Dans leur ouvrage L’épreuve du dopage, C. Brissonneau, O. Aubel et F. Ohl étudient en sociologues les trajectoires des coureurs cyclistes, professionnels et amateurs, qui utilisent des produits dopants. Leur approche renvoie dos à dos les partisans de la répression et ceux de la libéralisation de ces pratiques, destinées avant tout à soutenir une charge de travail particulièrement éprouvante.
Recensé : Christophe Brissonneau, Olivier Aubel et Fabien Ohl, L’épreuve du dopage. Sociologie du cyclisme professionnel, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2008, 304 p., 26€.
Si Howard Becker s’était pris de passion pour la « petite reine » plutôt que pour le piano de jazz, sans doute Outsiders [1]] se serait-il intitulé L’épreuve du dopage. Car le travail de Christophe Brissoneau, Olivier Aubel et Fabien Ohl [2] évoque à bien des égards l’ouvrage désormais classique du sociologue de l’école de Chicago[Cf. Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1984.]].
L’orientation y est en effet résolument interactionniste, et si les auteurs se réfèrent aussi largement aux concepts forgés par Erving Goffman, Anselm Strauss ou Everett Hughes, leur objet est bel et bien la compréhension d’un phénomène étiqueté comme déviant. Les coureurs cyclistes ayant recours à des produits dopants ont ici remplacé les fumeurs de marijuana, mais les conclusions sont peu ou prou identiques : il ne s’agit pas de défendre un point de vue moral de réprobation ou de cautionnement de ces pratiques, mais de les comprendre - au sens weberien du terme [3] - en les resituant dans le contexte social qui les a construites [4].
Plutôt que d’envisager le dopage comme résultant d’un choix individuel autonome ou a contrario comme un déterminisme implacable, les auteurs invitent à envisager en priorité les interactions dans lesquelles s’inscrivent ces sportifs et notamment des évolutions de leur culture professionnelle, elles-mêmes indissociables de l’environnement économique et technique plus générale de la discipline. Comme d’autres chercheurs l’ont montré par ailleurs [5], l’histoire « enchantée » du sport comme une pratique désintéressée directement héritière des jeux antiques a été largement construite par des « entrepreneurs de morale », parmi lesquels Pierre de Coubertin. La « production » des performances doit ainsi beaucoup plus à un travail collectif encadré par l’État et le marché [6] qu’à la détection de prétendus « dons » individuels, de même que l’opposition entre sportifs amateurs et professionnels est ainsi beaucoup plus artificielle et problématique qu’il n’y paraît [7]. Autant de thèmes aujourd’hui centraux de la sociologie du sport dans son versant politique auxquels L’épreuve du dopage vient apporter une nouvelle confirmation.
Un environnement de plus en plus normatif et précaire
Avant d’en venir à l’expérience du dopage en tant que telle, les auteurs s’appliquent donc, dans une première partie, à décrire l’environnement professionnel des cyclistes. Dans une perspective d’analyse sociologique de la déviance, Christophe Brissonneau, Olivier Aubel et Fabien Ohl retracent tout d’abord la construction des normes juridiques et morales encadrant les pratiques de dopage. Une construction heurtée du fait de la pluralité des agents intervenant dans sa mise en oeuvre, des progrès techniques dans l’élaboration et la connaissance des produits, mais aussi des critères considérés. Un tournant a été ainsi représenté par le colloque international d’Uriage-les-Bains de 1963 dans lequel médecins et chercheurs en « sciences de la vie » ont été dominants. Celui-ci a en effet directement inspiré la première loi française sur le dopage du 1er juin 1965, proposée par le ministre de la Jeunesse et des Sports, Maurice Herzog. Le dopage est envisagé comme une question éthique avant d’être sanitaire, d’où son interdiction alors seulement au moment des compétitions. Ces dernières années, la priorité semble cependant s’être renversée si l’on en juge les enquêtes réalisées auprès des publics du Tour de France qui semblent majoritairement reprocher aux tenants de la lutte anti-dopage – administrateurs des tests, journalistes, responsables politiques ou policiers notamment – de gâcher le spectacle, faisant valoir que les sportifs n’ont pas l’exclusivité du dopage ; ou les propos du précédent président du Comité International Olympique, Juan Antonio Samaranch, qui déclarait en 1998 que « tout ce qui ne porte pas atteinte à la santé de l’athlète [n’était pas pour lui] du dopage ». Ces exemples illustrent bien la double injonction contradictoire à laquelle doivent faire face les travailleurs sportifs : produire des performances toujours plus impressionnantes pour « assurer le spectacle » sans pour autant recourir à une aide médicamenteuse, en restant « à l’eau claire ». La théorie de l’étiquetage développée par Howard Becker est ici particulièrement pertinente dans la mesure où la définition d’un produit comme dopant est extrêmement délicate. Elle divise en particulier la communauté médicale, qui semble toujours exercer une influence déterminante en la matière, qui, en fonction notamment de leur proximité avec le monde sportif, peuvent adopter des positions radicalement opposées quant au recours à des produits qualifiables de dopants. Mais la définition est encore plus « floue » au sein des pelotons de coureurs cyclistes, où divers critères peuvent être mobilisés pour définir le caractère dopant ou non d’un produit qu’ils peuvent absorber pour s’aider à supporter la charge de travail [8].
