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Recension Société

Le culte de l’humanitaire

À propos : D. Fassin, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Gallimard/Seuil.


par Dominique Vidal , le 30 mars 2011


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Didier Fassin cherche à définir ce qu’il nomme le « gouvernement humanitaire » à partir d’enquêtes menées auprès de ceux qui prétendent prendre en charge la souffrance sociale. S’il décrit la dimension inégalitaire de la logique humanitaire, il ne la resitue pas dans le contexte de l’effondrement du communisme.

Didier Fassin, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, collection « Hautes Études », Gallimard/Seuil, 2010, 258 p., 21 €.
La raison humanitaire

Pourquoi la compassion est-elle aujourd’hui, dans les sociétés occidentales comme dans les mondes lointains, au cœur de l’action des États, des organismes internationaux et des organisations non gouvernementales ? Qu’exprime l’importance prise par le spectacle du malheur d’autrui dans la mise en œuvre d’interventions auprès des individus en situation de pauvreté et des victimes de conflits armés ou de catastrophes naturelles ? Que révèle la place croissante des thèmes de l’exclusion, du traumatisme et de la souffrance dans les sciences sociales contemporaines ?

Voici les principales questions qui, à grands traits, organisent la réflexion de Didier Fassin dans ce livre qui, en neuf chapitres tirés d’articles déjà publiés pour l’essentiel en anglais, rassemble les résultats d’autant d’enquêtes menées au cours de la dernière décennie. En France, en Afrique du Sud, en Palestine et au Venezuela, Fassin s’est intéressé aux acteurs et aux dispositifs qui entendent prendre en charge la souffrance sociale, l’aide aux pauvres, les demandeurs du droit d’asile, les immigrés sans-papiers, les enfants touchés par le sida, les déplacés d’une région dévastée par des pluies torrentielles, ainsi qu’aux effets de ces interventions sur ceux qu’elles concernent. La diversité des terrains et des sujets n’empêche pas l’ouvrage de posséder une unité fondamentale. Celle-ci ne s’est pourtant construite, selon l’auteur, qu’après une inflexion progressive des intuitions qui sous-tendaient son projet initial intitulé « Les politiques de la souffrance ». C’est aussi pourquoi, en plus de les encadrer par une introduction et une conclusion, il a choisi de réécrire chacun des articles originaux en fonction du point auquel il est parvenu.

Le gouvernement humanitaire et la politique de la compassion

Il ressort de cet imposant travail la mise en évidence d’une « logique générale » – que Didier Fassin nomme la « raison humanitaire » – « qui [lui] semble éclairer les multiples facettes d’une histoire morale du temps présent » (p. 315). Cette logique tire sa force de la place centrale des émotions dans la définition des politiques destinées à soulager les souffrances d’autrui au nom de l’expérience de la compassion. Que ce soit à propos des plus mal lotis dans les pays du Nord ou des miséreux au Sud, les « sentiments moraux » – définis, dans le prolongement de la célèbre théorie d’Adam Smith – comme « les émotions qui nous portent vers les malheurs des autres et nous font souhaiter les corriger » (p. 7) – ont donné naissance, selon Fassin, à un « gouvernement humanitaire ». Le terme de gouvernement excède ici ce qui renvoie au seul domaine de l’intervention des acteurs politiques – étatiques ou non – pour désigner, selon le sens que lui a donné Michel Foucault, l’ensemble des moyens qui visent à contrôler les comportements des êtres humains. L’adjectif « humanitaire » possède, lui, une signification élargie qui recouvre une double acception de la notion d’humanité, à savoir, d’une part, l’ensemble de ceux qui ont la condition d’humains et, d’autre part, ce qui porte chacun, par affection, à considérer ses semblables comme tels. Et c’est pour cela que le gouvernement humanitaire s’observe aussi bien à l’œuvre dans les actions à destination des démunis du monde occidental que dans celles conduites dans des territoires lointains. Or, la légitimation des politiques contemporaines dans le langage humanitaire fait question, en ce qu’elle recèle une tension entre la position de dominant dans laquelle se trouve l’aidant et la position dominée des aidés. Tel est ici posé le problème sociologique de l’asymétrie que produit la manifestation de la compassion dans l’espace public. Celui qui en est l’objet ne pouvant jamais le retourner réciproquement, il en résulte une relation fondamentalement inégalitaire qui domine les « vies précaires », expression que Fassin forme en recourant à l’étymologie latine de precarius, « obtenu par la prière » (p. 12). Car, qu’ils soient en quête d’un emploi, du statut de réfugié ou de soins médicaux, ceux qui sollicitent une réponse du gouvernement humanitaire ne peuvent en espérer une réponse favorable qu’au prix de discours et de comportements qui entraînent la compassion de ceux en situation de soulager leur souffrance.

