« Le nain », « le nabot » : ce sont là deux des sobriquets utilisés dans les années 1930 pour moquer la petite taille (1,57 m) et la santé fragile de Nikolaï Iejov qui n’en fut pas moins un communiste aussi convaincu que cruel, et un serviteur aussi dévoué que méthodique. Dans la mémoire collective, le commissaire à l’Intérieur reste tristement célèbre pour avoir orchestré l’entreprise massive d’épuration du corps social soviétique, qui fit près d’un million et demi de victimes entre octobre 1936 et novembre 1938. Les grands procès de Moscou les ayant longtemps occultées, les répressions à l’échelle de toute la société soviétique n’ont été « découvertes » que tardivement par les soviétologues. La première étude qui leur a été consacrée date de 1968. On la doit à Robert Conquest qui a forgé le syntagme de « Grande terreur » dont l’usage s’est rapidement imposé [1]. Les débats historiographiques ont été très vifs : ils portaient tant sur l’ampleur de cette Grande terreur que sur le rôle de Staline. Mais avec la chute de l’Union soviétique et l’ouverture consécutive des archives, les débats ont perdu de leur virulence : la multiplication des travaux a permis de préciser l’envergure du phénomène, son déroulement, et la sociologie des protagonistes [2]. Alexeï Pavlioukov s’intéresse donc moins aux répressions elles-mêmes qu’à la manière dont elles furent organisées et conduites par celui qui en avait la charge. Son ouvrage est une biographie de Iejov, mais en tant qu’il fut l’un des acteurs centraux du système politique et répressif stalinien des années 1930.
Pour analyser l’ascension de Iejov, son activité au sommet du pouvoir puis sa chute, A. Pavlioukov a eu accès à de sources inédites, issues des archives du Service fédéral de sécurité russe que seuls quelques happy few peuvent consulter. Celles-ci lui permettent de proposer un récit précis et maîtrisé où, à la lumière de la documentation consultée, plusieurs interprétations historiques sont discutées sans que n’en souffrent jamais la clarté et le souffle du propos. L’auteur fait preuve de précaution dans l’interprétation de ses sources. Mais des documents de même nature font l’objet d’un traitement différencié sans que l’on comprenne bien la raison — tantôt ils sont pris au sérieux, tantôt mis à distance. Pointe ici l’absence de réflexion théorique sur les procédés d’enquête et d’interprétation de la part d’A. Pavlioukov. On lui sait néanmoins gré de nous éviter les explications psychologisantes, ce qui ne l’empêche pas de vouloir percer les mystères de la psychologie de Iejov, évoquant des « tendances sadiques » à propos de sa brutalité lors des interrogatoires. A. Pavlioukov nous épargne aussi les discussions sur l’authenticité des témoignages et aveux recueillis par les agents de la sûreté d’État. Plutôt que de s’engager dans des digressions vaines, il s’emploie à analyser leur travail d’enquête et à montrer comment ceux-ci élaborèrent les incriminations, donnant à voir l’évolution des méthodes des tchékistes au cours de la deuxième moitié des années 1930.
Des origines modestes
A. Pavlioukov débute classiquement son ouvrage par les jeunes années de Iejov en s’efforçant de dépasser la version donnée dans les autobiographies successives de celui-ci. Tel que Iejov l’exposait, son parcours fut celui d’un homme aux origines modestes né à Saint-Pétersbourg en 1895, sans réelle instruction, ouvrier dans les fameuses usines Poutilov où il s’oppose à la guerre puis embrasse la cause révolutionnaire et rejoint les bolcheviks. A. Pavlioukov présente une autre histoire, moins conforme à l’idéologie bolchevique. Iejov naît dans un petit village de Lituanie où son père travaille alors dans la police. Après que Iejov achève l’école vers 1905-1906, ses parents l’envoient en apprentissage chez un tailleur de Saint-Pétersbourg, qu’il quitte à la veille du conflit pour sa région natale. Quand la guerre éclate, il se porte volontaire, mais hospitalisé puis affecté à l’arrière, il ne participe jamais aux combats. Sa première rencontre avec les bolcheviks a vraisemblablement lieu au début d’avril 1917 et, selon A. Pavlioukov, il adhère à leur organisation en août, s’engageant avec ferveur pour élargir leur influence. Mais, de nouveau malade, congé lui est donné. Iejov se rend dans la région de Tver où sa famille a déménagé et où il travaille avant d’être mobilisé par le parti pour combattre les forces contre-révolutionnaires. Il est enrôlé à Saratov en avril 1919, puis inclus dans l’appareil du parti en mai. Face à l’avancée des troupes de Wrangel, l’unité de Iejov est évacuée à Kazan où il est nommé scribe en août, puis commissaire militaire en octobre. En février 1920, il compte alors parmi les 6 signataires d’un texte qui, critiquant le fonctionnement local du parti, a un grand retentissement et à la suite duquel il gravit les échelons du parti et de l’armée. À la fin de la guerre civile, épuisé, il se rend à Moscou pour y être soigné. Il est toutefois très vite appelé à de nouvelles responsabilités en différents endroits du pays, avec de brèves périodes de repos.
