Réforme emblématique du quinquennat Sarkozy, le RSA – qui a créé un revenu pour les travailleurs pauvres – n’a pas réussi à atteindre ses objectifs. Dominique Méda et Bernard Gomel attribuent ces écueils à des défauts de conception majeurs, et proposent des pistes de réforme.
Le RSA a été présenté comme l’une des réformes majeures du quinquennat de Nicolas Sarkozy. La loi « généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d’insertion », votée le 1er décembre 2008, instituait un revenu de solidarité active ayant « pour objet d’assurer à ses bénéficiaires des moyens convenables d’existence, afin de lutter contre la pauvreté, d’encourager l’exercice ou le retour à une activité professionnelle et d’aider à l’insertion sociale des bénéficiaires ». Nous montrerons que loin d’être parvenu à atteindre ces objectifs, et sans que la responsabilité en soit entièrement imputable à la crise, le nouveau dispositif n’a au contraire réussi à améliorer ni la situation des personnes sans activité, ni celle de la majorité des travailleurs à bas revenus, désormais également concernés par le nouveau dispositif. Nous rappellerons dans un premier temps la genèse de la réforme en insistant sur ce qui nous semble être des défauts de conception majeurs : la mise en place d’un instrument unique pour remédier aux problèmes de deux populations très différentes (les anciens bénéficiaires du RMI relevant de l’aide sociale, et les travailleurs à bas revenus) et la focalisation sur le paradigme de l’incitation au détriment d’éléments qui constituent des obstacles déterminants au retour à l’emploi. Nous tenterons ensuite de tirer un bilan de la réforme en analysant successivement le « succès » du RSA-socle et le non recours au RSA-activité, la question de l’accompagnement et celle de la réduction de la pauvreté. Nous terminerons cette synthèse en présentant les différentes pistes de réforme proposées et les arguments qui permettent de les analyser.
Genèse d’une réforme
La remise en cause du caractère légitime et adapté du revenu minimum d’insertion (RMI) n’a jamais vraiment cessé en France depuis l’entrée en vigueur de la loi instituant celui-ci en 1988. Alors que le gouvernement Rocard et les parlementaires de la majorité avaient tout mis en œuvre, au moment des débats entourant la création de la mesure, pour ne pas donner l’impression d’encourager l’assistance, notamment en exigeant que le versement du revenu minimum soit accompagné de la signature d’un contrat d’insertion, les gouvernements suivants n’ont cessé de faire le procès d’une mesure qui constituerait selon eux une « trappe à inactivité » [1], enfermant les allocataires du RMI dans une dépendance aux allocations et les incitant à rester aux marges du marché du travail.
Selon certains auteurs, cette remise en cause aurait gagné en crédibilité en France au cours des années 2000 et contribué à alimenter une certaine « lassitude de la solidarité » (Damon, Hatchuel, 2002, Duvoux, 2009). En 2003 seront adoptées deux mesures : le transfert de la responsabilité du versement de l’allocation aux départements, dont on attend un surcroît d’efficacité et la création du Revenu Minimum d’Activité, destiné à améliorer le lien entre versement de l’allocation et retour à l’emploi et à prendre ainsi en compte les critiques concentrées sur le caractère désincitatif du dispositif.
La montée du paradigme de l’incitation
En 2005, le ministre des Affaires sociales de l’époque, Philippe Douste-Blazy, confie à Martin Hirsch, alors Président d’Emmaüs, la mission de réunir une commission (dite Familles, vulnérabilité, pauvreté), qui publie un rapport très médiatisé : « La Nouvelle équation sociale. Au possible nous sommes tenus » (2005). Ce dernier met au centre de ses réflexions la notion de « trappe à pauvreté » et l’idée que la reprise d’emploi des allocataires du RMI n’est pas avantageuse financièrement, du fait de l’imputation des revenus d’activité sur l’allocation versée et du caractère temporaire du dispositif d’intéressement. Est posée à cette occasion la question de l’articulation des minima sociaux avec les droits connexes, nationaux et locaux, qui viennent souvent amplifier les pertes financières liées à la reprise d’activité. Denis Anne et Yannick L’Horty considèrent ainsi, à partir de leurs simulations, que « la valorisation du travail, d’un côté, et la protection du pouvoir d’achat des ménages pauvres, de l’autre, sont en conflit d’objectifs » (2008).
