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Le 11-janvier : crise ou consensus ?


par Pierre-Yves Baudot , le 15 septembre 2015


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Les attentats de janvier 2015 ont donné lieu à des manifestations d’unité nationale sans précédent. Qu’y a-t-il de spécifique à « l’esprit du 11-janvier » en comparaison avec d’autres grands rassemblements historiques ? Le consensus affiché ne serait-il pas le symptôme d’une crise politique ?

Le consensus politique consécutif aux attentats de janvier 2015 est une forme paradoxale de crise [1]. Qu’il soit provoqué par un assassinat, le décès d’un président de la République, une catastrophe naturelle ou industrielle ou par un attentat, l’affichage du consensus dans ces événements apparaît comme une réaction tout à la fois extraordinaire, parce que visiblement en rupture avec les règles habituelles de la compétition politique, mais aussi tout à fait routinière, en ce qu’elle se reproduit dans la plupart des grands drames. Réflexe à la hauteur d’un événement qui pourrait annoncer un changement majeur, cette unanimité prétend aussi réaffirmer des valeurs communes propres à contrer la « rupture d’intelligibilité » que l’évènement provoque (Bensa et Fassin, 2002).

Mais peut-on comparer les obsèques de l’Abbé Pierre en 2008, celles de Victor Hugo en 1885, les funérailles présidentielles ou encore les cérémonies de panthéonisation, aux cérémonies ayant suivi les attentats de janvier 2015 à Paris ? Évidemment très différents, tous ces événements ont néanmoins en commun de se présenter comme des moments de trêve politique, de provoquer l’affichage l’union du peuple et de ses gouvernants et de susciter des « événements monstres » (Ben-Amos, 2000). Dans ces moments, le temps social semble suspendu, laissant se dérouler une manifestation d’unanimité à l’issue de laquelle la compétition politique routinière reprendra son cours. Au marché de Tulle, le 17 janvier, François Hollande invite ainsi ses concitoyens marqués par une semaine de tension extrême à « reprendre leurs activités » [2].

Apparemment distinctes des moments de crise politique, ces séquences semblent marquées par une volonté commune de conjurer le désordre et de garantir la pérennité des institutions contre l’incertitude du changement. Mais si les apparences sont trompeuses, c’est que les comportements routiniers des acteurs politiques n’ont plus cours dans ces séquences : contraints de faire assaut de civilité, de s’aligner sur les positions des adversaires (Ermakoff, 2008), les acteurs politiques s’adaptent à une structuration provisoire du jeu politique qui perturbe leurs anticipations (Aït-Aoudia et Roger (dir.), 2015 ; Dobry, 1986).

Envisager le consensus comme une forme de crise politique ne va toutefois pas de soi. En inscrivant les cérémonies ayant marqué les attentats de janvier 2015 à Paris dans la série des grandes manifestations de consensus national, il s’agit ici de mettre à jour les formes et les logiques structurant ces séquences particulières en les caractérisant de deux façons : d’une part par l’hybridation des formes cérémonielles qu’elles réalisent et d’autre part, par l’ambivalence politique qui les structure.

L’hybridation des formes cérémonielles

Une première façon de caractériser des événements de consensus comme la marche du 11 janvier consiste à interroger les formes de la mobilisation. Deux éléments peuvent ici être distingués. D’une part, ces cérémonies consensuelles ne sont ni des « fêtes de souveraineté », ni des « fêtes d’opposition » (Corbin et al. 1994). D’autre part, revendiquant un fort élément de participation populaire, la présence d’une foule nombreuse est magnifiée comme la marque de l’adhésion du peuple aux valeurs fondatrices du régime, tout en faisant en réalité l’objet de fortes variations dans le rôle qu’elle se voit attribuée dans le déroulement de l’événement.

Les marches qui se sont déroulées dans de nombreuses villes de France entre le 7 et le 11 janvier ne sont ni uniquement des manifestations, ni des cérémonies nationales, ni des défilés, ni des funérailles, ni des processions ou des pèlerinages ni des marches [3]. Le 11 janvier emprunte à chacune de ces modalités d’occupation de l’espace public.