Cette politique de la compassion n’est certes pas nouvelle. On peut en repérer l’expression, dès le dix-huitième siècle, quand la thématique des sentiments moraux s’installe peu à peu dans les sociétés occidentales. Elle acquiert toutefois, selon Fassin, une dimension nouvelle à partir des années 1990, lorsque se constitue ce gouvernement humanitaire. Et, ajoute-t-il, les sciences sociales participent de ce changement, comme en témoigne en France et aux États-Unis, ce qu’il qualifie de « littérature scientifique compassionnelle » (p. 13) pour désigner les recherches ayant pour objet la souffrance et le malheur dans des champs disciplinaires aussi divers que la sociologie, la psychologie, les études littéraires et l’anthropologie médicale.

La pensée critique après le tournant des années 1990

C’est précisément ce nouveau rapport au monde qui tend à s’imposer que l’ouvrage de Didier Fassin interroge. Il ne se demande cependant pas si la politique compassionnelle découle d’une prise en compte sincère de la souffrance d’autrui ou, à l’inverse, masque des logiques de pouvoir. Il se donne plutôt pour objet de comprendre ce que traduit cette évolution, ainsi que ses conséquences sociales et politiques. Ou, autrement dit, mais toujours dans ses termes, il entend rendre compte de ce qui se joue quand le vocabulaire de la souffrance s’impose pour exprimer des inégalités, quand le registre du traumatisme est préféré à celui qui renvoie à des violences subies, ou quand, plutôt que d’identifier un enjeu de justice, on en appelle à la compassion.

Pour ce faire, Fassin s’appuie sur les enquêtes qu’il a menées, en s’employant à établir un lien entre ce que questionnent l’interrogation philosophique sur les expressions publiques des sentiments moraux et les recherches des sociologues sur la souffrance, et les travaux en droit international et en science politique sur les interventions humanitaires des États occidentaux.

Ce projet de saisie de l’entrée en politique de la morale humanitaire revendique une double originalité méthodologique. Il considère conjointement, en premier lieu, la société française et des ensembles sociaux lointains. Dans tous les cas, selon Didier Fassin, c’est bien un tournant semblable qui peut être appréhendé, même s’il se manifeste selon des déclinaisons diverses. Les transformations qui en découlent ne sauraient en effet être appréciées dans toute leur ampleur sans l’éclairage global qui confère une unité à leurs inscriptions locales. De la même façon, ce changement qui s’observe aujourd’hui en maints endroits du globe ne pourrait être caractérisé dans sa généralité sans que soient décrites et rapprochées ses manifestations éparses. L’approche de Fassin démontre, en second lieu, l’apport du travail ethnographique à la compréhension des questions posées. À la différence des recherches qui ne reposent que sur l’analyse de sources documentaires ou d’entretiens, l’utilisation de cette méthode de recueil des données qui suppose l’établissement d’une relation dans la durée avec les individus objets de l’enquête permet d’accéder à une connaissance fine de l’univers étudié. C’est ainsi seulement, pour l’auteur, que peut clairement émerger ce qui détermine les contextes et les significations que les acteurs donnent à leurs mots et à leurs actes.