Au terme d’une critique en règle du caractère radicalement inadapté et désuet du RMI, - nécessaire à la légitimation du nouveau dispositif (Hall, 1989) - et en dépit des avancées imputables au RMI, par exemple en matière d’accès aux soins, le rapport propose de mettre en œuvre un « revenu de solidarité active », dont le double objectif serait de rompre avec l’injustice que constitue la non rémunération du travail à sa juste valeur, d’une part, et d’inciter au retour à l’emploi, d’autre part. La nouvelle prestation est censée s’adresser non seulement aux allocataires du RMI, sans activité et susceptibles de reprendre un emploi, mais aussi aux travailleurs à bas salaire, dont les revenus sont à l’époque complétés par un mécanisme fiscal : la prime pour l’emploi. Conceptuellement, cette approche permet d’organiser une partition radicalement différente de celle qui prévalait antérieurement et distinguait les allocataires du RMI des travailleurs à bas salaires. Désormais, la ligne de partage passe entre les allocataires du RMI en séparant ceux qui sont sans activité de ceux qui souhaitent reprendre un emploi, auxquels s’adjoignent les travailleurs à bas salaires, prétendument confrontés aux mêmes problèmes : le fait que le travail ne paye pas.
Pour ce groupe, une même solution s’impose : la réforme du système de protection sociale et plus généralement du lien entre marché du travail et protection sociale (Dang, Outin, Zajdela, 2006). Il s’agit de prendre en compte la nouvelle réalité du marché du travail, où la norme n’est plus l’emploi à temps plein, et de mettre ainsi un terme au fait qu’« un allocataire du RMI perd du revenu quand il reprend un emploi à quart temps et n’en gagne pas à mi-temps » »(Commission Familles, vulnérabilité, pauvreté). On reconnaît là les traits d’un référentiel déjà largement diffusé aux États-Unis et au Royaume-Uni : le travail est préférable à toute autre situation ; il doit « payer » [2] ; le système de protection sociale doit se moderniser et permettre d’activer les dépenses, mais aussi les individus. Est ainsi confirmée la lente dérive de la justification des droits-créances vers leurs vertus incitatives : « la finalité des droits-créances ne serait plus seulement de répondre à un besoin, mais de modifier les comportements supposés être à l’origine de cette situation de besoin » (Serverin, Gomel, 2012).
La réforme de la protection sociale proposée doit finalement permettre, selon la Commission, d’atteindre trois objectifs : « Faire en sorte que quelle que soit la situation de départ, le produit de chaque heure travaillée puisse améliorer le revenu final de la famille en supprimant les effets de seuil » ; « garantir (…) que les ressources globales permettent de franchir le seuil de pauvreté » ; « rendre les revenus plus prévisibles pour les familles, le système plus lisible pour les bénéficiaires ». La Commission propose aussi d’innover dans les procédures de prise de décision et d’évaluation : la nouvelle prestation devrait être expérimentée avant généralisation.
Une expérimentation qui tourne court
Après l’élection de Nicolas Sarkozy – qui s’était engagé, tout comme Ségolène Royal (ce qui explique sans doute le malaise du parti socialiste lors du débat à l’Assemblée) à adopter le RSA s’il était élu -, Martin Hirsch est nommé Haut-Commissaire aux Solidarités Actives avec pour mission de mettre en place la nouvelle prestation. La loi TEPA puis la loi de finances pour 2008 autorisent les départements volontaires à s’engager dans le programme d’expérimentations du RSA. L’évaluation de celui-ci, supervisée par un Comité ad hoc, vise à comparer la situation des allocataires sur les territoires d’expérimentation et sur des territoires témoins. Il s’agit principalement de mettre en évidence la manière dont les variations de revenus attachés à la reprise d’activité modifient les comportements des allocataires (Gomel, Serverin, 2009).