Une expérience acquise aux marges du pays
À travers la trajectoire de Iejov dans les années 1920, A. Pavlioukov révèle comment la direction bolchevique utilise l’expérience de ses agents les plus zélés. La présence de Iejov fut d’abord requise dans la république des Maris (située à environ 600 km à l’est de Moscou) où sa nomination au poste de secrétaire du parti au début de 1922 provoque l’exacerbation des tensions entre le soviet contrôlé par les Maris, et le parti aux mains des Russes. Pareils antagonismes ne sont pas rares à l’époque. Pour résoudre le contentieux, Iejov s’emploie à se rallier localement des soutiens et sollicite de Moscou l’envoi de cadres supplémentaires. Missionné en mars 1923 dans la région de Semipalatinsk (en Kirghizie jusqu’en 1925 puis au Kazakhstan), il s’illustre dans sa fonction de secrétaire du parti et par sa bonne connaissance des conditions locales. Aussi est-il promu en mai 1924 dans la hiérarchie du parti kazakh, déchirée par des luttes entre communistes occidentaux et communistes indigènes. Non plus qu’avec les Soviets dans la république des Maris, les conflits à caractère national au sein du parti ne sont propres au Kazakhstan [3]. Pour affaiblir les diverses factions, Iejov entreprend de déplacer le personnel. Très vite, il exprime le souhait de reprendre ses études et d’être admis à l’Académie communiste. Sa demande lui étant accordée, il part pour Moscou en janvier 1926. Mais il n’a pas le temps d’achever son cursus qu’on l’affecte au département à l’organisation et à la répartition près le secrétariat du Comité central. Iejov conduit la purge du commissariat au Travail, entreprise à la suite du procès des Chakhty — un groupe d’ingénieurs accusés de sabotage au compte du capital international — de mai à juillet 1928, et participe à deux commissions dont le travail porte sur le secteur agricole. Avec le « Grand tournant », on le place au commissariat à l’Agriculture en décembre 1929, avant de le rappeler au parti où on lui confie, en novembre 1930, la politique des cadres, ce qui lui confère une grande influence. Le travail qu’il réalise lui vaut d’être élu membre du Comité central lors du XVIIe congrès au début de 1934 :
Le XVIIe congrès conclut en quelque sorte la première étape de la carrière de Iejov. Ses mérites furent pleinement reconnus et il devint non seulement de facto (il était à la tête d’un des organismes les plus importants de l’appareil du Comité central) mais de jure un membre à part entière de l’Olympe. (p. 110)
Un collaborateur précieux
En décembre 1934, Sergueï Kirov, membre du Politburo et Premier secrétaire du parti de Leningrad, est assassiné par Léonid Nikolaïev, un communiste de 30 ans. Les raisons de ce crime ont fait couler beaucoup d’encre. Pour A. Pavlioukov, c’est l’œuvre d’un homme qui, éprouvé par plusieurs mois de chômage, veut dénoncer les injustices sociales en tuant un responsable politique avant de se suicider. À peine la nouvelle du meurtre fut-elle connue à Moscou que le commissaire à l’Intérieur Guenrikh Iagoda se rend à Leningrad, bientôt suivi par Staline et ses collaborateurs. Refusant de croire à un acte isolé, Staline considère que seule une organisation terroriste peut avoir ourdi la mort de Kirov et requiert que l’investigation soit orientée en ce sens. A. Pavlioukov décrit le travail des enquêteurs : les moyens utilisés comme les obstacles rencontrés. Si les agents du NKVD entendent privilégier la piste d’un complot d’origine lettone, Staline leur demande de se concentrer plutôt sur la découverte d’un groupe oppositionnel zinoviéviste. Iejov est chargé de surveiller l’enquête de la sûreté d’État qui n’apprécie guère les immixtions du parti. Toujours est-il qu’après 3 semaines d’investigation, les enquêteurs parviennent à mettre au jour l’existence d’un « centre léningradois » : les 14 accusés sont, à l’issue d’un procès, condamnés à mort.
Pour récompenser Iejov, le Comité central le nomme secrétaire en février 1935 et lui confie la tâche de contrôler la sûreté d’État. On le porte aussi à la tête du département des instances dirigeantes et de la commission de contrôle du parti. Dans l’atmosphère de suspicion généralisée ouverte par le meurtre de Kirov, il lance une opération d’épuration du Kremlin et supervise la campagne de purge du parti. En février 1936, Staline le charge alors de mettre au jour les réseaux trotskistes clandestins puis de veiller au déroulement du procès des trotskistes-zinovévistes : le premier des grands procès de Moscou. Les méthodes usitées avaient répugné à nombre de tchékistes, à commencer par Iagoda. Jugeant que celui-ci n’était plus à la hauteur, Staline le remplaça par Iejov. A. Pavlioukov avance que c’est sous son autorité que l’usage de la violence s’impose au sein de la sûreté de l’État, le nouveau commissaire donnant un ordre oral en ce sens en avril 1937 : recourir à la violence permet en effet d’arracher des aveux difficiles à obtenir autrement et d’accélérer l’instruction.
