine, dans des œuvres littéraires, cinématographiques ou artistiques, dans les départements d’études féminines des universités et leurs revues, ou encore dans diverses campagnes en cours – dont celle contre la lapidation, ou celle visant à collecter un million de signatures pour changer les lois discriminatoires envers les femmes.
L’héritage de la Révolution
Cette contestation de la domination masculine s’explique aussi par les contradictions entre l’application des lois islamiques – qui confèrent un statut inférieur aux femmes, les soumettent à la domination des hommes et tentent de renforcer l’ordre patriarcal – et les nouveaux comportements sociaux, démographiques, culturels et politiques des femmes [2]. En dépit de l’attachement de l’Etat islamique à l’ordre patriarcal, qui se manifeste dans l’institutionnalisation des inégalités entre les sexes, les politiques de modernisation associées aux changements lancés par la révolution islamique ont contribué à émanciper beaucoup de femmes, notamment celles issues des milieux traditionnels et religieux. Ces dernières ont élargi leur champ d’action en s’attaquant aux relations fondées sur la place dominante de l’homme au sein de la famille et de la société. Les réformes statutaires de 1963 (l’octroi des droits politiques aux femmes) et de 1967 (la loi de la protection de la famille) avaient certes élargi les droits des femmes tant dans la sphère privée que publique ; cependant, comme le montrent les indicateurs de développement, ces changements juridiques ne se sont pas traduits dans la réalité sociale, démographique et culturelle. Là où elles ont eu lieu, les avancées réelles ont surtout concerné une minorité de femmes urbaines. Avant la révolution, 53% de la population était rurale contre 30% aujourd’hui. Seules 28% des femmes âgées de 15 à 49 ans étaient alphabétisées contre 80% aujourd’hui. Le nombre moyen d’enfants était alors de 7 contre 2 aujourd’hui, et le nombre d’étudiantes dans les établissements de l’enseignement supérieur ne dépassait pas 57000, soit le tiers des étudiants, contre 900000, soit 65% des étudiants aujourd’hui. La scolarisation massive des filles après la révolution a contribué à retarder l’âge du premier mariage (qui est passé de 19 ans 1/2 à 23 ans), à augmenter le nombre des mariages fondés sur le libre choix du conjoint, offrant aussi aux femmes une plus grande indépendance intellectuelle et économique, qui les rend plus à même de contester la domination masculine et les lois islamiques en vigueur qui tentent de la renforcer.
C’est aussi dans l’Iran post-révolutionnaire que le nombre des femmes écrivains, journalistes, cinéastes, éditrices, peintres ou photographes s’est accru de façon inédite. Parmi elles, certaines se référaient à l’islam tandis que, pour d’autres, les chartes et conventions internationales constituaient les références principales. Cette évolution est d’autant plus importante que, pendant les premières années de la révolution, les femmes actives et laïques qui refusaient de se soumettre à l’ordre moral des islamistes – ainsi que celles dont la foi en l’islam était considérée comme équivoque ou le mode de vie comme trop occidentalisé – étaient écartées de la sphère publique avec la complicité des femmes islamistes. Issues de milieux défavorisés, souvent moins instruites, ces dernières se qualifiaient d’héritières d’une révolution qui leur avait ouvert la voie de l’ascension sociale. Toutefois, les privilèges excessifs accordés aux hommes et la non-reconnaissance de l’activité sociale des femmes islamistes – en dépit du fait qu’elles avaient participé à la guerre contre l’Irak (1980-88) – n’ont pas tardé à désillusionner certaines d’entre elles. Ayant réalisé que les régressions concernaient toutes les femmes, laïques comme religieuses, traditionnelles comme modernes, elles ont défié le confinement des femmes dans la sphère domestique au sein de laquelle l’égalité entre des sexes se heurtait à une hiérarchie considérée comme naturelle [3].
La presse féminine
Se ralliant à la lutte sociale des militantes laïques, les femmes musulmanes se sont ainsi opposées à ceux qui utilisent la religion pour justifier la discrimination sexuelle. Elles ont pu s’appuyer sur certains magazines publiés par les féministes islamiques et qui avaient servi de forum pour les débats d’idées. Une fois la guerre contre l’Irak terminée et sous la pression d’une société civile émergeante, l’État a autorisé une relative liberté de la presse qui a permis aussi aux femmes musulmanes de publier des magazines féminins comme Zanân, Farzâneh, Hoqouq-e Zan ou Zan. Faisant écho au mécontentement des femmes, cette presse féminine a rendu possible, dans les années 1990, un échange entre les autorités et les militantes qui critiquaient les Codes civil et pénal, la législation du travail ou la loi constitutionnelle et revendiquaient leur évolution.