Il s’agit bien d’une forme de protestation, mais au cours de laquelle il est davantage question de faire nombre que d’obtenir satisfaction sur des revendications peu explicitées : les slogans étaient pour l’essentiel absents (peu de mots scandés en commun, absence de « mots d’ordre », beaucoup de marcheurs portant une pancarte explicitant le sens de leur présence). Il s’agit aussi en partie d’une « fête de souveraineté » (Corbin, 1994) en raison de la présence (même contestée) des gouvernants sur les lieux de la manifestation et de la participation de l’État à la production de cet événement. L’État est intervenu par la mise en place d’un dispositif policier d’une ampleur rare tout en contribuant à l’effort de mobilisation [4]. Néanmoins la marche ne célébrait pas des personnalités étatiques dans le cadre d’une cérémonie organisée par l’État.

Il ne s’agissait pas non plus d’un cortège de funérailles et encore moins de funérailles d’État. D’une part, les victimes des attentats ont été enterrées séparément, sans cérémonie officielle commune pour toutes les victimes. Une cérémonie d’hommage en présence des dépouilles a été organisée pour les fonctionnaires de police tués dans ces attentats (Franck Brinsolaro, Clarissa Jean-Philippe, Ahmed Merabeh) dans la cour de la Préfecture de police en présence des représentants de l’État. Les dépouilles ont été ensuite inhumées dans des cérémonies disjointes. Ahmed Merabeh, assassiné par les frères Kouachi, est ainsi enterré dans le carré musulman du cimetière de Bobigny en présence d’élus locaux, mais en l’absence de représentants de l’État.

D’autre part, si un « deuil national » est décrété dès le jeudi 8 janvier sur décision présidentielle, cette formule se distingue bien de celle des « obsèques nationales ». La formule du « deuil national » est employée depuis les obsèques du Général de Gaulle en 1970 pour se démarquer de celle, désormais désuète, des « obsèques nationales » que celui-ci avait explicitement refusées par testament. Le deuil national aujourd’hui prescrit est loin d’être aussi contraignant qu’il a pu l’être par le passé. Alors qu’à la fin de la Troisième République, les fêtes et cérémonies publiques étaient suspendues pour un mois et les administrations, les théâtres et les cabarets fermés pour la journée, la formule actuelle implique seulement que les drapeaux soient mis en berne et qu’une minute de silence soit respectée. Les cloches de Notre-Dame sonnent le glas sur décision du diocèse de Paris.

Ce type d’événements emprunte enfin à une autre forme de mobilisation, la « marche » au cours de laquelle l’investissement de l’espace public permet d’affirmer une identité. Le 11-janvier peut se comprendre comme une marche si ce type spécifique de rassemblement caractérise « l’expression d’engagements à répétition, mais éphémères, par opposition aux mouvements sociaux passés en quête d’institutionnalisation » [5] (Pigenet and Tartakowsky, 2003). Si une association (« 11-janvier ») vient de voir le jour , revendiquant pour « philosophie » celle de « l’esprit qui a animé la marche du 11 janvier », et si cet esprit est encore périodiquement invoqué par les responsables politiques, cette marche reste un événement sans perspective d’institutionnalisation. Il peut aussi se comprendre comme une marche par son aspect funèbre, rappelant la « marche blanche » des Belges consécutive à « l’Affaire Dutroux » mais sans la dimension contestataire contre l’État belge que cette marche pouvait porter (Boussaguet, 2004). Enfin, cet événement emprunte au répertoire de la marche en ce qu’il expose fièrement les valeurs auxquelles le groupe affirme se rattacher. Mais le « 11-janvier » n’est pas l’action d’un groupe minoritaire, revendiqué comme tel et dépourvu de ressources comme le sont souvent les groupes ayant recours aux « marches »

Expression de cette superposition des modalités possibles d’occupation de l’espace public, le maintien de l’ordre s’y exerce d’une façon toute particulière (Porta et Fillieule, 2006). Il n’y a pas beaucoup d’autres occurrences historiques d’applaudissements des forces de l’ordre, même s’il existe d’autres exemples où la présence des forces de police et de l’armée était ambivalente, comme ce fut le cas lors des obsèques d’Adolphe Thiers (voir encadré).