Les résultats mobilisés lors du débat parlementaire proviennent du rapport d’étape « sur l’évaluation des expérimentations RSA », produit par le comité d’évaluation des expérimentations et en particulier de sa synthèse. Le résultat principal est que « le taux de retour à l’emploi des allocataires du RMI dans les zones expérimentales est plus élevé que dans les zones témoins ». Plus précisément, sur l’ensemble des cinq mois connus, « l’écart observé atteint 30 % ». C’est cet argument apparemment définitif qui est utilisé lors du débat parlementaire malgré les réserves émises par le Comité. Peu nombreux sont ceux qui, à l’époque, ont relevé que l’écart de 30% est celui qui existe entre 2,92 % et 2,25 %. Le rapport final, publié après le vote de la loi, revoit d’ailleurs à la baisse la performance des RSA départementaux de +30 % à + 9 % et mettra en garde contre des attentes irréalistes en termes de retour à l’emploi : « Cela étant, la différence que représente le RSA par rapport au RMI antérieur en termes d’incitation financière et d’accompagnement ne semble pas suffisante pour provoquer une modification majeure des comportements de reprise d’emploi. »
Innovation de contenu et de forme
Entre temps, la crise économique et financière mondiale s’est déclenchée et touche la France. La loi sur le RSA « généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d’insertion » est votée le 1er décembre 2008 dans l’urgence, avant que les résultats finaux de l’expérimentation ne soient connus. Le revenu de solidarité active remplace donc le revenu minimum d’insertion (RMI), l’allocation de parent isolé (API) et les différents mécanismes d’intéressement à la reprise d’activité. Cette loi se veut porteuse d’une innovation sur le fond (une nouvelle prestation plus efficace que le RMI auquel elle se substitue) mais aussi sur la forme (un nouveau mode de gouvernance, une nouvelle coordination entre les acteurs, un nouveau rôle pour Pôle emploi).
Le RSA est une allocation différentielle et familialisée. Les droits sont ouverts pour un foyer dont les revenus sont inférieurs à un revenu garanti qui est déterminé par deux éléments : d’une part, la composition du foyer, dont dépend le montant de sa partie forfaitaire (le revenu minimum garanti) et, d’autre part, le montant de ses revenus d’activité : un euro de revenu d’activité augmente le Revenu garanti de 62 centimes d’euro. La formule de calcul s’écrit ainsi : RSA = (Montant forfaitaire + 62 % des revenus d’activité du foyer) – (Ressources du foyer + Forfait d’aide au logement). L’élément essentiel de cette définition réside dans la distinction entre ces deux niveaux de revenu garanti : un revenu forfaitaire, accessible en l’absence de tout revenu d’activité (par le RSA-socle) et un revenu calculé, obtenu en ajoutant au montant forfaitaire une fraction des revenus d’activité (atteint par le RSA-activité). « C’est à ce second revenu garanti qu’est affectée la fonction incitative, supposée agir à deux niveaux : d’une part, ce revenu constitue une promesse d’amélioration de revenus pour ceux qui n’ont pas, ou peu, d’activité professionnelle ; d’autre part, il récompense les salariés pauvres par l’allocation d’un complément de revenu (…). Cette position centrale s’accompagne d’une dévalorisation du revenu minimum garanti, supposé n’être qu’un point de passage transitoire dans l’accès au revenu d’activité » (Serverin, Gomel, 2012).
Le schéma servant de support pédagogique à la compréhension du mécanisme du revenu garanti permet de visualiser la progression des allocataires au cours du temps : le foyer sort du RSA-socle seul au premier euro de revenus d’activité après une période d’intéressement dite de « cumul intégral » qui dure 3 mois consécutifs dans la limite de 4 mois dans les 12 derniers mois. Le foyer passe en RSA-activité seul dès que ses revenus d’activité sont supérieurs au revenu minimum garanti à condition que l’ensemble de ses revenus reste inférieur au revenu garanti. Il est en situation intermédiaire, RSA-socle & activité, lorsqu’il perçoit des revenus d’activité inférieurs au revenu minimum garanti et que l’ensemble de ses revenus reste inférieur au revenu garanti.
