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Recension Société

Le déclin de Marseille

À propos de : Michel Peraldi (dir.), Sociologie de Marseille, La Découverte


par Pierre Olivier Weiss , le 18 juin 2015


La légende glorifie le mouvement, le brassage des cultures ; les chiffres mettent en évidence une ville vidée de ses forces productives, sédentaire et sous perfusion étatique. Ceux qui partent sont les groupes sociaux produits par la société industrielle. Restent les pauvres qui, depuis la fin des années 1980, singularisent sociologiquement Marseille.

Recensé : Michel Peraldi (dir.), Claire Duport, Michel Samson, Sociologie de Marseille, Éd. La Découverte, Coll. Repères, Paris, 2015. 121 p., 10 €.

Une triple mutation

Depuis le début des années 1960, Marseille a connu une transformation sociale et économique conséquente notamment symbolisée par la mutation de son port au rayonnement mondial, la désertion des bourgeoisies commerçantes et le délaissement des classes populaires par les pouvoirs publics : « Marseille est une étoile économiquement morte dont la lumière continue de briller » (p. 3).

Les données statistiques sur la ville montrent une société urbaine très différente de ses légendes, presque inversée.

Le taux de pauvreté des 1er, 2e et 3e arrondissements est estimé à près de 50% de la population. L’autre pôle urbain de concentration de la pauvreté est celui desdits « quartiers nord » (p. 16). Néanmoins, en comparaison aux autres grandes villes françaises (Paris, Lyon, Bordeaux, Toulouse), Marseille se distingue par la grande stabilité de ses habitants. Enfin, Marseille se signale aussi par un faible taux de population étrangère ou immigrée. Les riches sont eux concentrés dans quelques microquartiers sur le mode des Gated communities (8e et 9e arrondissements).

Chronique d’un désastre

De la fin de la Seconde Guerre mondiale au choc pétrolier des années 1970, la quasi-totalité de l’appareil industriel marseillais disparaît. C’est d’ailleurs cette étroite dépendance de l’industrie au port, du capital industriel au capital commercial, qui va causer sa perte. Un certain nombre de membres de grandes familles industrielles trouvent dans le programme d’urbanisation des années 1960 (fin de la guerre d’Algérie) les moyens d’une reconversion profitable, liquidant les usines et les ateliers pour bâtir des logements et transformant leur capital industriel en capital commercial immobilier.

Le Port Autonome de Marseille, crée en avril 1966, s’est ensuite progressivement vidé avec la fin du trafic colonial et l’invention de Fos. Reste à Marseille le trafic de passagers, désormais limité au trafic saisonnier vers la Corse, l’Algérie et la Tunisie (SNCM). Pour autant, Marseille reste aujourd’hui le premier port français en méditerranée en terme de trafic global. Si les entreprises et les sièges sociaux boudent Marseille, l’État y renforce en revanche son rôle de concentration des services.

Marseille sort donc profondément transformée économiquement et socialement de cette succession d’événements. On le voit à travers des exemples (p. 38) : la métropolisation n’est pas la résultante urbaine d’un processus d’extension progressif d’une ville centre ou d’une volonté aménageuse. Elle est la conséquence d’un faisceau de processus chaotiques qui combinent parfois de façon absurde la détermination de l’État aménageur et des entreprises opportunistes. C’est dans un climat de conflit ouvert avec le syndicat des marins et dockers notamment, que l’État et la ville lancent au milieu des années 1990 le projet « Euroméditerranée » [1], préconisant une requalification de la partie la plus centrale de ces espaces. Mais il faudra pour y aboutir une vingtaine d’années de sourdes batailles d’alcôves, la lente et irrémédiable nécrose de l’activité portuaire, et surtout un changement de maire. C’est en effet à la mort de Gaston Defferre en 1986, qu’une autre perception et une nouvelle perspective apparaissent : on envisage alors le renouveau urbain par le biais d’une politique économique volontaire et une réorganisation de la logique portuaire (p. 39).

La ville et l’État

Entre 1965 et 1975 s’édifie 75% du parc de logements sociaux marseillais. L’État contribue aussi aux infrastructures, notamment routières. Il prend la maîtrise du port autonome ; crée de grands hôpitaux et, par le jeu des présidences et des représentations, donne une place aux notables, leur permettant de se constituer des portefeuilles d’emplois et de privilèges dont ils font une ressource centrale de leur pouvoir.

Le clientélisme désigne des relations politiques où la distribution des ressources publiques est « la résultante d’une relation personnalisée » (p. 45). Il s’agit d’instaurer la relation directe aux élus et notables qui conduit à l’obtention de ressources que les notables marseillais contrôlent : les emplois de la fonction publique territoriale, les logements sociaux et les allocations diverses. Combiné à une très forte abstention, ce « localisme » donne à l’économie électorale une dimension villageoise (p. 51).