Les obsèques d’Adolphe Thiers : seules funérailles nationales d’opposition

Décédé le 3 septembre 1877, en pleine campagne législative consécutive à la dissolution de la Chambre des députés le 16 juin précédent, Adolphe Thiers est enterré publiquement le 8 septembre. C’est la seule réunion publique du camp républicain autorisée par le pouvoir en place. Entre la place Saint-Georges et le cimetière du Père-Lachaise, le cortège est accompagné par des forces de police et par l’armée également fortement positionnée dans la capitale, présence réclamée par les deux camps. Gambetta y voyait une façon de magnifier les obsèques et de se glisser dans les atours de la souveraineté, le camp conservateur prétendant quant à lui que la présence policière et militaire visait à maintenir l’ordre. Les funérailles de Thiers sont aussi le seul cas de funérailles nationales célébrées par l’opposition politique au régime.

Participer n’est pas adhérer

Ces événements sont également marqués par un fort élément de participation populaire. Les réactions au lendemain du 11-janvier, comme cette « Une » de Libération titrant « Nous sommes un peuple », tendent à faire de ces séquences des moments d’intense communion et de fort rapprochement entre gouvernants et gouvernés.

Cette lecture en termes d’événement de relégitimation des institutions politiques pose toutefois trois problèmes. Tout d’abord, elle crée une équivalence entre « participer » et « adhérer », équivalence problématique à démontrer (Corbin, 1994). Les comportements acclamatifs au passage d’un cortège présidentiel peuvent être compris sans présupposer l’adhésion de celui qui applaudit à celui ou celle qui est applaudi (Mariot, 2006).

Ensuite, elle véhicule une représentation spécifique de la foule comme tout homogène, loin de toute attention aux modalités de sa mobilisation. Ce prisme d’analyse n’est pas sans rappeler les travaux sur la foule à la fin du XIXe siècle et du début du XXe (Cefaï, 2007), insistant sur la dangerosité de ce type de regroupements. Ces regroupements ne sont pas des agglomérats d’individus atomisés. Il est possible d’envisager, même pour un événement touchant à ce point à des « valeurs universelles », que des logiques de micro-mobilisations, ici multipliées à l’infini, président à la constitution des masses manifestantes, construisant ainsi l’universel à partir du particulier. Nicolas Mariot avait montré, à propos d’un déplacement nancéen du président Carnot, comment l’investissement des participants dans la cérémonie était déterminé non par une « adhésion » à une figure présidentielle mais bien par l’existence ou non de réseaux sociaux à l’échelle du quartier, autour d’une harmonie, d’une amicale ou d’un café. Ceci, bien davantage que l’opinion que les individus se faisaient de l’image présidentielle, peut permettre de comprendre pourquoi certains étaient là et d’autres non (Mariot, 1998).

Ces représentations de la « foule » dans laquelle les gouvernants viendraient rechercher une légitimité renouvelée reposent sur la même structure que celle mises en évidence par Susanna Barrows (1981) à partir de la psychologie des foules triomphantes de la fin du XIXe siècle. Cette perspective décrit la foule comme principale menace des temps démocratiques, puisque l’expression politique de la souveraineté n’y est pas encadrée, canalisée et filtrée comme elle l’est dans « l’acte de vote » (Déloye et Ihl, 2008). La foule se laisserait alors mener par le bout de ses émotions, soumise à l’emprise du leader capable de l’exciter. Si l’attention s’est focalisée sur les foules criminelles, ce raisonnement s’inverse parfaitement. Désordre de la souveraineté, la foule est aussi – pour les mêmes raisons – le lieu potentiel d’un bain de jouvence pour la légitimité des gouvernants. C’est le « peuple événement » des révolutions, qui « résout ainsi pour un temps l’aporie constitutive de la représentation » mais peine à se transformer en « politique démocratique » (Rosanvallon, 1998 : 41-42).

