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Le déclin du catholicisme français

À propos de : Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien, Seuil


par Anthony Favier , le 17 mai 2018


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Pour G. Cuchet, le déclin du catholicisme français, s’il a commencé dès le XIXe siècle, s’est accéléré brutalement pendant les années 1960, paradoxalement entraîné par la modernisation du clergé qui souhaitait pourtant s’adapter à la modernité.

Paul Veyne, dans un célèbre ouvrage, avait essayé de montrer comment, sous Constantin, l’Empire romain s’était fait chrétien. Dans son dernier ouvrage, Guillaume Cuchet se demande comment notre monde, en l’occurrence ici la France, a cessé d’être chrétien. Le héros de son histoire est le « chanoine Boulard ». Ce prêtre du diocèse de Versailles a coordonnée pour les évêques de France, des années 1930 aux années 1970, des enquêtes statistiques de pratique religieuse. Il a été l’un des fondateurs avec le juriste Gabriel Le Bras de la sociologie religieuse pastorale. Développée à des fins de reconquête au sein du catholicisme, elle a paradoxalement connu son essor peu de temps avant la chute de la pratique en France au cours des années 1960.

La carte que produit en 1947 Fernand Boulard est un fait culturel et social important. François Furet en parlait comme « l’un des documents les plus forts et les plus mystérieux sur la France et son histoire » (cité p. 33). Guillaume Cuchet la voit dans son dernier ouvrage comme un « tombeau du catholicisme français » (p. 82). La carte fige, avant sa liquidation, une situation qui n’était finalement pas si alarmante pour les responsables religieux étant donné le décrochage qui a suivi dans les années 1960. Par un phénomène intellectuel intéressant, les travaux du prêtre sociologue ont été appréhendés avec une perspective historique sur le temps long. Les enquêtes Boulard sont en effet à l’origine à l’université d’un grand œuvre d’érudition connu sous l’expression « Matériaux Boulard » et qui s’intitule en réalité Matériaux pour l’histoire religieuse du peuple français, XIXe-XXe, édités entre 1982 et 2011. Cette série de volumes a surtout généré des réflexions autour de la chronologisation avec une lancinante question en filigrane : la Révolution a-t-elle été une rupture ?

Comprendre la rupture dans la pratique des années 1960

Depuis le XIXe siècle, il existe une foisonnante littérature d’analyse sur le déclin du catholicisme français. Au lendemain de la Révolution, Lammenais s’inquiétait déjà de l’indifférence religieuse. Dans les années 1940, l’essai La France, pays de mission ? des pères Godin et Daniel a sonné l’alarme pour toute une partie du clergé devant le retour à l’état païen de certaines parties du territoire. Si depuis les années 1990, l’Église catholique intériorise l’impossibilité d’une reconquête avec, par exemple, l’essai de l’évêque Albert Rouet la Chance d’un christianisme fragile (Bayard, 2001), force est de reconnaître que le processus est plus lent qu’escompté ou redouté. Le regain des catholiques dans les débats sociétaux récents montre que, malgré tout, il existe un catholicisme sociologique qui peut encore montrer sa capacité à mobiliser.

Guillaume Cuchet propose dans ce livre de faire l’autopsie du moment où s’est effectué, malgré tout, un véritable effondrement de la pratique religieuse : le mitan des années 1960. Avant l’effondrement, la très grande majorité des Français sont encore des baptisés catholiques et 20 % d’entre eux se rendent encore régulièrement à la messe. Certaines régions, comme certains cantons de Vendée ou du Massif central, affichent encore des taux de pratiques proches de l’unanimité sociale. C’est 1965 qui constitue une date charnière. À partir d’elle, toutes les pratiques s’effondrent.