Comprendre le métier de cycliste implique également de prendre en compte les évolutions de l’environnement médiatique des courses – ce que les auteurs appellent « l’économie médiatique du spectacle des courses cyclistes professionnelles ». Ils rappellent en effet dans ce deuxième chapitre que le cyclisme d’élite s’est dès le XIXe siècle constitué comme un spectacle à vocation commerciale [9]. La presse écrite y exerce dès l’origine une influence considérable, dans la médiatisation, mais aussi l’organisation des épreuves – un cas exemplaire étant le lancement, puis la renaissance après la Seconde guerre mondiale, de l’épreuve phare de la discipline, à savoir le Tour de France. Mais du fait notamment des évolutions techniques, les médias radiophoniques et télévisuels exercent progressivement une emprise croissante sur la structuration des épreuves cyclistes, permettant notamment de surmonter la « crise » économique que la discipline traverse durant la décennie 1970. Les annonceurs ne sont également pas à négliger en la matière : les auteurs retracent ainsi en particulier comment les fabricants de cycles ont été remplacés par des firmes « extrasportives » dans le sponsoring d’équipe : celles-ci ont simultanément accru les financements, mais aussi leur précarité puisque la durée moyenne de ce type de « patronnage » s’est constamment réduite depuis 1980, passant de 3 à 1,4 ans aujourd’hui. Les auteurs décrivent enfin les évolutions de l’ « offre » de course, et en particulier la rationalisation progressive du calendrier des courses favorisant l’hégémonie des grands tours et leur internationalisation, au détriment de l’« économie de critériums » longtemps dominante. Ces différents phénomènes ont ainsi convergé pour renforcer la précarisation des cyclistes professionnels comme crypto-professionnels, car les frontières entre professionnels et amateurs est on ne peut plus floue dans cette discipline, comme dans beaucoup d’autres. Une précarité qui tient principalement à trois facteurs : la structure du marché du travail – sa taille restreinte et la versatilité de l’engagement des firmes sponsors d’équipes –, les conditions d’emploi et de rémunération – largement indexées sur les performances et le jugement des organisateurs de courses –, et la nature même du travail exercé, qui expose les cyclistes à de sérieux risques d’accident. C’est donc assez logiquement que les agents de ce marché du travail ont développé en réponse à cette précarité une rationalisation de leur activité, qui s’est effectuée sur le plan matériel mais aussi et surtout corporel.
