Recensé : Yves Cohen, Le Siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940), Paris, Éditions Amsterdam, 2013, 872 p., 25 €.
Cet ouvrage est essentiel pour notre compréhension du XXe siècle et, plus généralement, du phénomène de l’autorité. Fruit d’un travail de recherche d’une vingtaine d’années, il traite de ce qu’Yves Cohen appelle la « préoccupation » pour le chef et pour le commandement, qui émerge à la fin du XIXe siècle en tant que problème spécifique au moins dans les quatre pays étudiés : la France, l’Allemagne, les États-Unis et l’Union Soviétique [1]. À l’heure de la démocratisation politique et de l’essor du capitalisme, l’obsession du chef est l’expression des transformations qui travaillent les sociétés et qui nourrissent l’inquiétude des élites vis-à-vis de l’avènement des masses. Dès 1895, dans Psychologie des foules, Gustave Le Bon en appelle à l’autorité et à la hiérarchie quand il écrit que « les hommes en foule ne sauraient se passer de maître ». L’appel au chef, du petit au grand, suscite alors une abondante littérature, profane et spécialisée, qui vise à dire ce qu’il doit être et comment il doit agir, même si les temporalités et les enjeux ne sont pas toujours les mêmes d’un pays à l’autre. Après avoir identifié ces temporalités et enjeux dans le foisonnement des écrits dans la première partie du livre, Y. Cohen s’intéresse aux agissements des chefs dans la seconde, à partir d’archives cette fois, en se penchant sur les cas français et soviétique. L’enquête est guidée par un parti pris fort qui lui confère sa grande originalité : ne pas se limiter à un secteur d’activité (politique, industriel ou militaire) ou à un type de régime particulier (libéral ou autoritaire). L’ouvrage repose sur une impressionnante quantité de sources de toute nature et sur une bibliographie en plusieurs langues qui ne l’est pas moins.
Un phénomène à la fois global et localisé
La réflexion sur l’autorité et autour du commandement est un phénomène général et historiquement daté qui se déploie selon des modalités spécifiques en France, en Allemagne, aux États-Unis et en Russie, mais aussi à travers les échanges qui s’opèrent d’un pays à l’autre. L’un des intérêts du travail d’Y. Cohen est justement de se montrer attentif aux circulations des idées dans l’élaboration des théories du chef. Pour ce faire, il a recouru à une sémantique comparée qui l’a conduit à rapprocher des vocables voisins en différentes langues (par exemple : « commandement », « leadership »,« Führung » et « roukovodstvo »), même si leur signification n’était pas identique et que la traduction mettait en question leur équivalence. Les circulations se donnent à voir dès la première étude américaine consacrée au leadership et publiée en 1904 dans le domaine de la psychologie. Son auteur, Lewis Terman, développe une théorie de l’identification des chefs. Il s’appuie sur un article de Gabriel Tarde au sujet de l’« inter-psychologie », paru dans une revue américaine, l’ouvrage d’Alfred Espinas sur les Sociétés animales et les recherches d’Alfred Binet sur la Suggestibilité dans lesquelles le terme de leader était déjà présent par le biais d’un emprunt à la psychologie américaine. Dans le cas de Binet, la circulation est en fait circularité. La traduction, si elle n’en est pas la condition sine qua non, peut alors jouer un rôle décisif dans la diffusion des idées lorsque la langue de publication est peu lue, comme le russe. Le livre du psychiatre et neurologue Vladimir Bekhterev sur la suggestion dans la vie sociale, édité pour la première fois en 1903, paraît presque aussitôt en allemand en 1905, puis en français en 1907. Rendu accessible, il est utilisé par les sociologues Robert Park et Ernest Burgess au cours des années dix. La pensée du chef est donc indéniablement le résultat d’interactions multiples qui débordent le cadre national.