La première innovation consiste donc à rendre pérenne le dispositif d’intéressement, c’est-à-dire les deux fonctions d’incitation à la reprise d’emploi et de complément de revenu, en créant ainsi une nouvelle figure de « travailleur pauvre assisté » (Martin, Paugam, 2009). La deuxième innovation, qui s’inscrit aussi pleinement dans le paradigme de l’activation et de l’incitation à l’emploi, concerne l’accompagnement des allocataires : les bénéficiaires du RSA entrant dans le champ des droits et devoirs doivent désormais être orientés en priorité vers Pôle emploi (ou un autre organisme de placement). Cette orientation a lieu « sauf si des difficultés (notamment liées aux conditions de logement, à l’état de santé, ou à des sujétions particulières pour les familles monoparentales) font temporairement obstacle à un engagement dans une démarche de recherche d’emploi. »
L’ensemble de la réforme vise ainsi à « activer » - donc à « intéresser » et à inciter au retour à l’emploi ou à l’augmentation de la quantité d’emploi - les allocataires du RMI et de l’API, l’intégration des bénéficiaires de l’Allocation Spécifique de Solidarité étant renvoyée à plus tard. Les deux pans de la réforme, qui concernent l’allocation et l’accompagnement, visent tous deux à encourager les bénéficiaires de minima sociaux à reprendre un emploi en promettant que cette reprise sera récompensée et en mettant la nouvelle institution issue de la fusion de l’ANPE et des ASSEDIC à leur service.
Des défauts de conception
Si des éléments conjoncturels contribuent à expliquer l’absence de résultat, sinon l’échec de la réforme (survenue de la crise, raréfaction des emplois disponibles, embolie d’un Pôle Emploi en pleine reconstruction), un certain nombre de défauts de conception en sont aussi à l’origine, dont trois particulièrement. D’abord, la situation des anciens allocataires du RMI, désormais allocataires du RSA-socle n’a en rien changé [3] : la prestation qui leur est versée reste donc très en-deçà des moyens convenables d’existence que la Constitution prévoit pourtant pour ceux qui sont privés de travail ; ensuite, le marché du travail ne correspond pas au schéma idéal qui a guidé les réformateurs, selon lequel l’allocataire devrait reprendre progressivement des quantités de plus en plus élevées de travail et donc sortir peu à peu du dispositif ; enfin, contrairement aux présupposés qui semblent avoir été déterminants dans les choix des concepteurs de la nouvelle prestation, des études particulièrement poussées et tout à fait publiques à l’époque montraient que la question du « gain financier à la reprise d’emploi » ne constituait un obstacle que pour 1 % des allocataires de minima sociaux, les véritables raisons du non-retour à l’emploi se trouvant bien plutôt dans l’état de santé des personnes, l’absence de modes de garde des enfants, l’éloignement du poste ou des lacunes de formation (Marc, 2008 ; Méda, 2008). Prendre en considération ces études, publiées par la CNAF (Caisse Nationale des Allocations Familiales), aurait sans doute permis d’éviter la mise en œuvre d’une réforme pour rien.
L’échec de la réforme
L’augmentation du nombre d’allocataires du RSA-socle, mais surtout le non recours des travailleurs à bas salaires au RSA-activité, constitue un premier élément de bilan préoccupant. Si la crise peut être à l’origine de la première, elle n’est en rien la cause de la seconde, qui renvoie à un problème structurel. La conséquence immédiate est l’échec de la réduction de la pauvreté. A cela s’ajoute la remontée du soupçon à l’égard des pauvres, avec le développement de la thématique de la fraude sociale puis de l’assistanat. Enfin, la réforme de l’accompagnement des allocataires, d’abord strictement distingué selon qu’il concerne des personnes aptes à la reprise d’emploi immédiate ou non, ensuite aménagé, n’a pas fait ses preuves.
La progression du nombre de bénéficiaires du RSA socle et l’échec du RSA-activité
La progression du nombre de bénéficiaires du RSA-socle s’est poursuivie depuis juin 2009 alors que la réforme promettait une sortie plus rapide du RSA-socle seul (et du RSA-socle plus généralement). En réalité, on a observé une augmentation tendancielle du nombre d’allocataires depuis la mise en œuvre du RSA en juin 2009 qui semble inexorable dans la conjoncture actuelle (cf. graphique ci-dessous).