Enfin, l’invocation de la forte participation du peuple fonctionne comme si le rôle de la foule dans ces événements de consensus était toujours le même. Or, de très nombreuses cérémonies de ce type peuvent se dérouler en l’absence de tout public. La « foule » est plus ou moins convoquée à assister aux cérémonies publiques en fonction de la place que joue l’onction populaire dans la légitimation du politique. Ainsi, les dynamiques absolutistes sont à l’origine d’une éviction de la foule parisienne des cortèges funèbres des funérailles princières (Chroscicki et al., 2012). C’est aussi le spectacle politique royal qui se referme sur lui-même, faisant que « ce qui primitivement était destiné à tous est confisqué au profit de la minorité nationale » (Apostolides, 1981). C’est encore ce qui se produit à partir de 1932 et des funérailles de Paul Doumer, lorsque les cérémonies des funérailles républicaines, auparavant destinées à être vues par le plus grand nombre, se déroulent à l’intérieur d’un espace ceinturé de tribunes, sur lesquelles l’entrée se fait sur invitation (parfois revendues à l’extérieur) (Baudot, 2005). La quadruple panthéonisation du 27 mai 2015 n’échappe pas à cette dynamique, transformant le rôle du public, de participant à spectateur. Si l’espace des cérémonies est avant tout un marqueur de places (comme celle usurpée par Nicolas Sarkozy le 11 janvier, ou celle laissée vacante par le même le 27 mai 2015) force est alors de constater que la « foule » ne joue pas dans les cérémonies publiques le rôle constant de marqueur d’adhésion.

Source : Photo : Bertrand Guay/AFP Source : 20 minutes, 12 janvier 2015.

Cette mise en perspective historique permet de dénaturaliser le rôle de la foule dans les cérémonies. L’activation de la participation populaire réalise donc une opération tout à fait spécifique. Plongé brièvement dans la masse, le politique y retrouverait sa légitimité. La marche « républicaine » du 11 janvier a pu alors être décrite comme l’expression d’un renouvellement de la délégation des gouvernés aux gouvernants et aux décisions (quelles qu’elles soient) qu’ils seront amenés à prendre « dans l’esprit du 11 janvier ». Restait alors à savoir dans quel bain de jouvence les gouvernants avaient été plongés. C’est ainsi que peut se comprendre l’émergence, au moment de la publication de l’ouvrage d’Emmanuel Todd, de la controverse « Qui est Charlie ? ».

L’ambivalence du consensus

L’ouvrage d’Emmanuel Todd visait à assigner un sens – et un sens seulement – à cet événement. Selon lui, « l’ancrage de la manifestation dans la moitié supérieure de la société française et dans sa périphérie post-catholique oblige à parler d’hégémonie ou d’une coalition sociale plutôt que d’unanimité » (Todd, 2015 : 83). Le 11-janvier aurait « un » sens pour Emmanuel Todd : il exprimerait le « manque de sang-froid », « l’ignorance vertueuse en marche », « la recherche de bouc émissaire par les classes moyennes et supérieures » (Todd 2015 :16-17). Le débat se fixe alors sur la méthode employée mais aussi sur « l’humeur répressive » (Todd, 2015 : 20) qu’il serait possible de lire dans ce déferlement dans les rues des villes de France. Cette controverse a contribué à focaliser le débat sur le sens de cette manifestation : illusion ou non ? Expression directe de l’opinion publique ou « mensonge » collectif (Todd, 2015 : 21) ?

Cette controverse se focalisait sur une question à laquelle aucune réponse évidente ne peut être donnée, et pour cause. Pour se tenir et pour tenir, le consensus doit réussir à préserver le plus grand flou sur ses raisons d’être, en recourant à des formules extrêmement larges, indéfinies et indéfinissables : qui peut dire précisément ce qu’être Charlie veut dire et qui pourrait prétendre être légitime pour en fixer unilatéralement le sens ? Pour se déployer, le consensus fonctionne sur l’évitement : ne surtout pas spécifier ce pourquoi marchaient exactement les participants aux défilés du 11 janvier.

