Ce texte est une version augmentée de l’article original, publié en portugais, le 27 Juin 2013 dans le journal
Brasil de Fato.
Les immenses manifestations qui secouent le Brésil depuis juin 2013 ont surpris presque tout le monde, à l’intérieur du géant sud-américain comme à l’extérieur. Même s’il est hasardeux de prévoir des tendances lorsque l’on analyse des conjonctures politiques, il y a bien deux raisons à cette stupéfaction. Tout d’abord, ces dernières années, le Brésil a acquis le statut de « pays émergent », assumant de fait un rôle dominant dans la région, et une stature symbolique dans le contexte international, fondée sur l’alliance de la croissance économique et de politiques sociales. La deuxième cause d’étonnement face aux protestations et mobilisations récentes tient au fait que même s’il existe au Brésil des mouvements sociaux fortement organisés et territorialisés, comme le Mouvement des Sans Terre, le pays ne connaît pas, comme ses voisins latino-américains, de tradition dans l’action et le conflit collectifs, ou des mobilisations populaires de masse.
Mais comme tout ce qui brille n’est pas or, il convient de chercher des éléments d’analyse permettant de réévaluer les deux causes énoncées. Il est vrai, concernant la première, que l’entrée dans le XXIe siècle a donné au Brésil une nouvelle position au sein de la géopolitique mondiale. L’arrivée au pouvoir de Lula a impliqué une plus grande intégration sud-américaine, un rapprochement avec les partenaires stratégiques et tactiques, un renforcement des négociations multilatérales et la participation nettement plus active du Brésil dans divers sujets et agendas de la scène internationale. Le pays est devenu ainsi, pour beaucoup, le modèle à suivre pour combiner la croissance économique, même dans le contexte d’après-crise financière de 2008, avec les avancées dans le champ social, fruits d’autant de politiques publiques. On ne peut pourtant pas oublier que la politique du Parti des Travailleurs, une fois au gouvernement (ce que certains auteurs, à l’instar d’André Singer, appellent le « lulisme »), n’existe que sous le sceau de la contradiction. Les avancées sont bien réelles dans bien des secteurs et aspects (les indices de popularité de Dilma Rousseff restent relativement élevés en dépit des manipulations de la presse après le début des manifestations), mais toujours de manière ambiguë. On le doit à une politique schizoïde de « conciliation nationale », selon laquelle le gouvernement, à l’occasion de larges coalitions, tente de concilier des forces et des acteurs opposés au sein d’une société inégalitaire. Défendre à la fois l’industrie agroalimentaire et l’agriculture familiale en est un exemple, et cela a ses limites, comme nous le verrons plus loin.
D’autre part, le soulèvement brésilien surprend dans la mesure où, ces deux dernières décennies, dans la majorité de la société brésilienne (à l’exception de certains mouvements sociaux et de certains secteurs de la gauche) la coopération a prévalu sur le conflit. La participation sociale existait, mais elle était canalisée essentiellement par des mécanismes et espaces institutionnels, portant les acteurs sociaux à se préoccuper bien plus de « Politique » (avec un grand P) que de la « société ». Cela a fait apparaître, au sein de la gauche brésilienne, des lacunes et des déficits dans les débats sur la cohésion sociale, la lutte face aux nouvelles formes de domination et la formation des bases. On peut expliquer ainsi, partiellement tout au moins, pourquoi le sentiment d’indignation qui se fait jour au Brésil n’est pas davantage structuré ni articulé politiquement.
L’émergence d’une « indignation à la brésilienne »
L’indignation n’est pas un mouvement social. C’est un état d’esprit. Il peut dès lors s’exprimer de manières bien différentes. Au Sud de l’Europe, par exemple, le sentiment d’indignation sociale de ces dernières années a eu de multiples sources, mais l’un des principaux fils conducteurs reste encore le refus de payer les conséquences directes de la crise, que l’on voudrait voir assumées par ceux qui en sont la cause. Les mobilisations sociales ont ainsi pris pour principales cibles banquiers et spéculateurs. Aux États-Unis, les « occupiers » ont adressé en général leurs revendications aux mêmes acteurs, mobilisés par l’argument selon lequel 1% de la société, totalement étranger aux espoirs de la population, ne peut décider de l’avenir des 99% qui restent.