L’historien utilise les travaux de Boulard pour « voir ce qui, dans le catholicisme des années 1950, a pu préparer ou fournir la voie à la rupture de la décennie 1960 » (p. 27). La rupture des années 1960 n’était d’ailleurs pas inconnue aux acteurs pastoraux — Boulard inclus — de l’époque. Seulement devant l’ampleur des changements entrepris par le Concile Vatican II et pour ne pas nourrir le camp conservateur, les résultats n’étaient pas commentés. Pour Guillaume Cuchet, les enquêtes Boulard de l’époque étaient pourtant bien formelles : c’étaient bien les jeunes qui, traditionnellement avaient constitué le public le plus encadré par la pratique, qui décrochait le plus.

La réhabilitation de ce tournant permet à Guillaume Cuchet de mettre à distance deux interprétations dominantes dans la mémoire catholique française. Si, dans le pôle conservateur, la rupture est associée aux bouleversements de Mai 68, dans le pôle progressiste, c’est l’interdiction faite aux couples catholiques d’utiliser les contraceptifs chimiques par le pape Paul VI dans l’encyclique Humanae en 1968 qui est mobilisée comme l’explication majeure. Pour l’historien, la rupture est en amont de 1968 qui a seulement accéléré une dynamique qui était déjà lancée : il propose « un scénario de double rupture (...). À un premier palier survenu en 1965, en aurait succédé un autre en 1968 » (p. 98).

La chute de la pratique aurait commencé plus tôt que sa perception par les responsables catholiques, en amont de 1968, au moment où le concile Vatican II (1962-1965) commençait à être appliqué en France.

Un nouveau regard sur les années conciliaires

L’ouvrage témoigne d’un moment intellectuel actuel. Celui où le concile Vatican II et la « crise catholique » qui s’ensuit peuvent être appréhendés de manière plus complexe et avec un regard beaucoup plus affranchi des controverses catholiques. Professeur à Sciences-Po Paris, Gerd-Rainer Horn a sorti récemment un ouvrage sur « l’esprit de Vatican II ». Cette expression constitue pourtant un thème intégriste par excellence dans la mesure où on a reproché aux forces d’ouverture d’avoir dévoyé le concile par un « esprit » qui en trahissait la lettre. De la même façon, Guillaume Cuchet relit à nouveau frais les querelles internes du catholicisme.

L’entreprise de modernisation de l’Église, si on le suit, aurait paradoxalement accéléré un décrochage que les mutations sociales et culturelles auraient, de toutes les manières, engendré. L’historien n’accable pas le clergé français. Engagé sincèrement dans sa rénovation pastorale, il a néanmoins pu nourrir, à son corps défendant, les décrocheurs. Si, en permanence, Guillaume Cuchet réarticule des causes religieuses à des causes sociales et culturelles plus larges, il prend toutefois le risque de donner du carburant aux thèmes conservateurs, voire intégristes.

Plusieurs analyses de détails confortent la thèse d’un clergé acteur de sa propre perte : l’encadrement religieux de la jeunesse, le rapport à la mort et la confession. Avant les années 1960, la pratique religieuse des enfants était forte de la première communion ou communion privée (à l’âge de raison) jusqu’à la communion solennelle (vers 12 ans). Ensuite, les jeunes s’éloignaient des sacrements. Il n’en restait pas moins que l’Église catholique accompagnait les enfants vers un rite de passage qui atteignait une grande partie d’une classe d’âge. La transformation de la communion solennelle en profession de foi, demandée par une partie du clergé modernisateur a eu un effet paradoxal. Les prêtres conciliaires souhaitaient élever le degré de sincérité des jeunes de 12 ans en leur demandant de rédiger un texte pour exprimer publiquement leur foi. Or en écartant ceux qui étaient poussés par l’usage social plus que la sincérité, il se pourrait que l’Église ait délibérément accentué le fossé avec les baby-boomers. Cela s’inscrit dans le contexte du Décret Berthoin (1959) qui fait passer l’âge de la scolarité obligatoire à 16 ans révolus. Le vieux rite de passage à l’âge adulte, désacralisé par l’école et l’Église, laisse place à ce temps plus diffus de l’adolescence.