Une carrière professionnelle en cinq étapes
Après cette présentation du contexte dans lequel ils évoluent, la deuxième partie de l’ouvrage est donc consacrée aux carrières des cyclistes en tant que telle, afin de déterminer notamment de quelle manière les pratiques de dopage peuvent s’y inscrire. Ces carrières traversent ainsi cinq phases selon les auteurs : la découverte du métier de cycliste, son apprentissage, l’exercice du métier au quotidien, la mise en oeuvre de la logique de la « gagne » et l’épreuve de la fin de carrière, qui sont déclinées en autant de chapitres. Ce découpage correspond à un souci de « mieux coller aux expériences de la pratique, de l’engagement, de la pharmacologie, de la compétition, de la communauté ou encore des entraînements qui se transforment à chaque phase » (p.141). Ils mettent ainsi en évidence l’importance de la socialisation familiale dans la découverte du cyclisme, et la valorisation du plaisir qui lui est attaché. Cette dernière est en effet essentielle dans la réalisation d’une rationalisation progressive de l’entraînement au sein d’une équipe de jeunes, et en particulier dans la domestication de la douleur attachée à un tel effort physique. L’incorporation des normes liées à cette pratique commence ainsi précocement, mais c’est seulement l’entrée dans le « temps du cyclisme », lorsque celui-ci peut être sérieusement envisagé comme profession et de ce fait « colonise » la majeure partie du « monde vécu » [10]. Ce changement de niveau, qui passe généralement par l’entrée dans un club plus sélectif, conduit le cycliste à franchir un palier qualitatif dans la rationalisation de son activité, induisant de nouveaux modes d’entraînement, une médicalisation de sa préparation, mais aussi de nouvelles formes de sociabilité au sein du monde sportif, au détriment de la famille et des anciens amis, et enfin un glissement de la définition de la santé : d’un état de bien-être, celle-ci devient une « conquête », étroitement associée à la performance. Ces différents facteurs – et notamment les liens tissés avec d’autres coureurs, médecins, responsables d’équipe ou organisateurs de courses – favorisent une initiation progressive au dopage : le coureur recherche en effet rapidement des compléments alimentaires afin de résoudre le problème de la récupération face à un entraînement beaucoup plus fatigant qu’auparavant. Le rôle de la culture professionnelle est ici essentiel, et la déviance serait constituée par le rejet de toute complémentation par le coureur : loin de constituer une décision instantanée, la prise d’adjuvants à la résistance et à la performance s’impose au contraire graduellement au coureur. Le véritable « tournant dans l’existence » du coureur [11] est en fait davantage constitué par la décision de « passer » professionnel. Une décision qui intronise le jeune coureur dans un monde fermé que les auteurs qualifient d’« extra-ordinaire » et qui le « coupe de ses anciennes connaissances du monde ordinaire » (p.196). Cet entourage, médecins en tête, contribue grandement à normaliser la prise de produits complémentaires à l’entraînement, à travers différents actes qui constituent pour les auteurs autant de rites initiatiques, et la menace de ne pas voir son contrat renouvelé en cas de baisse des performances fait en quelque sorte le reste. Savoir prendre les « bons » produits tout en évitant d’être pris lors des contrôles constitue ainsi une technique professionnelle à part entière. Enfin, les sensations nouvelles ressenties suite à l’absorption de certains produits contribuent également à créer une forme d’accoutumance, même si les doutes et la conscience des risques parfois extrêmes que font courir certains produits ne sont pas absents. Un des coureurs interrogés raconte ainsi par exemple comment lors d’une nuit à l’hôtel entre deux étapes du Tour de France, il a surpris certains concurrents en train de pomper leur sang pour éviter un arrêt cardiaque. L’arrêt de carrière est enfin une étape particulièrement délicate à aborder pour ces sportifs, dans la mesure où, potentiellement brutale, celle-ci signifie la nécessité précoce de se reconvertir professionnellement, la perte de gratifications symboliques, mais aussi la sortie d’un monde « extra-ordinaire » à bien des égards assimilable à une « institution totale » [12]. Les moins préparés peuvent ainsi adopter une carrière toxicomane en guise de compensation, ce qui permet au passage de remarquer que les produits classés comme dopants peuvent également être utilisées à des fins « festives » et non dans une visée exclusivement sportive. Les auteurs insistent cependant sur le fait qu’aucun lien causal fort ne peut pour autant être établi entre l’arrêt d’une carrière sportive et certaines formes d’addiction.