Le chef : un type humain et le garant de l’ordre social
Née de la difficulté à faire le deuil d’un monde condamné, celui de l’aristocratie, l’obsession pour le chef nourrit une littérature abondante non seulement dans les sciences humaines et sociales, mais aussi en politique et dans les secteurs militaire et industriel. Les publications et les discours qui fleurissent au tournant du siècle sont analysés dans la première partie du livre, autour de chapitres centrés sur un pays et un thème. Il ressort que le chef s’impose définitivement à l’issue de la Première Guerre mondiale, à la fois comme « type humain » et garant de l’ordre social. L’essor de la réflexion sur le chef est lié de très près au développement du management et au mouvement de rationalisation industrielle, et donc à de nouvelles formes d’encadrement des individus et du travail, sans cependant s’y limiter. La complexité inhérente aux sociétés modernes requiert, juge-t-on, les compétences de personnes qui se distinguent par leurs qualités, celles que la psychologie sociale s’essaye à cerner, sans jamais y parvenir. De fait, la relation du chef à ses suiveurs apparaît comme un mystère que l’on veut dissiper. La notion de « charisme » est justement développée par le sociologue Max Weber pour désigner les propriétés qui font que l’on suit des hommes « parce qu’on a foi en eux ». En tant qu’elle consacre le caractère individuel de l’autorité et de la hiérarchie, l’idéologie du chef met alors en question le rapport que celui-ci entretient sinon à l’égalitarisme, du moins à la démocratie. Or ce rapport s’avère commandé dans chacun des pays par des contingences historiques spécifiques. En Allemagne, la relation entre le chef et la démocratie est d’emblée difficile et l’incapacité de la république de Weimar à faire émerger une classe politique dirigeante accouche de l’hitlérisme. En Russie, la révolution apparaît comme une affaire de chefs, puisque les bolcheviks se définissent comme tels. La protestation contre les formes d’autorité dont Octobre se voulait le symbole aboutit paradoxalement à la mise en place d’une hiérarchie très forte. Aux États-Unis et en France, le chef est une figure de la démocratie où les fonctions de commandement sont distribuées selon les qualités des individus. Dans le cas de Franklin Delano Roosevelt, le chef apparaît même comme l’incarnation de la démocratie, si bien que celui-ci peut être perçu à la fin des années 1930 comme seul susceptible de la sauver du péril des dictatures.
Les chefs agissent
Des pratiques discursives dans la première partie, le livre glisse dans la seconde vers l’étude des « pratiques opératoires ». Les actions des chefs sont finement étudiées dans quatre chapitres, consacrés chacun à un aspect du commandement : planifier, manifester sa présence, parler et écrire. À travers la figure d’Ernest Mattern, un ingénieur des Arts et Métiers employé par Peugeot et avec lequel Y. Cohen entretient un long compagnonnage, le rôle du plan est mis au jour [2]. Le plan cherche à lier prévision des objectifs et anticipation des aléas. Instrument de gouvernement de l’action collective voulant évacuer l’imprévu, il se traduit socialement et physiquement par l’imposition d’une hiérarchie et l’aménagement de l’espace. Le plan est une technique de commandement dont l’efficacité repose sur sa capacité à ordonner la complexité. C’est bien en cela qu’il fonde l’autorité du chef. Celle-ci est néanmoins éprouvée à chaque fois qu’un aléa se présente et oblige à réajuster le dispositif à l’œuvre. Aussi la production ne peut-elle être dirigée à distance d’après Mattern, qui considère nécessaire d’être sur place pour contrôler et régler les problèmes. Ce qu’Y. Cohen appelle l’« acte spatial », c’est-à-dire ici le déplacement physique, ne consiste pas seulement à donner un ordre et à veiller à son application, il peut aussi