Les migrations

Marseille, tout au long du siècle industriel, n’est pas seulement une ville des migrations de travail encadrées strictement par les patrons. Elle est aussi ville de transit, c’est-à-dire ville d’accueil et de passage des exils que les chaos du monde provoquent. Deux singularités sont à noter concernant les bidonvilles et vont peser d’un poids très lourd dans l’histoire des frontières sociales qui surgissent alors. Premièrement, les bidonvilles, camps et habitats de fortune n’accueillent pas que des travailleurs immigrés, ils hébergent aussi des réfugiés politiques. Deuxièmement, les institutions qui gèrent cette ville du transit n’ont rien de commun avec les institutions locales. C’est principalement le ministère des Armées qui administre une ville que les notables craignent, fuient, méprisent comme l’altérité absolue. Deux populations vont être mises en position de cohabitation dans les grands ensembles : les clients des élus locaux, employés et ouvriers qui accèdent par le logement social à la promotion sociale, et les indésirables, mal logés des bidonvilles que l’État résorbe. Ainsi se crée la représentation où l’indésirable prend la figure exclusive de l’Arabe (p. 56). En effet, la population maghrébine y occupe une place prépondérante et subit une forte stigmatisation.

Contrairement à ce que le terme « quartiers nord » laisse entendre, il ne s’agit pas d’un espace continu et architectural uniforme ; c’est en fait plutôt un saupoudrage de tours comptant un nombre de logements variable, mais rarement supérieur à quelques centaines. C’est dans le 14e (36,7%) et 15e (37,3%) arrondissements que les logements sociaux sont, en part relative, les plus nombreux, loin donc d’être la forme unique d’habitat (p. 57).

Des familles en situation de précarité, des travailleurs prennent des logements laissés vacants par les rapatriés français, qui ont assez vite quitté les cités construites pour eux en accédant à la propriété. Ceux qui les ont remplacés, piégés par la crise, voient leur situation économique se dégrader.

À l’inverse de ce que développent certaines légendes journalistiques, Marseille ne se caractérise pas par sa forte présence de main-d’œuvre étrangère, mais par la nature des mouvements migratoires qu’elle combine à travers son histoire (p. 68). En effet, trois types de dynamiques migratoires peuvent être recensées : les migrations de travail ouvrier (fordisme), les migrations commerciales (qui fixent des communautés plus ou moins importantes dans la ville), les migrations « de passage » (exilés qui utilisent Marseille comme une ville de transit).

Le grand décrochage

La fin des années 1980 marque l’avènement d’une prise de conscience des pouvoirs publics de la situation dramatique, une sorte de misère du monde étendue et omniprésente (p. 77). En parallèle, on remarque l’ampleur médiatique et la montée en dramatisation, surtout depuis le début des années 2000 lorsqu’il est apparu que certaines cités des quartiers nord étaient sous l’emprise du trafic de cannabis et d’une violence criminelle liées à la forte concurrence sur le marché. Mais se focaliser sur la criminalité et les trafics de produits clandestins, c’est aussi donner à penser que tous les trafics liés au port et au statut international des transits relèvent forcément d’une logique criminelle, ce qui n’est pas le cas. Les marchandises, parfois engagées dans des circuits complexes, se « perdent » et finissent par échouer chez les commerçants rompus à la remise en circuits des objets perdus (p. 81). La frontière entre légal et illégale est par conséquent difficile à tracer. Et de fait, elle est loin de s’apparenter à une économie parallèle très structurée. Voilà pourquoi de manière à peu près constante, s’organisent à Marseille des marchés informels. À la différence d’autres villes où les espaces centraux libérés sont pris dans une spirale spéculative, à Marseille, c’est encore le commerce qui réoccupe les lieux, faute de voir se manifester un intérêt résidentiel pour cette partie de l’hypercentre.

L’instauration du visa pour les voyageurs algériens vers la France (1987), puis la mise en place des politiques restrictives de circulation (traité de Schengen) ainsi que la crise algérienne (1992) fragilisent très vite ce commerce portuaire, et de fait les populations les plus précarisée. Le marché marseillais de Belsunce [2] s’étiole lui aussi rapidement, dans une indifférence d’autant plus générale que les médias et l’opinion locale relayée par des notables politiques se félicitent de la fin d’un dispositif marchand pour migrants en lequel ils ne voient que nuisances, confiscations et dégradations de l’espace urbain central (p. 86). D’autres économies de substitution vont occuper l’espace social disponible, notamment avec le trafic de drogues (p. 86), mais ce phénomène n’est pas spécifique à Marseille [Duprez et Kokoreff, 2000] qui reste pourtant le bouc-émissaire national lorsque cette thématique est abordée aussi bien dans le champ médiatique que politique [Montel, 2008 ; Mucchielli, 2014].

Enfin, l’étoilement du commerce informel transafricain, dont Marseille était sans l’ombre d’un doute la grande place marchande européenne jusqu’au début des années 1980, a rebattu les cartes du commerce informel. Ce commerce était le poumon économique de mondes populaires régulièrement soumis à la précarisation et à la volatilité de leurs revenus. À la fin de la dernière décennie du XXe siècle, Marseille se vide presque discrètement de ses commerces. Un autre cycle urbain commerce alors, marqué par une dynamique de gentrification.