Cette presse a aussi joué un rôle prépondérant dans l’établissement d’un dialogue entre les courants islamique et laïque du mouvement des droits des femmes, notamment par le biais des publications des activistes laïques dont beaucoup avaient pu regagner leur poste après en avoir écartées. Cette collaboration est aussi manifeste, dès 1993, dans l’organisation des conférences publiques par les chercheurs, universitaires et activistes pour débattre des questions relatives aux femmes. A travers cet échange d’expériences et d’opinions, beaucoup de femmes actives dans les deux milieux ont pris conscience qu’elles participaient à une même lutte, et que cette lutte se menait contre l’idéologie dominante. Certaines militantes musulmanes ont ainsi été amenées à rejeter l’interprétation officielle de l’islam et à développer des lectures alternatives du Coran et des lois islamiques. Quant aux féministes laïques, après l’arrivé au pouvoir de Khâtami en 1997, elles ont enfin obtenu l’autorisation de fonder leur propres organes de presse. Jens-e Dovvom (deuxième sexe) parue en 1998 (sous la direction de Nouchine Ahmadi-Khorasani) fut la première revue publiée par des féministes laïques qui, contrairement à la presse publiée par les féministes islamiques, était résolument tournée vers les références occidentales.
La diffusion des valeurs égalitaires
Cette nouvelle conscience de genre a conduit de nombreuses femmes à jouer un rôle actif dans la sphère publique et à revendiquer des changements dans leur statut légal au travers des pressions sur l’élite politique et religieuse du pays. Ces pressions sociales, qui ne se limitent plus aux militantes des droits des femmes mais s’étendent à diverses catégories de la population féminine, sont favorisées par l’expansion de l’éducation et des activités sociales, culturelles, économiques ou politiques, et ont fait reculer le poids des traditions dans la société iranienne. Une enquête menée par l’auteur à l’échelle nationale (auprès de 31000 individus, dont plus de 7600 femmes mariées âgées de 15 ans et plus) révèle ainsi qu’une majorité écrasante des mères, y compris en milieu rural, revendiquent un partage égal des tâches domestiques, une responsabilité partagée entre les époux dans l’éducation des enfants, une vraie égalité dans le choix du conjoint ou dans l’accès à l’éducation, au travail ou aux responsabilités politiques et administratives [4]. La plupart des femmes interrogées défendent l’idée selon laquelle la différence entre les sexes relève d’un choix politique et non d’une volonté divine.
Les femmes ont également utilisé la caméra pour dévoiler les mécanismes de contrôle patriarcal et montrer la contestation des rapports sociaux entre les deux sexes par les femmes. Contrairement à la majorité des feuilletons télévisés et des films – où les femmes sont représentées comme mères et épouses, s’occupant des travaux ménagers et soumises à leur époux – les films produits par les cinéastes femmes s’attachent aux problèmes légaux et sociaux de la population, et les femmes y sont représentées comme actives, courageuses, dotées d’une forte personnalité et d’autorité. Le succès remporté par ces films témoigne de l’intérêt que suscite au sein de la société civile iranienne une interprétation moderne de la question du genre [5].
Mais c’est dans la littérature que cette nouvelle présence des femmes est la plus manifeste. A partir des années 1980, un nombre important de nouvelles et de romans traite de la condition féminine et choisit des femmes pour personnages principaux. Parmi les romancières les plus en vue en Iran aujourd’hui, il convient de citer Goli Taraqi et Shahrnoush Parsipour, qui publient depuis la fin des années 1970, mais aussi de nombreuses femmes écrivains apparues sur la scène littéraire dans les années 1990, comme Qazaleh Alizadeh, Monirou Ravanipour, Fariba Vafi, Zoya Pirzad, Leili Farhadpour, Sepideh Shamlou, Mahasti Shahrokhi et Mahsa Moheb-Ali. Contrairement aux films, auxquels s’impose une importante censure qui prohibe toute manifestation de désir ou tout contact corporel entre les hommes et les femmes, les œuvres littéraires créées par les femmes posent la question de la sexualité et du corps. La littérature féminine voire féministe qui a pour sujet les femmes en milieu urbain contribue à l’individuation à travers des personnages féminins qui défient les tabous et interdits.
L’ascension des femmes conservatrices
La lenteur des réformes promises par le président réformateur Mohammad Khâtami (1997-2005), qui doit ses deux élections successives au vote massif des femmes et des jeunes, et le peu de changement survenu dans le statut légal des Iraniennes pendant son mandat, ont conduit au désillusionnement des femmes instruites et modernistes et à leur démobilisation politique. Les tentatives des élues réformatrices pour changer les lois étaient systématiquement contrées par le Conseil de surveillance [6]qui les désapprouvait sous prétexte de leur incompatibilité avec l’islam.