être la recherche collective de la meilleure des solutions. Mais d’autres, à l’instar du chef d’entreprise Edmond Landauer travaillent, au contraire, à élaborer des techniques de commandement à distance : le recours au « calque » autorise ainsi le déplacement géographique du jugement. En Union soviétique, lors du premier plan quinquennal, les débats au sein de l’usine Poutilov de Leningrad montrent une concurrence entre plusieurs conceptions du commandement et du chef. L’affrontement entre le Parti et les organismes fonctionnels fait émerger un « savoir commander » qui tient de l’urgence, de la dissimulation, de la désobéissance, de la négociation et des expédients. Dans le même temps, un appareil de gestion se construit, suffisamment souple pour épouser les fluctuations de la politique économique. Dans ce qui se met en place, n’est jamais pris en compte l’intérêt des ouvriers, qui en viennent à nourrir une forte hostilité à l’endroit de leurs supérieurs. Pour Staline, ce sont pourtant bien les chefs qui doivent conduire le prolétariat et il est le premier d’entre eux : il est le « guide » qui institue un mode d’action directe pour gouverner la société et dont la matrice est la tournée qu’il effectue en Sibérie en 1928 pour réquisitionner le blé. L’analyse de l’élaboration de la loi du 7 août 1932 sur le vol de la propriété socialiste par Y. Cohen rend compte du processus de construction de la dictature et de la manière dont Staline se « performe » en tant que chef grâce à ses écrits [3]. Autrement dit, le chef n’est donc pas seulement celui qui agit en tant que tel, il est aussi celui qui se construit comme chef par son comportement.
Dépasser la « gouvernementalité » ?
En étudiant cette figure de la modernité qu’est le chef, dont la problématisation au xxe siècle est admirablement montrée, Y. Cohen est confronté au problème crucial de la conduite des hommes. C’est une question qui n’a cessé d’être travaillée par les sociologues et les historiens à partir des notions d’autorité et de domination. Il l’aborde, lui, à travers le concept de « gouvernementalité », élaboré par Michel Foucault pour désigner la rationalité politique spécifique à la gestion de la population [4]. On a déjà aperçu comment la lecture de ce concept a orienté la méthode de l’enquête : d’un côté, un refus d’opposer les discours aux pratiques ; de l’autre, une attention portée aux appareils de gouvernement et aux systèmes de savoir. Mais à ces deux principes, Y. Cohen en a ajouté un autre, qui consiste à s’intéresser à l’agir et à sa matérialité. Il s’est ainsi donné les moyens d’observer autrement les modalités d’exercice de l’autorité et de proposer une signification à des faits disparates et hétérogènes. De ce point de vue, la voie qu’il a frayée s’avère extrêmement riche. Le vaste travail de redescription et d’explicitation du passé, permis par l’enrichissement du dispositif analytique foucaldien, aurait alors pu être utilisé pour effectuer un retour réflexif sur le concept même de « gouvernementalité ». Y. Cohen s’en tient à le reprendre comme si l’opération historiographique, et l’énorme érudition qu’elle avait mobilisée, n’avait pas suscité de déplacements théorique et épistémologique. Dans cette révérence, c’est pourtant la capacité de l’histoire à discuter les concepts de la philosophie — ou d’une certaine philosophie — qui se joue. Si l’histoire ne doit évidemment pas se priver de les utiliser et de les faire travailler, il lui revient aussi de les mettre à l’épreuve des faits et de nouvelles conceptualisations. Autrement dit, tandis que la philosophie s’est saisie du passé comme lieu de questionnement et de réflexion depuis lequel penser les sociétés contemporaines, l’histoire devrait pouvoir réexaminer la problématisation des enjeux opérée par la philosophie, dans un échange mutuel et fécond.
Quelle histoire pragmatique ?