Au-delà de la forme des regroupements, une autre façon de décrire ces événements de consensus est donc de s’intéresser, aux ambivalences qui les sous-tendent. En mettant à jour les structures fondatrices des cadres de cette expérience, apparaît alors qu’ « avant d’être collectifs, les comportements acclamatifs sont institués » (Mariot, 2006). Le consensus apparaît alors institués sur deux éléments indissociables : une réduction au silence des acteurs politiques, rendue acceptable par l’incertitude pesant sur le sens exact de ce silence.

Ironie de l’histoire : c’est au nom de la liberté d’expression que s’est réduit l’espace de ce qu’il est possible de dire et de faire dans cette période. Les événements de consensus se caractérisent par la réduction de l’espace des prises de position possibles. Comme en écho aux mots du Président du Sénat, Challemel-Lacour aux lendemains de l’assassinat de Sadi Carnot en 1894, qui indiquait qu’il « ne peut y avoir, il n’y aura pas, devant cette catastrophe, de divergences d’opinions entre nous. Les dissidences politiques feront trêve devant cette mort qui frappe dans la force de l’âge un homme universellement respecté » [6], François Hollande affirmait au soir de l’attaque de Charlie Hebdo :

« Enfin, nous devons être nous-mêmes conscients que notre meilleure arme, c’est notre unité, l’unité de tous nos concitoyens face à cette épreuve. Rien ne peut nous diviser, rien ne doit nous opposer, rien ne doit nous séparer. Demain, je réunirai les présidents des deux assemblées ainsi que les forces représentées au Parlement pour montrer notre commune détermination ».

L’injonction à l’unité ne suffit évidemment pas pour faire taire les adversaires. Le consensus peut historiquement être compris comme un récit de vainqueurs. C’est ce qu’il est possible de voir dans les archives de la préfecture de police à la mort d’Adolphe Thiers. Au lieu de constater l’émotion du peuple de Paris, les rapports de police insistent, dans la perspective défendue par le camp conservateur, sur la dimension séditieuse du cortège funèbre qui s’annonce. Histoire de vainqueurs également, dans la mesure où dans les récits qui sont faits de ces journées, le temps du deuil ne s’impose qu’a posteriori sur les autres temps sociaux. De nombreux exemples montrent que le temps de l’émotion consensuelle ne s’est pas imposé de lui-même. C’est le cas lorsque, le 1er janvier 1883, au lendemain de la mort de Gambetta, les commissaires de police missionnés pour mesurer l’esprit de la foule parisienne constatent, gênés, que celle-ci est davantage préoccupée par les fêtes de fin d’année que par les cérémonies du deuil national qui s’annonce. C’est aussi le cas lorsque de nombreuses municipalités refusent d’annuler les célébrations du 14 juillet 1894 du fait du mois de deuil national décrété suite à l’assassinat de Sadi Carnot (Baudot, 2005). C’est dire si les situations de consensus sont des façons politiques d’écrire l’histoire plus qu’un état mental collectivement partagé.

Si le consensus est le résultat d’un processus d’alignement des positions (Ermakoff, 2008), il tolère toutefois, comme tout comportement institué, un subtil jeu de différenciation. L’analyse des éloges funèbres à la mort du Général de Gaulle montre comment les différents acteurs politiques mobilisent des marqueurs très précis pour signifier leur position exacte vis-à-vis du défunt. Déployant des variations autour de trois thèmes (les grands moments historiques du défunt, son action politique, ses valeurs humaines), les acteurs politiques définissent alors, dans un espace restreint, une pluralité de positions possibles. Aucun des éloges publics ne comprend la dénonciation simultanée des trois thèmes, alors que les farouches fidèles valorisent les trois dimensions du personnage. En analysant les combinaisons de thèmes dans les discours d’éloges funèbres, il est alors possible de différencier des cercles d’héritiers, enjeu principal de toutes funérailles (Chamboredon, 1976).