L’absence de mobilisation des femmes progressistes aux élections législatives de 2004, au cours desquelles les questions relatives aux femmes furent largement absentes des débats, a favorisé l’ascension politique des femmes conservatrices ou ultra-conservatrices. A peine élues, plusieurs d’entre elles, membres de la très conservatrice « Société des dévoués à la révolution islamique » (Jamiyyat-e issargaran-e enqelab-e eslami), ont soutenu la polygamie, rejeté le projet de ratification (préparé par les députées réformatrices du parlement sortant) de la Convention internationale de lutte contre la ségrégation sexuelle, et plaidé pour l’imposition des mesures répressives à l’encontre des femmes « mal-voilées » qui défient l’ordre moral des islamistes.
Le fossé qui s’est élargi entre les féministes musulmanes et les dirigeants contribue néanmoins à l’autonomisation de ces femmes par rapport au pouvoir. Elles prennent conscience de la nature sexuée de l’Etat et du fait que les femmes et leurs revendications constituent un enjeu politique. L’élection d’un populiste, soutenu par les clercs intégristes, à la présidence de la République islamique, a changé les rapports de force, désormais défavorables aux militantes des droits des femmes. En revanche, ces dernières représentent les intérêts d’un nombre grandissant de femmes qui prennent conscience du rapport étroit entre les lois en vigueur et le renforcement de l’ordre patriarcal.
Vers la désobéissance civile ?
Contrairement à l’époque réformiste, où certaines militantes pensaient améliorer le statut légal des femmes grâce aux tractations avec l’élite politique et religieuse [7], c’est aujourd’hui à travers l’action sociale indépendante et la mobilisation de la société civile qu’une partie des militantes revendique l’égalité des droits entre les deux sexes. Aux formes classiques de luttes culturelles et sociales se sont greffés de nouveaux types d’activisme qui défient souvent les forces de coercition et les autorités politiques et judiciaires. Certaines féministes réformistes – comme Shahla Sherkat, rédactrice du magazine Zanân, certaines anciennes députées ou militantes laïques – désapprouvent ces actions estimant qu’elles risquent de compromettre l’ensemble du mouvement des femmes et qu’elles en feront fuir beaucoup au lieu de les inciter au militantisme. Cette désapprobation a provoqué de violentes critiques de la part de certaines féministes laïques radicales (notamment Nouchine Ahmadi-Khorâsâni, Parvin Ardalân ou Mansoureh Shoja’i du Centre culturel des femmes) qui reprochent aux féministes réformistes de faire partie des cercles de pouvoir et de se contenter du lobbying pour changer les lois. Ces féministes radicales, soutenues par les opposants au régime islamique à l’étranger, plaident pour l’organisation de rassemblements civils et pacifiques dans la rue qu’elles estiment susceptibles d’attirer les femmes ne faisant pas partie de l’élite et de conduire au changement des lois et des traditions [8]
Bien qu’interdites, les manifestations de rue organisées par des féministes radicales se sont multipliées, conduisant à des échauffourées avec les forces de coercition et à l’interpellation et l’arrestation de nombreuses militantes féministes. A ces actions de rue – dont la capacité à mobiliser les femmes de masse reste à prouver – s’ajoutent de multiples campagnes, notamment celle d’un million de signatures pour l’abolition des lois discriminatoires, celle contre la lapidation et toutes formes de violences faites aux femmes, ou encore celle des « foulards blancs » contre la ségrégation sexuelle et pour l’accès des femmes aux stades. Ces campagnes menées tant par des militantes laïques qu’islamiques des droits des femmes tentent de rallier à leur luttes pour la citoyenneté civile un large éventail de femmes, des hautement instruites aux analphabètes, des actives aux mères au foyer, des citadines aux rurales. Le terrain gagné par le mouvement des femmes inquiète les gardiens de l’ordre patriarcal qui, par la voix du ministre des Renseignements, accusent les militantes féministes de « comploter de concert avec l’ennemi afin de préparer une révolution lente visant le renversement du régime islamique [9] ».
En dépit de la diversité des actrices sociales, de leurs voix et démarches, le mouvement des femmes tente de transformer les relations de genre en vue d’aboutir à une citoyenneté pleine et entière qui aurait pour condition préalable la reconnaissance des femmes comme individus.
Article tiré de La Vie des Idées (version papier), numéro de mai/juin 2007