Un commissaire à l’Intérieur redoutable
Staline et ses proches justifient la terreur par l’imminence de la guerre et la nécessité de se prémunir d’éventuels troubles intérieurs. Aussi, une fois à la tête du commissariat à l’Intérieur, Iejov engage la traque des ennemis du régime. D’après A. Pavlioukov, il croit véritablement en leur existence et a une confiance aveugle en Staline : par conséquent, tous les moyens de lutte sont légitimes. Iejov vise d’abord les groupes politiques d’opposition, s’attaquant au « centre trotskiste parallèle » puis, le procès achevé (janvier 1937), au « bloc antisoviétique des trotskistes et des droitiers », jugé à son tour (mars 1938). Il s’en prend également à la sûreté d’État afin d’y promouvoir une génération d’hommes qui ne rechignent pas à s’attaquer à l’État et au parti. La nouvelle équipe est formée avec d’anciens de la sûreté d’État du Nord-Caucase. C’est elle qui procède à la purge de l’armée et du parti lancée à partir du printemps 1937, puis à l’épuration radicale de la société initiée à l’été par le fameux ordre no 00447. A. Pavlioukov rappelle les jugements expéditifs et le phénomène d’emballement au niveau régional, certains tchékistes étant désireux de montrer leur application, mais il signale aussi que la généralisation des méthodes brutales puis de la falsification répondait à des injonctions de la direction politique, de Staline en premier lieu. La terreur de masse prit aussi la forme de répressions nationales.
À partir du début du mois d’août, les premières arrestations visent les Allemands. Leur ampleur est telle que le ministère des Affaires étrangères allemand recommande à ses ressortissants de quitter le pays. Considérés comme des alliés potentiels de l’Allemagne nazie, les Polonais sont à leur tour ciblés, avec cette différence par rapport aux Allemands qu’ils sont, dans leur grande majorité, citoyens soviétiques. Les répressions sont rapidement étendues à d’autres groupes : les « Harbiniens », ces employés soviétiques de la Compagnie des chemins de fer de Mandchourie, basée à Harbin, qui ont été rapatriés en Union soviétique après la vente de la ligne au Japon ; les Coréens d’Extrême-Orient qui inaugurent les déportations nationales de masses ; les immigrés, quelles que soient les raisons de leur présence dans le pays ; les Lettons, les Finnois, les Grecs, les Roumains et les Estoniens. En janvier 1938, les opérations sont prolongées, tandis que les Bulgares et les Macédoniens sont désignés comme nouvelles cibles. À cette époque, Iejov compte parmi les plus proches collaborateurs de Staline : élu au Politburo, il fait partie de ces privilégiés conviés aux réunions informelles organisées par Staline dans son bureau et où sont prises les décisions [4].
La disgrâce
Au printemps 1938, tandis que l’épuration massive de la société se poursuit, Staline commence à réfléchir au sort futur de Iejov. L’affaire est délicate pour lui qui ne peut se contenter d’accuser publiquement son collaborateur ; il donnerait alors l’impression de s’être trompé sur son compte et risquerait de laisser penser que les répressions étaient illégales, entachant ainsi sa réputation de dirigeant éclairé. Le scénario élaboré consiste par conséquent à « adopter la manière douce, en faisant progressivement sortir Iejov du jeu sans aucune accusation publique à son encontre » (p. 422). En avril 1938, le Politburo le nomme au commissariat au Transport maritime et fluvial. Cumulant les fonctions dans deux commissariats, celui-ci ne peut plus autant s’impliquer dans les opérations du NKVD, et son activité s’en trouve ralentie, ce dont Staline prend prétexte pour manifester son mécontentement. Ce changement d’attitude bouleverse Iejov qui s’emploie à rétablir leurs relations quand Genrikh Liouchkov, responsable du NKVD du Territoire d’Extrême-Orient, fuit au Mandchoukouo en juin 1938. Sa défection, annoncée par la presse étrangère, ruine les espoirs de Iejov de renouer avec son patron. Pour remplacer l’adjoint de Iejov à la sûreté d’État, dépêché sur place afin d’enquêter, le Politburo promeut Lavrenti Beria, dont la nomination en août 1938 est suivie d’une résolution en septembre pour mettre fin à l’épuration de masse. À ce moment-là, il est clair pour tout le monde que le sort de Iejov est scellé. Il est finalement arrêté en avril 1939 sur la base d’un dossier constitué sur son activité de commissaire à l’Intérieur. L’instruction dure 8 mois. Iejov est exécuté le 4 février à l’issue d’un procès qui a condamné à mort les 13 accusés.
Ce livre passionnant est l’histoire de l’un de ces hommes du XXe siècle ayant perpétré les pires horreurs au nom d’une cause qu’ils jugeaient juste. C’est l’un des grands mérites de A. Pavlioukov que de nous le rappeler sans jamais vouloir ni instruire le procès de Iejov ni l’exonérer des crimes dont il s’est rendu coupable.
Recensé : Alexeï Pavlioukov, Le fonctionnaire de la Grande terreur : Nikolaï Iejov, traduit par Alexis Berelowitch, Paris, Gallimard, 2017, 653 p., 32 €.