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Recension Histoire

Pavlov, une vie pas si réglée

À propos de : Daniel P. Todes, Ivan Pavlov. A Russian Life in Science, Oxford


par Grégory Dufaud , le 29 février 2016


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Quel est l’homme qui a donné son nom aux réflexes pavloviens ? On savait jusqu’alors bien peu de ce savant russe qui a vécu la fin de la Russie impériale avant que les bolchéviks n’essaient d’en faire une gloire soviétique. La biographie que lui consacre D.P. Todes insiste sur les ambiguïtés et les complexités du personnage.

Recensé : Daniel P. Todes, Ivan Pavlov. A Russian Life in Science, Oxford, Oxford University Press, 2014, 855 p.

Non, les découvertes d’Ivan Pavlov (1849-1936) ne se limitent pas aux seuls réflexes conditionnels auxquels l’associe un peu vite l’imaginaire collectif. Et les relations qu’il a entretenues avec les bolcheviks ont été bien plus compliquées que ce qu’on a pu en dire. C’est ce que nous apprend la belle et copieuse biographie que Daniel P. Todes lui consacre. Fruit de 35 ans de travail, l’ouvrage ne se contente pas de traiter de l’œuvre scientifique de Pavlov : cela constituait déjà un défi en soi tant elle est considérable [1]. Il va au-delà en s’attachant à toutes les dimensions de sa vie, de son enfance à Riazan (située à 185 km au sud-est de Moscou), à ses voyages à l’étranger en passant par ses vacances dans sa datcha. Ce sont les transformations de la Russie qu’il donne ainsi à voir par petites touches, de la libéralisation du régime tsariste sous Alexandre II à la veille de la Grande terreur sous Staline.

On ne trouvera nulle réflexion sur le genre biographique, ni sophistication narrative. La trame est on ne peut plus classique, qui suit pas à pas la vie de Pavlov à travers 49 chapitres, eux-mêmes structurés autour de sept parties correspondant aux étapes de son existence. Si le livre est foisonnant, le style reste léger, y compris lorsque D.P. Todes expose les travaux de Pavlov et de ses collègues : excellent narrateur, D.P. Todes est aussi un remarquable vulgarisateur. Au regard du propos, on pourra néanmoins regretter quelques détails certainement inutiles : était-il vraiment nécessaire de savoir quand Pavlov et sa maîtresse Maria Petrova ont consommé leur amour ? En même temps, on admirera la rigueur et la pugnacité de D.P. Todes qui a consulté quantité d’archives de par le monde : en Russie bien sûr, mais également aux États-Unis, au Canada, en Angleterre et en Suède. Puisqu’il serait vain de vouloir rendre toute la richesse de l’ouvrage, on en présentera ici quelques aspects.

Pavlov avant Pavlov : un parcours long et difficile

Commençons par les études de Pavlov. Car, avant d’être un scientifique célébré dans son pays et à l’étranger, Pavlov a un parcours laborieux. Il est issu d’une famille modeste dont le père est pope. Après sa scolarité à l’école paroissiale, Pavlov rejoint le séminaire. À la faveur des réformes libérales dont l’abolition du servage en 1861 a donné le coup d’envoi, Pavlov accède à des auteurs dont l’influence, affirme D.P. Todes, a été déterminante : Dmitri Pissarev pour son scientisme et son matérialisme ; Samuel Smiles pour ses valeurs et son autodiscipline ; Ivan Setchenov pour sa conception physiologique de l’homme et de ses idées ; Claude Bernard pour sa démarche expérimentale. Rejetant la religion pour la science, Pavlov décide de quitter le séminaire, qu’il abandonne en 1869 non sans provoquer la colère de son père. Pavlov consacre l’année suivante à préparer les examens d’entrée à l’université avant de partir s’installer à Saint-Pétersbourg, la capitale de l’empire. Accepté à l’Université de Saint-Pétersbourg, il étudie l’anatomie de l’homme et la physiologie de l’animal à la Faculté de physiques et de mathématiques.