Au succès du RSA-socle répond l’échec du RSA-activité. Des estimations ont été réalisées en 2008 pour la discussion du projet de loi par le Haut-commissariat : en 2011 (année pleine et extension aux départements d’outre-mer), le RSA « chapeau » (rapidement renommé RSA-activité) devait coûter 3,25 Md€. Il a coûté en réalité autour de 2 Md€ [4]. La faiblesse du nombre des bénéficiaires du RSA-activité seul a été expliquée essentiellement par le non-recours (ou non-accès) au nouveau dispositif. Elle a été moins souvent rapprochée de la faiblesse, inattendue également, du nombre de RSA-socle et activité. Pourtant, le double phénomène, saisi par la faiblesse globale du nombre de bénéficiaires du RSA-activité, caractérise deux échecs mêlés ; d’un côté, le faible retour à l’emploi de ceux qui sont déjà dans le dispositif, au RSA-socle seul et, de l’autre, le faible accès direct au RSA-activité des travailleurs pauvres [5].
La trajectoire vertueuse attendue par ses promoteurs, du RSA-socle seul au RSA-activité puis à la sortie du RSA pour dépassement du montant du revenu garanti, est en effet exceptionnelle (Gomel, Méda, Serverin, 2013). Ce qui frappe dans la trajectoire des bénéficiaires du RSA, c’est bien plutôt l’absence d’évolution en termes d’activité.
L’échec majeur du RSA est le non-recours massif des travailleurs pauvres au RSA-activité sur lequel Philippe Warin (et son Observatoire du non-recours) a attiré très vite l’attention (Warin, 2010, Okbani, 2011, Okbani, Warin, 2012, Okbani, 2013). Le Comité national d’évaluation du RSA a fait réaliser les études nécessaires pour mesurer précisément un phénomène qui est invisible dans le suivi statistique du RSA (rapport final, 2011).
Échec de la réduction attendue de la pauvreté
Avec le choix de maintenir le Revenu minimum garanti au même montant lors du remplacement du RMI par le RSA, l’amélioration de la performance du RSA en termes de diminution de la pauvreté et donc de dépassement du seuil de pauvreté était attendue des seuls revenus d’activité des foyers allocataires. Plus précisément et sauf dans les cas rarissimes de familles nombreuses (elles ne sont pas au RSA), le montant des revenus d’activité doit être tel qu’il dépasse systématiquement le montant du Revenu minimum d’activité. Seul le RSA-activité est capable de faire passer certains foyers au-delà du seuil de pauvreté (Gomel, Méda, Serverin, 2013). L’importance du non-recours au RSA-activité signe l’échec du RSA en termes de réduction de la pauvreté. La réduction d’un tiers de la pauvreté en 5 ans, annoncée par les promoteurs du RSA, ne sera pas au rendez-vous. Si l’intensité de la pauvreté a diminué, c’est, comme le reconnait le Comité national d’évaluation, pour un nombre limité de personnes.
Une allocation fortement familialisée qui suscite des craintes de fraude
La situation familiale et son évolution affectent le droit au RSA. Comme l’ont montré plusieurs études (Périvier, 2013), le RSA est une allocation fortement familialisée, contrairement à la Prime pour l’emploi (PPE), qui l’est très peu. Cependant, les couples ne représentent que 19 % des foyers au RSA-socle (et 13 % des foyers au RSA-socle seul) alors qu’ils représentent 60 % des foyers aux âges actifs. Les personnes seules et les familles monoparentales sont en revanche sur-représentées au RSA-socle.
Du fait de la sensibilité du droit au RSA par rapport à la définition du foyer, la problématique du ciblage sur le vrai pauvre, celui qui a réellement besoin de l’assistance publique, a pris une importance nouvelle dans le cadre du RSA, qui pourtant n’a modifié en rien la définition du foyer comme base élémentaire de la solidarité.
Nombre de personnes enregistrées comme seules avec ou sans enfant sont soupçonnées de ne pas déclarer leur vie commune. La traditionnelle dénonciation de la fraude sociale a été amplifiée avec la médiatisation du rapport de 2011 de la mission parlementaire d’évaluation des comptes de la Sécurité sociale (MECSS). Alors que ses travaux montraient le faible volume de la fraude sociale en général, et en particulier de celle provenant des allocataires des minima sociaux, les recommandations de son rapporteur ont en effet porté presque exclusivement sur la nécessité de renforcer le contrôle des bénéficiaires des minima sociaux.