Actuellement, au Brésil (mais la conjoncture change à une vitesse ahurissante ces derniers jours) l’indignation est encore très diffuse, mais de plus en plus polarisée. Dans les rues des manifestations, actes, sentiments, arguments et sens divers et contradictoires coexistent. Certains expriment leur mécontentement vis-à-vis du fonctionnement des transports en commun (le refus, couronné de succès, d’une augmentation des tarifs des autobus a été à l’origine des protestations). Plus largement, certains exigent le droit à étendre et améliorer les services publics en général (tout particulièrement dans les domaines de la santé et de l’éducation). D’autres invoquent les coûts faramineux (économiques, sociaux, environnementaux, culturels et politiques) du Mondial de Football en 2014, et d’autres grands événements qui auront lieu dans le pays. Des jeunes issus des classes moyennes inférieures, voyant que les politiques sociales du gouvernement ne les ont pas tirés de leur « citoyenneté au rabais », s’indignent de la profonde persistance des inégalités. Enfin, il y a aussi ceux qui sont mobilisés autour de questions plus spécifiques et/ou sectorielles, non moins importantes : par exemple, la Proposition de Modification de la Constitution 37/2011, qui doterait la police, en cas d’approbation, du pouvoir exclusif lors des enquêtes criminelles, dessaisissant les organes publics.
La plupart de ceux qui ont participé à ces mouvements sociaux, des jeunes pour la plupart, ne possèdent encore qu’une idée diffuse de l’indignation, peu articulée politiquement, dans la mesure où pour beaucoup il s’agit là de leur « baptême politique ». L’indignation, la rogne, la colère ou la haine ne sont pas encore cristallisées autour d’une action politique structurée. Ces jeunes, à l’instar de la vague d’indignation globale qui a traversé divers pays du monde ces dernières années, associent leurs frustrations au refus des systèmes politiques, des partis traditionnels et des formes conventionnelles de l’organisation politique. S’ils veulent participer à vie politique, ils ne parviennent pas à trouver les canaux appropriés. Avant de leur en faire reproche, comme cela arrive au Brésil comme dans d’autres pays, il faudrait se demander ce qui ne fonctionne pas, et pourquoi, et rechercher des pistes pour comprendre les enjeux de ces nouvelles subjectivités.
Les mobilisations sociales sont les baromètres de la société, et n’indiquent pas toujours les directions les plus souhaitées. Habituellement, elles partent des secteurs les plus mobilisés et organisés de la société (au Brésil, le mouvement déclencheur, le Movimento Passe Livre [Mouvement Entrée Libre], se définit comme autonome et anti-capitaliste) et se propagent vers d’autres, moins mobilisés ou organisés. Au Brésil, ce premier groupe a été totalement débordé par les manifestations massives, échappant au contrôle exercé par des organisations sociales et politiques, et essaimant dans toute la société.
Étude comparée de l’indignation
Au sein de la vague d’indignation globale et contemporaine, le cas brésilien possède des caractéristiques intéressantes. Il est fondamental, à mon avis, de considérer trois dimensions de ces nouveaux espaces de contestation. Tout d’abord, contrairement à certains processus récents en Europe, en Afrique du Nord et aux États-Unis (en dépit du sentiment de solidarité exprimé dans divers endroits du monde, et de l’usage d’outils en commun), il n’y a pas de diffusion directe et systématique, hors des frontières du Brésil, de ses propres formes d’action, des répertoires et des cadres de contestation. Cela mérite d’être souligné pour montrer le manque d’expérience dans le partage des luttes sociales, ce qui pourrait grandement servir dans le pays.