Il est en effet essentiel selon eux de repérer la diversité des carrières de cycliste. Celles-ci se constituent en effet au croisement de trajectoires biographiques singulières et d’un contexte fortement normatif. Des normes non seulement dictées par un environnement institutionnel et en particulier par les structures d’un marché où la précarisation des « travailleurs » est avancée, mais aussi et surtout par les autres participants de ce petit monde « extra-ordinaire » où individualisme et collectivisme sont simultanément accentués. C’est au final un regard renouvelé par l’approche interactionniste que nous proposent les auteurs, pour éviter de tomber dans les écueils opposés de la dénonciation ou de l’apologie du dopage. Et qui invite en premier lieu à reconsidérer les conditions de travail des sportifs professionnels, à commencer par les « forçats de la route » à qui l’on impose des charges « surhumaines » : « Citius, altius, fortius » [13]. À méditer en ces temps où le spectacle rituel du Tour de France bat son plein.
Igor Martinache, « Le dopage, une carrière déviante »,
La Vie des idées
, 7 juillet 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-dopage-une-carriere-deviante
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[1] Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 [1963
[2] Respectivement enseignant à l’Université Paris Descartes, membre du Centre de recherche Éthique, Sens, Société (CNRS-Université Paris Descartes), maître de conférences à l’UFR-STAPS de Strasbourg, membre du laboratoire SPOTS (JE 2496) de l’Université Paris Sud Xl Orsay et professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, directeur de l’Institut des sciences du sport et de l’éducation physique.
[3] Cf. Max Weber, Économie et société, tome 1, Paris, Plon, 1971 [1921].
[4] On retrouve une telle démarche refusant l’alternative entre dénonciation et célébration au nom d’une perspective économique plus globale dans les récents ouvrages de Sébastien Fleuriel et Manuel Schotté, Sportifs en danger ? La condition des travailleurs sportifs, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008 (voir la recension sur Liens socio, et dans un domaine extérieur au sport mais impliquant également le corps, Lilian Mathieu, La condition prostituée, Paris, Textuel, 2007 (Recension.
[5] Cf. notamment Sébastien Fleuriel, Le sport de haut niveau en France. Sociologie d’une catégorie de pensée, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2004, p. 16 et suiv.
[6] Certains auteurs parlent ainsi de « mondes du sport » en se référant au concept de « mondes de l’art » développé par Howard S. Becker – cf. Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 [1982]. À noter cependant que si le rapprochement entre sport et art apparaît à bien des égards pertinents, il ne doit pas masquer les différences structurelles importantes qui séparent les deux domaines – cf. Nathalie Heinich, « Art et sport au regard d’une sociologie de la singularité » in Pascal Duret et Dominique Bodin (dir.), Le sport en questions, Paris, Chiron, 2003, p.125-134.
[7] Cf. Vérène Chevalier et Sébastien Fleuriel, « Travail bénévole et marché du travail sportif », Les mondes du travail, n° 5, janvier 2008, p. 67-79 (voir la recension sur Liens socio.
[8] Les définitions de la santé ont elles-mêmes largement varié selon les époques – cf. George Vigarello, Le Sain et le Malsain : Santé et mieux-être depuis le Moyen Age, Paris, Seuil, 1993.
[9] À la différence de la plupart des autres disciplines, pour lesquelles l’État a joué un rôle prépondérant dans la constitution du « haut niveau », notamment après 1960 et le « fiasco » des équipes de France aux Jeux Olympiques de Rome – cf. Sébastien Fleuriel, Le sport de haut niveau en France. Sociologie d’une catégorie de pensée, op. cit., p. 25 et suiv.
[10] Pour reprendre le concept forgé par Jurgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel. Tome 2 : Pour une critique de la raison fonctionnaliste, Paris, Fayard, 1981.
[11] Ou « Turning point » pour reprendre le concept d’Anselm Strauss, Miroirs et Masques. Une introduction à l’interactionnisme, Paris, Métailié, 1992 [1959].
[12] Cf. Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Éditions de Minuit, 1979 [1961].
[13] « Plus vite, plus haut, plus fort » comme le proclame la devise olympique. Une assertion guère compatible avec l’autre devise plus informelle énoncée par Pierre de Coubertin : « l’important c’est de participer »