Avec le RSA, le renforcement de l’accompagnement individuel (au niveau non plus du foyer allocataire, mais du chef du ménage et de son conjoint le cas échéant) et des obligations qui pèsent sur les membres du couple allait plutôt dans le sens d’un meilleur équilibre. Cependant, étant donné la faiblesse du montant du revenu garanti, encore aggravé depuis la création du RSA [6], la reprise d’activité d’un membre du couple conduit souvent à sortir le foyer du RSA-socle (voire du RSA) et donc du suivi dont bénéficiait le conjoint dont la situation était pourtant inchangée sur le marché du travail. Cela a contribué à aggraver les inégalités initiales des conjoints, au détriment des femmes dans la plupart des cas (Périvier, 2013).
Une réforme de l’accompagnement inefficace
Le RSA a été présenté comme cohérent avec une « société du travail » qui ne doit pas encourager le chômage volontaire. Le respect des droits et devoirs, qui conditionne finalement le versement de l’allocation, est placé sous la supervision du « référent unique » de l’allocataire dans le cadre d’un Contrat d’Engagement Réciproque (CER), régulièrement renouvelé dans le déroulement du parcours social ou professionnel du bénéficiaire.
Au total, la mise en œuvre du dispositif s’est révélée très éloignée de ce qui avait été prévu : Pôle emploi n’a pas tenu la place décisive que la réforme lui avait confié en termes d’accès à l’emploi des allocataires du RSA alors que son arrivée comme nouveau partenaire du Conseil général (CG) et des CAF devait permettre de rompre avec l’accompagnement essentiellement « social » des allocataires du RMI. Le RSA visait l’objectif d’un accompagnement professionnel pour tous (par Pôle emploi essentiellement, même si la loi permet au CG de choisir un autre partenaire Emploi). Ce qui faisait l’objet de conventions particulières entre CG et Pôle emploi au temps du RMI (Eydoux, Tuchzsirer, 2010) devait se généraliser et l’accompagnement social devait désormais être réservé aux allocataires ayant besoin, de façon transitoire, de lever leurs freins (ou leurs obstacles) à l’emploi. Le directeur de Pôle emploi, interrogé en 2013 par la mission parlementaire confiée à la députée Iborra, a reconnu que les relations de l’opérateur public avec les conseils généraux « étaient meilleures du temps du RMI qu’aujourd’hui avec le RSA » (Rapport Iborra, 2013).
L’accompagnement social doit être justifié par le repérage de freins ou d’obstacles à l’emploi de l’allocataire dès sa demande du RSA et par la vérification très régulière (tous les 6 mois) de leur évolution. Beaucoup de départements ont mis en place (ou maintenu), au sein de l’accompagnement social, un suivi socio-professionnel pour les allocataires proches de l’emploi (Benabdelmoumen, Gomel, Mabrouki, Méda, Thévenot, 2012). Selon les moyens consacrés par le conseil général (et/ou les collectivités locales) à l’accompagnement, les prestations du plan départemental d’insertion et l’organisation du pacte territorial d’insertion varient très fortement, entraînant des difficultés pour la coopération avec un Pôle emploi très centralisé dans son organisation.
Beaucoup d’allocataires du RSA sont également bénéficiaires d’autres prestations, ce qui signifie que les difficultés du RSA rejaillissent sur l’ensemble de l’action sociale départementale. C’est d’ailleurs cette raison qui avait été mise en avant au moment de la création du RMI puis de sa décentralisation par certaines assistantes sociales pour refuser toute conditionnalité et en particulier dans les droits et devoirs de l’insertion. Vingt ans plus tard, les mêmes répercussions négatives des difficultés liées au RSA sur les autres prestations sont signalées. Les nombreuses absences aux rendez-vous de suivi du parcours social s’expliquent également par le manque de solutions ajustées à la situation des allocataires. Dans ces conditions, l’obligation de rencontrer régulièrement son référent unique se vide rapidement de tout sens (Gomel, Méda, 2011 ; Garda, 2012).