Ensuite, contrairement aux autres phénomènes d’indignation contemporains, qui ont su articuler plusieurs échelles complexes, globales et locales (centrées sur l’échelle régionale en Europe), l’indignation brésilienne surgit à l’échelle nationale, comme un dispositif de blocage politique, ravivant parfois des idées nationalistes et de droite. Enfin, les lieux mêmes sont importants. Chaque manifestation, dans les capitales d’État ou les petites villes, a exprimé des revendications particulières, une critique des politiques locales ou régionales, réunies et parfois conditionnées par les différentes cultures politiques. Cela traverse tous les mouvements d’indignation, et les protestations en général. Pourtant, ces spécificités locales révèlent aussi des points d’inflexion dans les revendications et les composantes sociales des manifestants. C’est ainsi, par exemple, que certains groupes absents des rues de São Paulo ou de Ribeirão Preto ont battu les pavés de Rio de Janeiro ou São Gonçalo ; les corrélations de forces étant différentes dans chacun de ces lieux.
Soulignons également que les actes de vandalisme ou de violence qui ont eu lieu dans bien des villes brésiliennes ne correspondent pas toujours à un usage politique de la violence, contrairement à d’autres mouvements altermondialistes tels que Black Block. Ils font certainement apparaître les fractures, les inégalités profondes, les segmentations et la séparation des classes au sein de la société brésilienne. On y constate un usage opportuniste de la violence (du fait de kidnappeurs, policiers, de groupes racistes, xénophobes, et de membres de l’extrême droite), mais il faut aussi comprendre que les mobilisations récentes montrent l’indignation de classes oppressées convergeant lors d’actions diffuses et critiques.
La question principale, au Brésil, n’est pas étrangère à bien des pays qui ont connu, ces derniers mois ou ces dernières années, des mouvements d’indignation. Comment canaliser ce sentiment et l’ériger en mouvement social ? La réponse est loin d’être simple, face aux débats de fond concernant le sens à donner aux mobilisations. Les médias hégémoniques sont à l’origine des premiers blocages lorsqu’ils n’assurent pas un pluralisme informatif, et imposent leur interprétation des événements. Les réseaux sociaux constituent un outil important, mais insuffisant aussi, car en général ils ne proposent guère de contre-information systématique, ni d’interprétations à plus grande portée. Dès lors, la création de plateformes ouvertes à l’information alternative, pouvant atteindre une partie plus large de la population, est l’un des défis des mouvements sociaux brésiliens.
Investir dans la formation politique, au sein même du processus actuel, constitue un deuxième défi. Pour transformer le sens du sentiment d’indignation il faut former les individus, tout comme leur conscience politique. Pour donner une subjectivité aux acteurs sociaux il faut un terrain propice, qui ne soit pas une zone de vide politique. Cela est essentiel pour tenter de parer à la récupération par la droite des protestations. Celle-ci diffuse volontiers des idées simples et conservatrices, enracinées presque naturellement (et reproduites par le système éducatif et les médias traditionnels) dans la société brésilienne.
Il faut, pour ce faire, regarder à nouveau vers les mouvements d’indignation globaux. Lors des contestations, des espaces de convergence ont été créés, tout comme de larges assemblées et forums de débat dans lesquels les citoyens se sont initiés à la politique à partir d’autres bases. Ils y ont débattu, en partageant et faisant avancer leurs idées. Le Brésil devrait avoir sa propre Puerta del Sol, ses propres occupations permanentes. Cela permettrait d’approfondir les processus nés dans la rue. Il ne s’agit pas simplement d’échanger sur les places, mais d’élargir les espaces collectifs de débat. Le Brésil a été, ces dernières années, un important « laboratoire démocratique » dans le monde, multipliant la diversité des mécanismes sociaux de participation et de délibération, pour la plupart issus des institutions. Il convient de réinventer et de creuser ce processus dans l’espace public même. Les villes peuvent devenir de grands forums de débat, et canaliser ainsi l’indignation diffuse et fragmentée pour en démultiplier la puissance. C’est aussi une bonne occasion pour renouveler les forces et la forme de la gauche, tout comme toutes les sensibilités engagées dans la justice sociale et l’émancipation du peuple.
Traduit de l’espagnol par Marc Audi