Le consensus apparaît alors non pas comme l’état naturel des choses face à un événement dramatique, mais comme la conséquence de l’imposition d’un mode de lecture particulier des événements. Sous des atours unanimistes, il ménage des marges de manœuvre aux acteurs du jeu politique. Il peut enfin être totalement remis en cause, débouchant sur une situation d’interrègne où la succession pacifiée des charges n’est pas assurée.

Ainsi, à la mort de Félix Faure le 16 février 1899, en plein cœur de l’Affaire Dreyfus, plusieurs jours d’émeutes agitent Paris. Paul Déroulède essaie, de façon presque désespérée, d’entraîner sur l’Élysée les troupes qui rentrent du Père-Lachaise où a eu lieu l’inhumation du Président. La trêve est donc le résultat d’un alignement des acteurs en présence, comme l’avait montré « l’impossible trêve », en pleine campagne présidentielle, après les attaques de Mohamed Merah à Toulouse et Montauban .

Cette convergence des positions, contribuant à l’affichage d’une unité de façade, est le résultat de l’ajustement des acteurs politiques à la logique d’une situation marquée par une transformation provisoire des règles du jeu politique. Deux types de situations se détachent, selon la façon dont se réalise cet ajustement. La typologie proposée par Albert Hirschman [7]. qui distingue, dans un tout autre contexte, plusieurs façons d’exprimer son accord ou au contraire son mécontentement suite à la décision d’une institution – la défection (exit), la prise de parole (voice) ou la loyauté (loyalty) – peut nous être utile pour analyser la spécificité des situations de consensus par rapport aux situations routinières de compétition politique.

Dans une « conjoncture routinière » (Dobry, 1986) de compétition politique pacifiée, l’exit est silencieux, ce qui pose problème à l’institution qui doit faire l’effort de prendre conscience et de recueillir des informations relatives aux raisons de la défection. La prise de parole (voice) est bruyante. Ce comportement présente l’avantage (ou, par moment, l’inconvénient) d’informer l’institution sur la situation de déclin dans laquelle elle se trouve. La loyauté passe par la promotion du discours que l’institution entretient sur elle-même, contribuant à (lui) masquer son déclin.

Dans les situations de consensus, ces injonctions comportementales sont légèrement décalées, facilitant l’affichage du consensus. Le silence y est considéré comme une forme d’expression de la loyauté, qui n’a donc plus besoin d’être exprimée pour être explicite. Les situations d’unanimité nationale sont donc caractérisées par l’institution d’une possibilité nouvelle : la loyauté s’exprime en silence. Peuvent alors se retrouver pareillement en retrait, silencieux, dans un investissement minimal, des acteurs dont les positions sont plus éloignées en conjoncture routinière. Cette proximité dans le silence peut donner l’apparence d’une forme de consensus. Il ne s’agit que de divergences tues. Conséquence inattendue : les plus loyalistes peuvent eux-mêmes également être invités à se tenir silencieux pour ne pas revendiquer trop fort l’héritage du défunt. Dans ces configurations silencieuses, le seul bruit entendu sera celui des défections. Les manifestations trop explicites de soutien au consensus ambiant sont condamnées comme des tentatives d’instrumentalisation trop visibles. La réaction de Nicolas Dupont-Aignan illustre ce cas de figure, lorsqu’il tweete dans l’après midi du 7 janvier que le gouvernement doit s’expliquer sur le fait que le plan Vigipirate n’était pas à son plus haut niveau . À l’inverse, la tribune « Non à l’union sacrée » signée par un collectif d’intellectuels est une position de défection, donc bruyante. Enfin, comme dans toute controverse, des acteurs tentent de s’instituer en arbitre des dérapages, des ruptures de la trêve, chassant les faux-semblants et les soutiens trop lâches. L’exercice n’est pas trop difficile : la situation est en effet définie davantage par l’incertitude des positions que par leur parfaite rectitude.