Par ailleurs, l’accompagnement professionnel est toujours secondaire. L’inscription à Pôle emploi reste volontaire même si elle encouragée dès l’accompagnement social. Et la part des bénéficiaires inscrits au chômage se situe toujours, comme au temps du RMI, en dessous du tiers.
Au final, les enquêtes montrent la difficulté à « modifier le comportement d’activité » des allocataires du RSA par l’accompagnement alors que son effet sur l’accès à l’emploi est évalué comme significativement positif dans d’autres dispositifs, comme par exemple pour les jeunes suivis par les missions locales (Gomel, Isshenane, Legendre, 2013). Il semble que les dispositifs d’accompagnement des allocataires du RSA s’épuisent à soutenir des bénéficiaires qui ne sont pas en situation objective et subjective de reprise d’emploi, faute de dispositifs adaptés pour les y aider (Bouchoux, Houzel, Outin, 2013). L’accompagnement vers l’emploi n’est utile que lorsque la personne juge elle-même crédible son accès à l’emploi, ce que semblent avoir ignoré les réformateurs.
Quelles perspectives de réforme ?
Plusieurs scénarios de réforme ont été proposés au cours des derniers mois, d’abord par Bertrand Fragonard puis par le rapport de la Commission Sirugue alors même que le Haut-Commissaire, qui avait quitté le gouvernement, continuait à plaider pour une vigoureuse campagne d’information, une absorption de la PPE par le RSA et une modération salariale rendue supportable grâce au RSA.
La Commission Sirugue, après avoir présenté les raisons pour lesquelles il était urgent de réformer le dispositif existant, a en effet envisagé quatre scénarios, dans un contexte contraint puisqu’à enveloppe budgétaire constante (compte tenu du gel de la prime pour l’emploi - PPE) : le premier consistait en une PPE rénovée (concentrée sur les plus pauvres) ; le second voyait la PPE absorbée par le RSA ; le troisième proposait une prestation entièrement individuelle et mensualisée et le quatrième une exonération de cotisations sociales. Après avoir présenté les avantages et inconvénients de chaque scénario, le rapport se prononce en faveur d’une nouvelle prestation, intitulée Prime d’activité, reposant sur les revenus individuels d’activité et versée mensuellement aux foyers considérés éligibles suite à une déclaration trimestrielle. Le rapport a tranché en faveur de la réactivité alors qu’un certain nombre de membres de la Commission (dont nous faisions partie) considéraient que l’automaticité du versement de la prestation devait prévaloir de manière à ce que la redistribution soit effective : le Comité national d’évaluation estimait le manque à distribuer du fait du non recours en 2010 à 1,7 milliards pour le seul RSA-activité.
Un argument central doit en effet être rappelé : un des choix fondamentaux ayant présidé à la création du RSA a consisté à traiter les problèmes des personnes sans activité ayant jusqu’alors droit au RMI, prestation d’aide sociale, et ceux des travailleurs à bas salaires, bénéficiant jusqu’alors de la PPE, à l’aide d’un même instrument, le RSA, qui est une prestation d’aide sociale, exigeant un acte de demande et une déclaration trimestrielle de l’ensemble des revenus du foyer. On a donc transformé, pour les travailleurs à bas salaires, une prestation « portable », obtenue automatiquement en cochant une case de la déclaration d’impôt sur le revenu, en prestation « quérable », exigeant démarches et contrôles. Le non recours s’explique en partie par les difficultés, voire le refus d’une telle transformation par leurs bénéficiaires (Domingo, 2012 ; Warin, 2012 ; Okbani, 2013 ; Gomel, Méda, Serverin, 2012). Le changement de statut (de contribuable bénéficiaire d’une aide fiscale à celui de demandeur d’aide sociale) n’est pas le seul auquel on a contraint les travailleurs à bas salaires : l’aide, jusqu’alors individuelle et tenant compte des seuls revenus d’activité, s’est transformée en prestation familialisée exigeant la prise en compte de tous les revenus de l’ensemble des membres du foyer.