L’un de ses enseignants est Il’ia Tsion (Élie de Cyon, en français), spécialiste du système nerveux, qui devient son mentor : auprès de lui, il apprend toute l’importance qu’un physiologiste doit accorder à l’expérience et à la méthode. Mais en raison d’un conflit avec les étudiants, Tsion est relevé de ses fonctions à l’automne 1875. Pavlov en garde une profonde rancune à l’endroit des enseignants qu’il juge responsables du renvoi de Tsion. À l’Académie médico-chirurgicale où il poursuit ses études, Pavlov refuse ainsi le poste d’assistant que lui propose Ivan Tarkhanov, professeur de physiologie. En décembre 1879, Pavlov obtient son diplôme de médecine. Il se lance dans une thèse, mais ce sont des années éprouvantes pour lui : en plus de rencontrer des ennuis matériels, il ne parvient pas à boucler son travail sur le nerf vagal et change de sujet pour étudier les nerfs centrifuges du cœur. Malgré la soutenance en 1883, il reste sans véritable poste pendant plusieurs années et, à quarante ans, il apparaît comme un chercheur marginal au regard de son parcours institutionnel et de ses intérêts scientifiques. Les difficultés et l’incertitude prennent néanmoins fin avec son élection en 1890 à l’Académie de médecine militaire, puis sa nomination en 1891 à l’Institut impérial de médecine expérimentale, nouvellement créé. Ces désignations consacrent alors son ascension sociale.

L’œuvre de Pavlov : de la digestion à la psychè

Pavlov a produit une œuvre d’une grande richesse, qu’il faut saisir dans son évolution et dans ses grands moments constitutifs. Dès son arrivée à l’Institut de médecine expérimentale, il met en place dans son laboratoire une organisation du travail très élaborée qui vise à découvrir les processus physiologiques « normaux ». D’où le choix de procéder à des expérimentations chroniques sur des chiens éveillés et dotés d’une fistule ou d’un « petit estomac ». Par leur biais, les chiens ne sont pas seulement les sujets de l’expérience, mais sont aussi des dispositifs techniques permettant l’expérience. Pendant plus d’une dizaine d’années, Pavlov s’intéresse à l’appareil digestif. Pour en expliquer le fonctionnement, il formule dès 1894 la métaphore de « l’usine chimique complexe ». Pavlov la réemploie dans la synthèse qu’il publie sur les glandes digestives en 1897 et qui aura un grand impact sur sa carrière et sa réputation. Grâce à ce livre, il devient professeur à l’Académie militaire médicale puis reçoit un prix de l’Académie des sciences.

À l’étranger, lui qui n’est encore que peu connu voit sa renommée croître grâce à la traduction de l’ouvrage en allemand puis aux recensions positives qui en sont faites en Europe et aux États-Unis. Il est ainsi nommé pour le prix Nobel de médecine ou de physiologie en 1901, qu’il obtient en 1904 après plusieurs nominations infructueuses : il est le premier Russe et le premier physiologiste à en être le lauréat. De l’étude des glandes digestives, Pavlov passe à celle des glandes salivaires qu’il avait jusqu’alors négligées et par le biais desquelles il découvre les réflexes conditionnels (en russe, uslovnyi refleks) : à la différence des réflexes inconditionnels, ce sont des réactions physiologiques à des conditions particulières [2].

L’activité du système nerveux supérieur l’occupe pendant plus d’une vingtaine d’années au cours desquelles il met au jour les phénomènes d’inhibition et d’excitation. En 1927, il publie alors, dix ans après avoir commencé à l’écrire, une synthèse de ses travaux, immédiatement traduite en anglais. Plusieurs pages y sont consacrées aux maladies mentales chez les animaux et les hommes. Elles annoncent ce vers quoi se porte l’intérêt de Pavlov au tournant des années trente : la psychè. Autrefois présente en tant que variable explicative d’ajustement, elle est dorénavant l’objet même de l’enquête. Pavlov n’ambitionne rien de moins que d’élaborer une explication physiologique aux symptômes et à l’étiologie identifiés par les psychiatres. C’est dans ce cadre qu’il développe sa théorie des deux systèmes de signaux (en russe, signal’nye sistemy). Commun aux hommes et aux animaux, le premier système de signaux fait référence aux réactions provoquées par des stimulations physiques. Apanage exclusif des hommes, le second système de signaux désigne le langage, soit « le signal de signaux » ou encore, dit autrement, les signaux de la réalité. À la fin de sa vie, Pavlov est toutefois amené à admettre que le psychisme ne se laisse pas si facilement appréhender et qu’il s’est peut-être montré si ce n’est présomptueux, du moins trop confiant [3].