Comprendre le déploiement du gouvernement humanitaire dans les années 1990 conduit en outre Didier Fassin à se démarquer des approches sociologiques de Pierre Bourdieu et de Luc Boltanski qui, tout en s’opposant, occupaient alors le devant de la scène. Dans La Misère du monde, le premier affirme que, dans la société française, la souffrance trouve de plus en plus souvent son origine dans les différences de position qui touchent l’ensemble des secteurs sociaux et donnent lieu à ce qu’il nomme des « formes de petite misère ». Il n’a pas perçu cependant que le langage de la souffrance et la logique de la compassion étaient devenus des traits caractéristiques de l’époque, et la recommandation faite au chercheur de se tenir au plus près de ceux auxquels il s’intéresse contient d’ailleurs le risque d’empêcher la distanciation indispensable à l’analyse et de contribuer à renforcer ce cadre d’énonciation qui s’est progressivement imposé. Boltanski, dans La Souffrance à distance, s’est intéressé à ce qui se manifeste dans le spectacle de la souffrance d’autrui à partir de sources écrites et étudie notamment les figures rhétoriques au travers desquelles elle se trouve exprimée, sans jamais toutefois considérer l’humanitaire autrement que sous une forme apologétique. Si ces approches manquent l’essentiel du moment, ce n’est pas seulement, pour Fassin, parce qu’elles s’appuient sur des matériaux (des entretiens chez Bourdieu, des textes chez Boltanski) qui ne permettent pas une approche aussi profonde que celle de l’ethnographie. C’est aussi parce qu’elles renvoient à l’opposition de deux postures en sciences sociales par rapport auxquelles Fassin entend marquer ses distances pour formuler un nouveau type de pensée critique. Il refuse ainsi de se situer soit du côté de ceux qui s’emploient à dévoiler les mécanismes structuraux de domination à l’œuvre dans le monde social, soit du côté de ceux qui cherchent à comprendre comment les univers qu’ils étudient sont façonnés par les opérations critiques qui les travaillent.

On touche ici un des aspects essentiels de l’entreprise intellectuelle de Didier Fassin. Après avoir rappelé que la pensée critique était consubstantielle aux sciences sociales depuis leur origine, il caractérise sa démarche par la volonté de se tenir à la frontière entre deux postures : la position en surplomb qui entend révéler aux agents les logiques qu’ils subissent dans l’espoir de les aider à s’en libérer, et la posture qui consiste à traduire la manière dont les individus déchiffrent et font le monde dans lequel ils vivent. « La pensée critique, écrit-il, est à la croisée des deux, entre la curiosité et l’indignation, entre le désir de comprendre et la volonté de transformer » (p. 314). C’est aussi celle qui parcourt son ouvrage où, sensible au sort de ceux qu’ils étudient et à ceux qui entendent soulager leur souffrance, il ne prend jamais les discours des uns et des autres comme allant de soi, mais cherche au contraire à rendre compte de ce qu’ils révèlent sur le monde contemporain.

De ce qui se veut un positionnement entre engagement et distanciation, termes repris à Norbert Elias, il résulte en particulier – et ce n’est pas là la moindre des qualités de l’écriture de Fassin – une grande prudence dans l’analyse. Celle-ci se donne par exemple à voir dans le chapitre consacré à la régularisation des étrangers pour raison médicale qui montre la tension entre obligation vis-à-vis de l’institution et éthique de la médecine qu’éprouvent les médecins inspecteurs chargés d’examiner les requérants. Elle se manifeste aussi dans le refus des facilités rhétoriques porteuses d’intention polémique quand il préfère, en s’appuyant sur une argumentation rigoureuse, la désignation de « centre d’accueil » à celle de « camp » à propos du hangar de Sangatte où séjournèrent des dizaines de milliers de migrants en transit vers la Grande-Bretagne. Elle s’exprime encore dans l’analyse de ce qui suscite et de ce que produit le témoignage humanitaire des psychiatres et des psychologues envoyés en mission dans les Territoires palestiniens après le déclenchement de la seconde Intifada. Cette précaution de l’argumentation n’a que peu à voir, on le constate tout au long de l’ouvrage, avec une retenue cauteleuse. Elle témoigne bien davantage du souci de restituer la complexité des configurations étudiées et l’ambivalence fréquente des acteurs.

Un chantier en cours

La critique de la raison humanitaire que propose Didier Fassin doit aussi être comprise, nous semble-t-il, comme un programme de recherche inachevé. Ne nous parle-t-il pas d’ailleurs du résultat que représente ce livre tiré de dix années de recherches empiriques comme de l’aboutissement d’un projet « bien sûr provisoire » (p. 27) ? Son analyse, aussi solidement étayée soit-elle, ne débouche en effet pas sur une grille de lecture figée du monde contemporain. Tout en indiquant une orientation méthodologique et théorique forte, il laisse sa démarche ouverte à d’autres chantiers et à l’avenir indéterminé du monde, et c’est là un de ses mérites.