La Prime d’activité proposée par le député Sirugue, bien qu’elle rompe avec cette logique en distinguant à nouveau les publics, et bien que son obtention ne soit conditionnée que par la prise en compte des seuls revenus d’activité, n’échapperait néanmoins pas tout à fait à son statut d’aide sociale : on continuerait en effet d’exiger une déclaration trimestrielle, et pour les conditions d’exigibilité, ce sont bien les ressources de l’ensemble du foyer qui seraient prises en compte. Il n’est donc pas certain que l’ampleur du non recours soit considérablement moins élevée sauf si les bénéficiaires potentiels sont sollicités par l’intermédiaire des CAF ou du fisc. C’est la raison pour laquelle nous nous étions prononcés en faveur d’une PPE recalibrée (concentrée sur les plus pauvres) et mensualisée : il nous a semblé que les réticences de l’administration fiscale vis-à-vis d’une telle solution – exprimées lors des séances de la Commission Sirugue - relevaient peut-être d’une analyse en termes de sociologie administrative. Ni les caisses d’allocations familiales ni les services fiscaux ne semblaient en effet désireux de continuer ou de commencer à assurer la très lourde charge de gestion du RSA. Quant au fond, entre les deux objectifs de réactivité et d’automaticité, entre lesquels la Commission Sirugue semblait devoir choisir, il nous paraissait préférable d’opter en faveur de l’automaticité, qui assure l’effectivité de la distribution des aides prévues, plutôt que d’une réactivité toute théorique dès lors qu’une importante proportion des destinataires ne viennent pas chercher les sommes auxquelles ils ont droit.
Plus généralement, il importe désormais de poser la question de savoir s’il ne serait pas raisonnable de permettre aux personnes qui en ont besoin d’accéder sans autre forme de procès aux allocations auxquelles elles ont droit – en dehors de tout mécanisme de conditionnalité. En effet, les obstacles mis à la perception des allocations rendent le devoir de solidarité de la société envers les individus de moins en moins effectif (ONPES, 2013). On peut se demander, alors que le niveau du RSA par rapport au SMIC n’a cessé de diminuer, d’une part, si le principe exposé dans la Constitution est respecté (donner à chacun sinon un travail, du moins des moyens convenables d’existence), d’autre part, si l’invention du RSA n’a pas constitué un pas de plus dans la remise en cause du principe de solidarité et le développement de la thématique de l’« assistanat ».
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Duvoux Nicolas, 2009, L’autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion, puf, « le lien social », Paris, 288 p.
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Pour citer cet article :
Bernard Gomel & Dominique Méda, « Le RSA : un dispositif inadapté »,
La Vie des idées
, 11 mars 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-RSA-un-dispositif-inadapte
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[1] Le terme de « trappe » a été utilisé en France pour traduire le terme de « trap » qui signifie en anglais « piège ». Cette traduction malencontreuse est malheureusement entrée dans les usages.
[2] C’est le fameux « making work pay » de l’OCDE.
[3] Ce qui était revendiqué : « Voilà le défi. Voilà aussi la différence entre la voie de la facilité – remettre une couche de plus dans un système d’assistance – et la voie ambitieuse du soutien au revenu. Voilà pourquoi, sur le milliard et demi supplémentaire, pas un centime n’ira vers l’inactivité. Voilà pourquoi la grande majorité des Français, quelles que soient leurs opinions politiques, sont favorables au revenu de solidarité active ».
[4] Le rendement de la taxe additionnelle aux prélèvements sociaux qui finance le Fonds national de Solidarité active (FNSA) avait au contraire été largement surestimé. Aussi, malgré la sous-utilisation du fonds, l’Etat qui en assure par la loi l’équilibre financier contribuera pour 511 millions d’euros en 2011.
[5] En 2012, derniers chiffres connus, 10 milliards d’euros ont été payés au titre du RSA-socle et 1,5 au titre du RSA-activité.
[6] La revalorisation du montant du revenu minimum garanti est commencée avec les 2 % supplémentaires accordés en septembre 2013 avec l’engagement d’une revalorisation de 10 % en 5 ans et de retrouver l’équivalent d’un SMIC à mi-temps dans les 10 ans.