Ivan, Serafima et Maria

L’existence de Pavlov est marquée par deux femmes qu’il rencontre à plus de vingt ans d’écart. L’histoire des relations qu’elles entretiennent avec lui témoigne à la fois de la place des femmes et de la construction des rôles sociaux dans la société russe puis soviétique. La première est son épouse, Serafima Karchevskaia (1859-1947). Originaire de Kertch, elle fait la connaissance de Pavlov à Saint-Pétersbourg où elle étudie la pédagogie. Profondément croyante, elle est également progressiste et féministe. Ils se marient au printemps 1881. Les années d’incertitudes et de difficultés de son mari sont donc aussi les siennes. Après que Pavlov a obtenu les postes à l’Académie médico-chirurgicale puis à l’Institut impérial de médecine expérimentale, elle se transforme en femme au foyer, abandonnant de son propre aveu ses idéaux de jeunesse. Si elle s’occupe de la maison, elle aide également son mari pour lequel elle retranscrit et met en forme le manuscrit sur les glandes salivaires qu’il lui a dicté. Il ne faudrait cependant pas se méprendre : la façon dont fonctionne le couple et l’arrangement sur lequel il repose ne signifient pas que Pavlov considère que la seule place qui convienne aux femmes soit celle du foyer.

Au sein de son laboratoire, il accueille ainsi plusieurs collaboratrices. L’une d’elles est Maria Petrova (1874-1948) qui vient le trouver à l’automne 1912 pour faire une thèse sous sa direction. Âgée de 37 ans, elle est médecin et mariée à un pope depuis ses seize ans. Le sujet de sa thèse porte sur l’irradiation de l’excitation et de l’inhibition, qu’elle soutient avec succès au printemps 1914. Malgré une différence d’âge notable, leur relation de travail prend alors un tour romantique. D’après T.D. Todes, Pavlov est le véritable amour de Petrova, qui restera à ses côtés jusqu’à la fin de sa vie. Ni l’un ni l’autre ne divorcent et tous deux s’arrangent avec leur conjoint respectif – au courant de leur liaison – pour travailler côte à côte et être ensemble au quotidien. Petrova côtoie ainsi la famille de Pavlov avec laquelle les relations sont globalement bonnes. La maîtresse de Pavlov sera, elle aussi, une physiologiste reconnue institutionnellement : infatigable travailleuse, elle mène une brillante carrière, occupant de beaux postes.

Face aux bolcheviks : partir ou rester ?

Lorsque survient Octobre, Pavlov est un homme déjà âgé. Les rapports qu’il noue avec les nouvelles autorités révèlent la nature du lien entre science et pouvoir dans l’Union soviétique de l’entre-deux-guerres. D’abord pessimiste vis-à-vis de ce qu’annonce la révolution de février 1917, Pavlov est horrifié par la victoire des bolcheviks dont il conteste la légitimité et la capacité à diriger le pays. Estimant que le pouvoir communiste n’aurait qu’un temps et qu’il serait rapidement défait, il endure la guerre et les privations. Mais forcé de constater qu’il se trompe quand la guerre civile tourne résolument en faveur de l’Armée rouge, Pavlov en vient à envisager l’émigration. Pour Lénine, il est hors de question de laisser émigrer un scientifique de son envergure. Aussi, pour le convaincre de rester, le gouvernement émet un décret en vue de lui offrir tout le nécessaire pour ses recherches. Il bénéficie alors de conditions matérielles et de travail tout à fait exceptionnelles dont peu de collègues étrangers peuvent se prévaloir. Lors d’un voyage en France au milieu des années vingt, il s’étonne ainsi de la médiocrité de l’équipement et de l’indigence du matériel. Ce qui lui fait dire à ses collaborateurs à son retour en Russie : « Oui, il faut reconnaître une chose à nos barbares : ils comprennent la valeur de la science » (cité p. 481).

Choyé par les autorités, il ne tait pas pour autant ses critiques à leur endroit, dénonçant par exemple les répressions. Il ne se prive d’ailleurs pas de réaliser plusieurs coups d’éclat. Pour protester contre les purges menées à l’Académie de médecine militaire, il en claque ainsi la porte en 1924. Sa conduite fait hésiter les autorités à lui rendre publiquement hommage. Elles consentent finalement à célébrer son 80e anniversaire, à l’occasion duquel elles lui offrent de quoi agrandir son laboratoire et font paraître des articles dans la presse. Au cours des années 1930, l’attitude de Pavlov évolue : non qu’il soutienne le pouvoir communiste, mais il arrête de le critiquer. D.P. Todes explique ce changement par plusieurs facteurs : le prestige qui revient à la science en Union soviétique, la menace que représente le nazisme, et le patriotisme qui est celui de Pavlov. À l’occasion de ses 85 ans, les autorités organisent une nouvelle fois des célébrations publiques. Mais ce qui le touche par-dessus tout, ce sont les efforts qu’elles déploient pour accueillir le Congrès international de physiologie qui se tient en août 1935. L’événement est un succès. Il consacre le renom de Pavlov, célébré par ses collègues comme le « prince incontesté de la physiologie mondiale » (p. 704). À sa mort, il intègre le panthéon des héros soviétiques, par le biais duquel les autorités veulent mobiliser la population et la rallier au projet étatique [4].