On peut toutefois regretter que Fassin ne se soit pas prononcé davantage sur deux points. Le premier concerne le type d’ethnographie pratiqué. Bien que le temps passé sur chaque terrain ne fasse l’objet d’aucune mention, la diversité des lieux d’enquête suggère que l’auteur ne s’inscrit pas dans la tradition qui fait de l’immersion de longue durée une condition nécessaire à la connaissance ethnographique. Le lecteur en apprend également peu sur la maîtrise effective que l’auteur possède de la langue des individus qui l’intéressent, alors que ceux-ci n’ont vraisemblablement pu, dans bien des cas, se dire que dans des langues africaines, en arabe ou dans un espagnol dont seul un séjour prolongé permet de saisir les subtilités locales. Les remerciements des ouvrages de Didier Fassin mentionnent certes le concours essentiel d’autres chercheurs dans la réalisation d’enquêtes de terrain, soit ce qui renvoie à un travail en équipe. Mais l’absence de détails sur les conditions et les dispositifs pratiques de ses recherches, sans remettre en cause la valeur des analyses proposées, ne permet pas d’apprécier toute la portée du travail de Fassin. Dans un texte précédent, il s’était pourtant engagé dans cette direction pour expliciter les dimensions épistémologiques, éthiques et politiques de l’enquête ethnographique, en la sortant de la référence au modèle canonique de la monographie ou en précisant à juste titre que l’impératif de réflexivité avait avant tout pour finalité, non de dire l’expérience intime du chercheur, mais de permettre d’appréhender au plus près les individus qu’il a pour objet [1]. Il est permis de penser que des précisions supplémentaires apportées à ces inflexions sensibles à la mythologie de l’enquête de terrain dans l’ethnologie classique auraient constitué un apport précieux. De telles précisions auraient ainsi mieux caractérisé, d’une part, l’anthropologie de Fassin dans le champ des sciences sociales contemporaines. Elles auraient aussi contribué à faire que le recours à la méthode ethnographique puisse tirer sa légitimité sans renvoyer, implicitement ou explicitement, à un héritage écrasant quand il est invoqué par ceux qui s’érigent en gardiens du temple des méthodes [2]. On ne peut donc qu’espérer que Fassin aborde prochainement cette dimension du maniement des outils de l’ethnographe.

La réflexion sur la démocratie dans le monde contemporain constitue le second point sur lequel l’ouvrage de Didier Fassin aurait gagné à s’engager davantage. La question n’est pas complètement absente de son raisonnement, mais la place qu’elle y occupe ne laisse pas de surprendre. En conclusion, Fassin fait ainsi du gouvernement humanitaire la « part religieuse de l’ordre démocratique contemporain » (p. 325), reprenant le fameux développement de Claude Lefort sur la « permanence du théologico-politique », ainsi que les termes de sa formulation pour soutenir : « Telle est bien la thèse défendue dans ce livre : la raison humanitaire correspond à cet ultime repli théologico-politique ‘qui se fait aux points de défaillance’, là où ‘le tragique de la condition moderne’ ne peut plus être éludé ». Les objets de recherche de Fassin le conduisent assurément davantage, on en convient, à déceler la part d’ombre des régimes démocratiques et, notamment, leur capacité à tenir à distance ou à maintenir dans un rapport permanent d’inégalité tous ceux dont la vie dépend du gouvernement humanitaire. Quelle que soit la diversité de leurs situations et des formes d’intervention qui les concernent, c’est selon lui le fait de se trouver assujetti à celui qui dispense son aide qui rapproche les pauvres des sociétés occidentales des malades et des victimes des pays du Sud. Dans tous les cas étudiés, accéder à l’assistance se paie en effet au prix fort de la réification par occultation de la singularité des biographies et de la possibilité de tenir un discours sur soi autonome qui permet au sujet de se construire en définissant le sens de son existence. Le raisonnement de Fassin n’est ici guère contestable. Ce qui est en revanche surprenant, et même saisissant à maints égards, est l’absence de mention de la façon dont la pensée de la démocratie a reposé, dans les dernières décennies du vingtième siècle, sur la critique ce qu’on a pu appeler le socialisme réel. Que les années 1990 marquent le début d’une époque nouvelle, comme il l’affirme à propos de la naissance du gouvernement humanitaire, ne fait pas l’ombre d’un doute, mais ce choix de périodisation peut-il faire l’économie d’une prise en compte de l’effondrement des pays socialistes et de l’utopie qu’ils avaient véhiculée ? Fassin n’est pourtant pas visiblement orphelin de ce monde-là, et, s’il n’en parle pas, c’est sans doute qu’il n’éprouve pas le besoin de se situer par rapport à ce qui s’est dérobé après 1989. Mais la raison humanitaire ne procède-t-elle pas aussi de l’engloutissement de cet imaginaire ? L’expansion du registre de la souffrance ne tient-elle pas à une de ses conséquences qu’a été la légitimité bien moindre de la formulation des questions de justice dans le vocabulaire des inégalités de classe ? La politique humanitaire serait-elle devenue ce cadre d’action érigé en horizon normatif indépassable si l’on n’avait pas renoncé à l’idée d’une possible transformation radicale de la société ?