Dans cette « anatomie d’un effondrement », Guillaume Cuchet analyse également le rapport aux « fins dernières » (le paradis, l’enfer et le purgatoire) et à la confession qui s’y articule. On retrouve là l’intérêt que manifeste l’historien depuis quelques années maintenant sur le sacrement de pénitence. Plus que l’assistance à la messe, il voit dans l’effondrement de la confession, « l’explosion nucléaire du catholicisme français » (p. 206). En perdant le cœur des pénitents fréquents, le clergé aurait perdu le public doté de la plus grande capacité d’action dans la société. Il identifie trois raisons principales à cette perte. La fin de la culture de la confession obligatoire est là encore motivée par le souci du clergé d’augmenter la qualité des pénitences. De même, dans un contexte d’optimisme théologique, les prêtres ont fait passer l’idée que le ciel était plus accessible et ont consenti à ce que les fidèles communient sans s’être confessés auparavant.

Au-delà des institutions

L’entreprise de Guillaume Cuchet est stimulante par les pistes qu’elle ouvre, mais son ouvrage, comme tout bon ouvrage, peut susciter des questionnements. La documentation laissée par les enquêtes Boulard, comme le reconnaît l’historien lui-même, ne permet pas vraiment d’aborder des raisons plus qualitatives au décrochage. Pourtant, cela permettrait d’atténuer une mise en récit qui insiste beaucoup sur le caractère inattendu et surprenant des événements. L’abandon, par exemple, par le clergé d’une pastorale insistante sur les fins dernières, est in fine présenté par Guillaume Cuchet comme un choix inconséquent des acteurs religieux. Il s’agit peut-être surtout d’une incapacité qu’ils ont eue à maintenir les méthodes héritées. Des discours et des pratiques deviennent peu crédible ou efficaces dans une société changeante où de surcroît les laïcs, loin d’être passifs et en manque d’autonomie, s’en détachent en conscience et non parce que le clergé les induit dans ce choix.

De manière générale, la rupture de la transmission est une problématique valable à partir du moment où on accepte l’idée — somme toute très ecclésiastique — que c’est le passage à l’identique, de génération en génération, qui doit la caractériser. Ce qui change et qui évolue dans la pratique religieuse peut se produire en dehors des sacrements et du périmètre du licite délimité par les autorités ecclésiastiques. Les expériences autour des célébrations collectives de pénitence sont, par exemple, traitées ici à partir des textes doctrinaux de Rome qui règlementent l’évolution de la pénitence depuis le Concile jusqu’aux années 1980. La question est peu abordée, en réalité, par les motivations des acteurs de terrain ou des théologiens qui les ont pensées à l’époque. Interdites sous Jean-Paul II, ce type de cérémonies a en effet marqué la fin d’un âge de la pénitence catholique puisque les fidèles ne sont jamais revenus massivement à ce qui leur préexistait. Pour autant, ces célébrations avaient, en leur temps reçu, un écho favorable qui témoignait d’un devenir que l’institution n’a pas validé ultérieurement.

L’ouvrage de Guillaume Cuchet écarte en réalité la possibilité de penser un catholicisme non institutionnel et plus sociologique. C’est un parti-pris de méthode intéressant. Il permet de se situer dans une démarche très compréhensive de la sociologie Boulard et des préoccupations ecclésiastiques de son temps. Elle peine peut-être plus à penser d’autres évolutions, pourtant capitales, des années soixante. Les changements spirituels peuvent également avoir lieu en dehors du périmètre de la religion instituée et l’historien n’a peut-être pas forcément à les voir comme d’emblée invalides.

Recensé : Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien, Paris, Seuil, 2018, 288 p., 21 €.

par Anthony Favier, le 17 mai 2018

Pour citer cet article :

Anthony Favier, « Le déclin du catholicisme français », La Vie des idées , 17 mai 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-declin-du-catholicisme-francais

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