En somme, c’est parce que les prérequis sont extrêmement bas – et qu’il n’est surtout pas demandé de les expliciter – que ces situations consensuelles tiennent. La gêne manifeste des deux députés FN à l’Assemblée Nationale lorsqu’il a fallu non plus écouter sans rien dire un discours de Manuel Valls prêchant l’unité nationale, mais se lever pour afficher un soutien explicite, ou encore l’attitude du même Manuel Valls quelques mois plus tard, demandant aux députés PS de se lever en hommage « républicain » à la mémoire de Charles Pasqua et la polémique qui s’ensuivit, marquent très bien la frontière qu’il peut y avoir entre une loyauté à laquelle le silence suffit, et une loyauté qui exige des paroles et des actes marquant l’appartenance à un camp, plutôt qu’à un autre.

La position du majoritaire

Cette position de consensus symptomatique de « l’esprit du 11-janvier » est fondée sur une mise au silence rendue acceptable par l’affaiblissement des exigences qui l’accompagne. Les différents acteurs sont invités à se taire, en échange de l’entretien de l’incertitude sur la signification exacte de leur silence. La position de consensus ne demande pas à aux acteurs politiques de préciser ce exactement en quoi ils ou elles croient. Elle permet de se dispenser de toute argumentation sur ces valeurs présentées comme fondamentales. En revanche, elle requiert – ce qui est coûteux – une suspension temporaire des logiques de distinction à l’intérieur d’un espace structuré par la compétition politique. « L’esprit du 11-janvier » ne témoigne donc pas d’un sursaut des valeurs par rapport à ce qui devient par opposition le « petit » jeu quotidien de la politique. Il ne témoigne pas non plus d’un dépassement des clivages partisans au nom de principes supérieurs, mais à l’inverse d’un affaissement des logiques de distinction à l’intérieur d’un même « groupe de référence » (Ermakoff, 2008), celui des professionnels de la politique, groupe de référence qui doit alors également tenir compte du positionnement des acteurs des champs adventices. Dans un champ politique marqué par la nécessité de se distinguer, d’une façon ou d’une autre, l’affaiblissement des marquages politiques est difficilement tenable. Les séquences consensualistes sont donc des moments d’alignement très instables et nécessairement brefs.

Faut-il le regretter ? Rien n’est moins sûr. Parce qu’elles favorisent les acteurs placés en position de parler par la grâce des titres qu’ils portent, et parce qu’elles réduisent l’espace de ce qu’il est possible de faire et de dire en incitant au silence, empêchant l’expression de différences qui sont comprises comme des marques de défection, ces séquences empêchent la mise en forme du débat politique. Réservant l’accès à l’espace public aux acteurs majoritaires, elles vont finalement à l’encontre de ce que les valeurs alors exhibées sont censées défendre : le pluralisme politique et la liberté d’expression. Enfin, en se focalisant sur la liberté d’expression, invoquer « l’esprit du 11-janvier » empêche de faire émerger comme problème public ce qui constitue pourtant l’enjeu principal de nos démocraties essoufflées : non pas seulement le droit de parler, mais la possibilité même d’être entendu.

par Pierre-Yves Baudot, le 15 septembre 2015

Aller plus loin

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Pour citer cet article :

Pierre-Yves Baudot, « Le 11-janvier : crise ou consensus ? », La Vie des idées , 15 septembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-11-janvier-crise-ou-consensus

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

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Notes

[1Je remercie Emmanuel Blanchard et Anne Verjus pour leurs lectures de versions antérieures de ce texte. Ces propos n’engagent que moi.

[2Dernier accès aux pages web indiquées dans le texte le 12 juin 2015.

[3Voir à ce sujet le numéro 77 de la revue Politix consacré aux «  Pélerinages  » (2007).

[4L’enquête en cours de la politiste Laurie Boussaguet sur cet aspect du 11-janvier nous en dira plus sur ce point.

[5Même si plusieurs «  marches  » ont pu «  forger des associations pérennes  » (Pigenet and Tartakowsky, 2003).

[6«  Funérailles nationales du président Carnot célébrées à Paris le 1er juillet 1894  ». Documents officiels, Paris, 1894, p. 6-7.

[7Voir le portrait consacré à Albert Hirschman dans laviedesidées.fr le 1er octobre 2013

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