Le refus de prendre en charge ces questions, en plus de ne pas restituer toute l’historicité des interventions sur le social, appelle d’ailleurs un autre commentaire, en ce qu’il éclaire une des manifestations de l’héritage foucaldien que revendique Didier Fassin. Nonobstant les distances qu’il prend avec la perspective de Foucault quand il insiste sur les marges d’autonomie des acteurs ou quand il s’intéresse à la subjectivation (p. 260), il partage avec lui un même doute sur le cours de la modernité [3]. Comme Foucault entendait montrer l’accroissement du gouvernement des conduites par la pénétration de la surveillance et des disciplines contraignantes dans la vie des individus, Fassin ne cesse de relever l’assujettissement que produit l’assistance humanitaire sur ceux qu’elle met en demeure de susciter la compassion par la mise en récit de leur malheur ou l’exposition de leurs souffrances corporelles. À l’instar de Foucault, il n’évacue pas complètement les promesses de libération de l’agir humain, mais, de la lecture de son ouvrage, et tout particulièrement de sa conclusion, ressort bien davantage la dimension tragique du monde moderne que la résistance à l’assujettissement, la capacité des dominés à retourner à leur profit la logique compassionnelle et la possibilité de la démocratie à répondre aux effets déshumanisants du gouvernement humanitaire. Or, il est permis de penser que les mille mouvements qui animent les sociétés contemporaines permettent de jeter un regard moins sombre, à défaut d’être univoque [4]. Ce qui suppose en outre de ne pas s’en tenir aux limites évidentes et au côté obscur des régimes démocratiques depuis lesquels se déploie la raison humanitaire, mais de considérer aussi la démocratie comme une expérience aux visages multiples et un processus sans fin, ouvert et incertain, qui favorise l’intersubjectivité et tend vers la réalisation d’un idéal d’égalité [5].

L’anthropologie morale et politique que propose Didier Fassin, si elle laisse en suspens ces questions, n’en reste pas moins un projet éminemment stimulant. À l’étayage empirique qui renouvelle les approches de questions principalement traitées par la réflexion philosophique s’ajoute l’apport d’une perspective comparée qui parvient à tenir ensemble les sociétés du Nord et du Sud, ainsi que la mise en écho réussie des travaux produits en Europe et aux États-Unis. Espérons à ce sujet que l’audience rencontrée par la démarche de Fassin marque la fin du côté paroissial dans lesquels se cantonnent trop souvent les débats contenus dans des cadres nationaux, à commencer par ceux qui se tiennent à l’intérieur des frontières françaises.

par Dominique Vidal, le 30 mars 2011

Pour citer cet article :

Dominique Vidal, « Le culte de l’humanitaire », La Vie des idées , 30 mars 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-culte-de-l-humanitaire

Nota bene :

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Notes

[1Didier Fassin, «  Introduction. L’inquiétude ethnographique  », in Didier Fassin et Alban Bensa (sous la direction de), Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008, pp. 7-15.

[2Pour une problématisation aboutie de ces questions, voir l’ouvrage de Daniel Cefaï, L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003.

[3Sur Foucault et la modernité, on lira le chapitre VIII de Danilo Martuccelli, Sociologies de la modernité. L’itinéraire du 20e siècle, Paris, Gallimard, 1999.

[4En ce sens, voir les contributions réunies par Jean-Paul Payet, Frédérique Giuliani et Denis Laforgue (sous la direction de), La voix des acteurs faibles. De l’indignité à la reconnaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008. Que l’on pense encore aux sens divers des transformations que connaît la Chine. Voir Hua Linshan et Isabelle Thireau, Les ruses de la démocratie. Protester en Chine, Paris, Le Seuil, 2010  ; Jean-Louis Rocca, Une sociologie de la Chine, Paris, La Découverte, 2010. Voir le compte-rendu de l’ouvrage sur La Vie des Idées

[5Pour un raisonnement en ce sens, voir Pierre Rosanvallon, «  L’universalisme démocratique : histoire et problèmes  », Esprit, janvier, pp. 104-120. Ce texte est aussi accessible sur La Vie des Idées

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