Comprendre Pavlov

D’après D.P. Todes, la conduite de Pavlov se comprend par le rôle que jouent pour lui les valeurs de « rationalité » (tselesoobraznost’) et de « dignité » (dostoinstvo) : de la rationalité viendraient son scientisme et sa rigueur, tandis que la dignité expliquerait sa façon de défier les plus puissants que lui. D.P. Todes avance qu’il faut aussi considérer le grand attachement de Pavlov à la « régularité » et à la « justesse » (pravilnost’) : celui-ci organise ainsi son temps selon un rythme immuable et ne cesse de rechercher les lois du fonctionnement animal et humain. Cet attachement renverrait à la crainte des « imprévus » et de tout ce qui est aléatoire (sluchainosti) dans la science comme dans la vie. En soulignant le rôle joué par ces trois valeurs, D.P. Todes propose une grille de lecture d’autant plus précieuse qu’elle évite l’écueil psychologisant. Présentée en introduction, elle n’est toutefois que rarement mobilisée dans le cours de l’ouvrage. Pour prendre ce seul exemple, on ne voit pas comment Pavlov compose avec ces valeurs lorsqu’il se lance dans une liaison extra-maritale. Si cette grille est peu utilisée, c’est certainement parce qu’elle est à la fois trop étroite et trop rigide. De fait, on ignore non seulement comment émergent ces valeurs : si D.P. Todes évoque l’enfance modeste de Pavlov ou ses lectures de jeune homme, cela reste insuffisant. Mais on ignore également comment l’expérience a pu l’amener à les réviser au cours du temps. Tout se passe ici, au fond, comme si la trop longue fréquentation de Pavlov avait fini par influencer D. T. Todes. À l’instar de Pavlov qui désirait jadis percer le secret du fonctionnement psychique par la mise au jour des processus physiologiques élémentaires, D.P. Todes entend éclairer la conduite de Pavlov à travers quelques traits moraux fixes. Il accomplit cependant là un geste important qui renvoie à une tendance actuelle dans les sciences sociales : la volonté de (re) moraliser le comportement des acteurs. Il évite ainsi largement les explications binaires et tranchées, en particulier pour la période soviétique.

par Grégory Dufaud, le 29 février 2016

Pour citer cet article :

Grégory Dufaud, « Pavlov, une vie pas si réglée », La Vie des idées , 29 février 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pavlov-une-vie-pas-si-reglee

Nota bene :

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Notes

[1Les précédents travaux de D.P. Todes avaient déjà exploré cette dimension : Daniel P. Todes, Ivan Pavlov : Exploring the Animal Machine, Oxford, Oxford University Press, 2000  ; Pavlov’s Physiology Factory : Experiment, Interpretation, Laboratory Enterprise, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2002.

[2La locution «  réflexe conditionné  », que l’on continue à utiliser aujourd’hui, renvoie à la traduction initiale du russe vers l’anglais.

[3Cela n’empêchera pas Anatolii Ivanov-Smolenskii (et non pas «  Alexandre  » comme il est écrit dans le livre), disciple de Pavlov, d’affirmer que seule la physiologie peut comprendre «  objectivement  » le psychisme et les pathologies mentales, récusant le caractère scientifique de la psychiatrie. Grégory Dufaud, «  Quel usage des thèses pavloviennes en médecine  ? Schizophrénie, incertitudes scientifiques et psychiatrie en union soviétique  », Cahiers du monde russe 2015/1, p. 199-233  ; Benjamin Zajicek, «  Scientific Psychiatry in Stalin’s Soviet Union : The Politics of Modern Medicine and the Struggle to Define « Pavlovian Psychiatry », 1939-1953  », Ph.D diss., Université de Chicago, 2009.

[4Sur la construction des héros et les campagnes pour mobiliser la société dans les années trente, David Brandenberger, National Bolchevism. Stalinist Mass Culture and the Formation of Modern Russian National Identity, 1931-1956, Cambrige, Harvard University Press, 2002.

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