Avec le concept de gouvernementalité, Y. Cohen s’est donné comme objet les pratiques qui relèvent du commandement et de l’autorité. Mais il est allé au-delà en observant les chefs en train d’agir. Le glissement des pratiques vers l’action, c’est-à-dire des conduites déterminées vers un processus au déroulement régi par des interactions, est justifié par sa portée heuristique : « La curiosité pragmatique — et non pas seulement l’étude des pratiques —, attachée aux plus petites inflexions des actes, permet d’identifier une source d’autorité que ne donnent ni le titre ni les structures d’un côté ni les propriétés de la personne de l’autre, ces grands repérages bipolaires que fournissent les études dans le domaine du leadership et ses variantes » (p. 762). De fait, l’ouvrage nous offre de très belles pages où l’on voit comment l’histoire peut parvenir à se saisir de l’action en train de s’accomplir et, dès lors, combien il est important d’approfondir la réflexion pragmatique en histoire. L’entreprise engagée en ce sens par Y. Cohen, si elle est pleinement réussie, n’est toutefois pas exempte d’ambiguïtés. La première relève de l’usage du vocabulaire, puisque, sauf en de rares endroits où « pratique » et « action » sont clairement distinguées, les deux mots sont en général employés de manière interchangeable, comme si ces notions étaient équivalentes. La deuxième équivoque renvoie aux rapports avec les sciences sociales au sein desquelles la pensée pragmatique, si elle est bien plus avancée qu’en histoire, s’avère éclatée et plurielle [5]. Sont ainsi mobilisés les travaux de Bruno Latour, Lucy Suchman et de Laurent Thévenot lors de la discussion sur la notion de plan et de Béatrice Fraenkel dans le chapitre sur Staline. S’ils forment ensemble une configuration méthodologique qui offre des perspectives d’analyse variées, la cohérence de cette dernière n’a cependant rien d’évident. D’où la troisième ambiguïté qui vient cette fois de l’articulation entre la sensibilité pragmatique, qui place l’agir et l’expérience au centre de l’enquête, et la référence foucaldienne, qui pense en terme de pratiques et de dispositifs.
Pratique, action et normativité ?
On l’a dit, l’ouvrage est organisé autour de deux moments qui, du point de vue de son économie, fonctionnent très bien, nous amenant de la mise au jour d’une préoccupation pour l’autorité à la description des agissements des chefs. Sur un plan analytique, un tel schéma pose la question du rapport entre pratique et action. Or deux positions paraissent être juxtaposées. Dans la première partie du livre, Y. Cohen suggère que l’action des chefs se déroule à partir de principes, ceux diffusés par le management et le taylorisme par exemple, dont elle n’est au fond que l’actualisation. Il montre pourtant dans la seconde partie, et en particulier via la figure de Staline, que les principes d’autorité et de commandement émergent puis prennent forme dans et par l’engagement des chefs qui peuvent toujours les justifier rétrospectivement. Un hiatus paraît donc exister, qui met en question le statut donné dans l’ouvrage à la notion même de pratique : a-t-elle une valeur descriptive (montrer une chaîne d’opérations) ou, au contraire, une dimension explicative (rapporter une conduite à une norme) ? À travers la nature du lien entre pratique et action, c’est aussi le problème de la normativité qui est évidemment en jeu. Or ce dernier est laissé en suspens, même si Y. Cohen l’aborde par le biais du monde de l’usine où il s’intéresse au suivi des instructions. Se plaçant du côté des normalisateurs, il cherche à saisir l’effectivité de leurs prescriptions. En sont alors montrés l’efficacité comme les limites et, en conséquence, les ajustements qui s’opèrent en permanence, dans la négociation ou dans le conflit. Cependant, la normativité n’apparaît pas comme un problème d’ordre plus général, traité en tant que tel. La portée normative des pratiques discursives est, dès lors, difficile à mesurer.
Important, le livre d’Yves Cohen l’est d’abord pour la manière dont l’autorité y est abordée : non pas comme une substance, mais comme une pratique, située, matérielle et changeante. Il l’est aussi et tout autant pour les questions qu’il adresse à l’écriture de l’histoire et sur le projet qui doit être le sien en ce qu’il fraye des voies encore peu explorées. Si, de ce point de vue, certains points restent certainement à préciser — et peut-être le seront-ils dans un prochain ouvrage ? —, c’est bien la capacité d’Y. Cohen à mener la réflexion aux niveaux empirique, méthodologique et épistémologique, qui fait la grande réussite de son livre.