Recensé : G. A Cohen, On the Currency of Egalitarian. Justice and Other Essays in Political Philosophy (edited by Michael Otsuka), Princeton University Press, 2011, 270 p.
Disparu en 2009 à l’âge de 68 ans, G. A. Cohen est sans doute l’un des penseurs politiques les plus marquants de la génération de ceux qui ont travaillé sous l’impact de la Théorie de la justice de John Rawls et qui ont considéré que, pour une large part, les problèmes de leur discipline devaient désormais être abordés dans les termes et à partir des concepts proposés par ce dernier, même si c’était dans le but de les critiquer ou de les remettre en cause.
Le présent volume rassemble des contributions de Cohen dans trois domaines significatifs : la théorie de la justice et la critique de la conception rawlsienne de l’égalité en termes de biens premiers ; le rapport entre propriété et liberté ; la question de la méthode en philosophie politique et l’influence de cette question sur l’état actuel de la gauche européenne.
Pourquoi Rawls s’est trompé sur ce qu’il convenait de rendre égal dans une société juste
Sur le premier point, l’apport majeur de Cohen aura été de suggérer que Rawls a limité à l’excès l’emprise du raisonnement suggérant qu’il serait injuste que les situations des individus soient affectées par les talents et les capacités dont ils sont porteurs, alors même qu’ils ne peuvent revendiquer le moindre titre sur ces talents et ces capacités qui ne leur « appartiennent » que par l’effet d’une loterie génétique parfaitement arbitraire. Si ce raisonnement est vrai, dit Cohen, il convient de le généraliser et d’ouvrir la voie à l’idée que tous les désavantages qui affectent les individus sans que cela résulte d’un choix ou d’une responsabilité de leur part sont injustes. La justice consisterait donc à supprimer ou à neutraliser les effets du hasard, et c’est la raison pour laquelle Cohen et les penseurs qui ont suivi cette intuition sont appelés des luck egalitarians (des partisans de l’égalité face au hasard). L’une des conséquences de cette intuition de base est de modifier la réponse que Rawls donnait à la question de la « monnaie » (currency) dans laquelle l’égalité doit se matérialiser. De quel point de vue les individus doivent-ils être égaux pour que la société soit juste ? Rawls répondait qu’ils doivent posséder des quantités égales de biens premiers, qui incluent les libertés de base et les ressources matérielles utilisables pour poursuivre toutes les fins que l’on peut vouloir se donner ; concernant ce second type de biens premiers, il ajoute que la société juste peut et doit s’écarter de la distribution strictement égalitaire si les inégalités ainsi introduites ont pour effet que la situation de ses membres les moins favorisés sera meilleure qu’elle ne le serait en cas de distribution strictement égale. Cette réponse de Rawls à la question de la « monnaie » de l’égalité était motivée par deux considérations essentielles. Tout d’abord, la seule autre option serait d’égaliser les individus du point de vue du bien-être subjectif ou de ce qu’ils jugent devoir leur être utile ; or cette hypothèse obligerait, absurdement, la société juste à allouer plus de ressources à ceux qui ont des goûts onéreux ou difficiles à satisfaire. Il est donc plus juste – seconde raison – d’allouer à tous des ressources égales tout en laissant à chacun la responsabilité de ses goûts et de ses préférences : si nos goûts sont plus difficiles à satisfaire que ceux de notre voisin, nous devons ou bien les changer ou bien accepter d’avoir moins de satisfaction que lui. Mais en aucun cas nous n’avons droit à plus de ressources sous prétexte que nous sommes plus difficilement satisfaits que lui.
Cohen pense que cette conception n’est pas en accord avec les remarques que fait Rawls sur le caractère arbitraire des talents : un instant de réflexion suffit en effet à nous convaincre que l’égalité des ressources laisse passer des inégalités parfaitement arbitraires. Tout d’abord, et sans aucune faute ni choix de leur part, certains individus sont « victimes » du fait qu’ils ont une moindre capacité à convertir des ressources en bien-être ; et surtout, il est évident que certains de nos goûts s’imposent à nous, nous affectent sans qu’il soit cohérent de dire que nous les avons choisis. Il n’est donc pas possible d’exclure les considérations de bien-être du langage de la justice égalitariste car – c’est l’évidence – certains individus souffrent d’un déficit de bien-être sans faute de leur part en raison même de goûts dont ils sont constitutionnellement affectés. Ou plus exactement, ils souffrent d’un déficit dans la possibilité d’accéder à un bien-être égal à celui de leurs semblables avec des ressources égales. Il y a là une forme de handicap qui appelle l’attention du théoricien de la justice et qui demande que l’on se penche sur les modalités possibles d’une compensation de manière à ce que – idéalement – aucun facteur arbitraire qui serait hors de contrôle des individus ne permette que certains d’entre eux aient a priori moins de possibilités d’accéder au bien-être et aux autres avantages qui sont les conditions de la réussite de l’existence.
La pauvreté est-elle un obstacle à la liberté ?