Une gentrification paradoxale

Le terme gentrification désigne le processus de requalification et de réinvestissement des espaces urbains centraux pour des fonctions et des usages réservés et exclusifs à des groupes sociaux nantis d’un capital culturel ou d’un capital économique (p. 90). Sous cette définition d’ailleurs, force est de constater que, avec plus ou moins de violence et d’ampleur, peu de métropoles occidentales ont échappé à ces processus de transformation dans le dernier siècle. C’est en effet dès le début du XXe siècle que commence dans l’hypercentre des opérations de destruction sporadique de zones d’habitat qualifiées de vétustes en même temps que leurs occupants sont jugés indésirables. Les membres des classes supérieures et moyennes quittent dans les années 1970 le centre-ville pour les périphéries pavillonnaires mais, à Marseille, elles n’y reviendront pas. Elles réinvestissent d’autres zones néo-urbaines ou d’autres centres anciens, plus attractifs comme Aix-en-Provence. Enfin, le centre-ville, dominé par les mondes interlopes du commerce portuaire n’a jamais été un lieu de résidence des bourgeoisies, qui lui ont préféré, depuis le XVIIIe siècle au moins, les quartiers sud. La seconde raison de cet échec de la gentrification est politique. Les habitants du centre-ville sont aussi des électeurs. Les élus sont partagés entre deux contraintes paradoxales : maintenir sur place leur électorat, socialement et démographiquement fragile, et renouveler la population de leur territoire pour des raisons très pragmatiquement économiques. Difficile de choisir entre le vote et l’impôt (p. 95). La gentrification, au sens stricte du terme ne se produit donc pas à Marseille ; le prix des loyers de l’hypercentre en constitue une preuve supplémentaire.

On assiste depuis les années 1970 à l’édification en force de monuments publics dans les quartiers du centre, sans en modifier forcément la sociodémographie (p. 95). Et, parce qu’aucune installation massive de nouveaux commerces et modes d’usage n’embraye sur cette implantation, les quartiers centraux multiplient ces étranges scénographies urbaines où les mondes de la précarité occupent des lieux qui affirment sournoisement, dans leur organisation ou leur architecture, le rejet de la population de ces territoires.

Cette suite d’événements est importante parce qu’elle organise peu à peu ce que va devenir, malgré des aléas et des intrigues institutionnelles complexes, le cœur du programme phare de la décennie, Euroméditerranée. Il apparaît en effet très vite que l’enjeu de la reconquête des espaces portuaires et des quartiers qui les jouxtent est bien de redonner à Marseille une attractivité et d’y attirer ces nouvelles entreprises et activités qui la boudaient jusque-là (p. 102). Les responsables et les élus affichent peu à peu leur satisfaction, soulignent le redémarrage économique de Marseille par son titre de « capital européenne de la culture » en 2013. L’entreprise de réenchantement dont Marseille fait l’objet depuis une vingtaine d’années est un travail plus subtil que la simple revalorisation d’une « image » dégradée de la ville (p. 109-110). À ceci près que viennent à Marseille des visiteurs plutôt que des habitants.

On peut néanmoins regretter que cet ouvrage n’aborde pas davantage les formes de résistances populaires quotidiennes où l’économie de la débrouille et l’auto-organisation caractérise le mode de vie d’une grande partie de la population, ainsi que les centaines de collectifs et associations sans lesquels la vie sociale et culturelle serait vraisemblablement plus insipide.

par Pierre Olivier Weiss, le 18 juin 2015

Aller plus loin

Références :

Noiriel G. [1988], Le Creuset français. Histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil.
Duprez D. et M. Kokoreff [2000], Les mondes de la drogue. Usages et trafics dans les milieux populaires, Paris, Odile Jacob.
Montel L. [2008], Marseille, capitale du crime. Histoire croisée de la criminalité et de l’imaginaire de Marseille (1820-1940), thèse, université Paris-Ouest Nanterre-La Défense.
Mucchielli L. [2014], « La longue histoire du banditisme et des trafics de drogues à Marseille », Faire Savoirs, n°11, 2014, p. 19-27.

Pour citer cet article :

Pierre Olivier Weiss, « Le déclin de Marseille », La Vie des idées , 18 juin 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-declin-de-Marseille

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Notes

[1Euroméditerranée est une opération de rénovation urbaine en cours à Marseille visant notamment à créer un quartier d’affaires à La Joliette. Le projet est lancé en 1995 à l’initiative de R. Vigouroux, maire de Marseille, et de l’État. L’accord pour la mise en place d’un établissement public d’aménagement est signé le 26 avril 19941 œuvrant sur un périmètre de 310 hectares.

[2À Belsunce cohabitent le commerce de la précarité (vente à la sauvette), celui de la proximité (alimentation, service) et celui du réseau (touristes maghrébins). Le premier est bien souvent illégal, le deuxième se rapporte à une population en place relativement pauvre et d’origine majoritairement immigrée, le troisième est en recul et apparaît comme relativement déconnecté de l’économie locale. Ces trois aspects font du commerce de Belsunce un commerce fortement différencié de celui du reste du centre-ville et conduit à une mise à l’écart du quartier.

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