Dans la seconde partie de l’ouvrage, Cohen entreprend de déconstruire le mythe selon lequel le droit de propriété est une liberté individuelle qui serait restreinte chaque fois que l’État institue une fiscalité à vocation redistributive ou limite d’une manière ou d’une autre l’étendue du droit que les propriétaires ont d’user de ce qui leur appartient comme ils l’entendent ou d’en tirer tous les revenus qu’ils sont capables d’en extraire sur le marché. L’institution et la garantie publique du droit de propriété sont en effet des formes de contrainte par l’État qui limitent la liberté d’action des non-propriétaires en sorte qu’une restriction du droit de propriété n’est pas une limitation de la liberté mais une redistribution de cette liberté et du pouvoir de contrainte.
Grâce à certaines de ces restrictions, une part de liberté additionnelle est conférée aux non propriétaires par la simple limitation du pouvoir de contrainte que la propriété peut exercer sur eux. Dès lors la question est de savoir si une telle redistribution est légitime : si elle prive les propriétaires de la possibilité de faire ce qu’ils ont le droit de faire, elle ne l’est pas ; en revanche, si elle aboutit à une situation dans laquelle les non-propriétaires ont une possibilité supplémentaire de faire ce qu’ils ont le droit de faire, ou s’ils sont moins contraints de ne pas faire ce qu’ils ont le droit de faire, une telle redistribution est parfaitement légitime. La question de la liberté ne porte donc pas sur la latitude d’action (qui, selon l’orthodoxe libertarienne, ne pourrait être restreinte que si cela est nécessaire pour organiser la compossibilité des libertés) mais sur ce qu’on a le droit de faire. Si, par exemple, chacun a le droit de mener une existence décente, la restriction du droit de licenciement qui prive les employés licenciés d’un accès à une existence de ce genre n’est pas une limitation de la liberté des employeurs. Inversement, si chacun a le droit de tirer de ce qui lui appartient le revenu maximal que le marché peut lui offrir, la limitation du droit de licenciement est une entrave à la liberté puisqu’elle contraint l’employeur à ne pas agir comme il devrait avoir le droit de le faire.
Le but d’une telle analyse n’est pas de suggérer la nécessité de rééquilibrer le système de liberté et de contrainte qui prévaut dans le capitalisme moderne, mais plutôt de souligner, d’un point de vue conceptuel, que tout système juridique, y compris et surtout celui qui institue et protège la propriété privée, est une forme de distribution des libertés et des capacités de coercition et que, pour tout système, on doit s’interroger sur l’équité ou sur l’acceptabilité de la répartition qui en découle. Aucun système social n’est conforme à la nature et aucun n’est par nature celui qui comporte le moins de contrainte possible, ce qui implique que la légitimité de tout système social dépend uniquement de la manière dont il distribue les libertés et les pouvoirs de contrainte entre les différents partenaires qui le composent. De ce point de vue, le capitalisme n’est pas a priori le plus légitime et la solution à cette question dépend d’une réflexion normative sur ce que les individus humains doivent avoir le droit de faire et sur la forme de contrainte que l’on peut légitimement exercer sur eux.
Cette réflexion est prolongée, chez Cohen, par un examen de ce qu’il faut entendre par contrainte ou interférence. Est-il vrai que, en elle-même, la pauvreté n’est pas une contrainte et une interférence dans la liberté de ceux qui la subissent mais seulement – comme l’ont prétendu nombre de penseurs politiques comme Isaiah Berlin ou John Rawls – un manque de moyens pour exercer une liberté qui serait par ailleurs solidement garantie par le droit ? Cohen conteste cette idée et suggère qu’il n’est pas nécessaire d’introduire une conception positive de la liberté en termes de possibilité effective de faire ce que l’on aspire à faire pour établir que la pauvreté est en elle-même une atteinte à la liberté de ceux qui en sont affectés. Il est en effet possible de montrer qu’elle constitue bel et bien une interférence et que, par conséquent, même lorsqu’on définit la liberté par la non-interférence, la pauvreté est une atteinte à la liberté.
Comment procéder ? Il suffit de souligner que le simple fait de protéger légalement le droit de propriété équivaut à l’institution d’un droit de contraindre et d’interférer dans la vie des non-propriétaires. Si X est une chose nécessaire à l’existence de A comme de B, et si A est propriétaire de X alors que B est « pauvre » et ne dispose par conséquent d’aucun droit d’accéder à X, cela implique que A peut se servir de X pour interférer dans la vie de B, pour lui imposer des conduites qu’il n’adopterait pas spontanément et qui, tout en étant en contradiction avec ses propres intérêts, sont en revanche conformes à ceux du propriétaires. En revanche si B n’est pas pauvre, c’est-à-dire s’il possède de l’argent, il peut lever les conditions que A souhaite lui imposer pour avoir accès à X et éviter ainsi la contrainte. Cela signifie bel et bien que l’argent lui confère la liberté puisqu’elle le met en mesure d’échapper à la contrainte. L’argument de Cohen est purement analytique : il montre qu’il est conceptuellement faux que le manque d’argent soit différent du manque de liberté entendu au sens de l’absence d’interférence volontaire de la part des autres. Mais le fait qu’il s’agisse seulement d’une analyse conceptuelle n’ôte rien à son importance, car on peut grâce à cette analyse infirmer le raisonnement classique de la droite qui dit que la tâche de l’État est de défendre la liberté et que, dans la mesure où la pauvreté n’est pas une forme de non-liberté, il ne lui appartient pas de la réduire ou de lutter contre elle. La droite peut sans doute continuer à dire qu’elle entend ne pas corriger les inégalités de ressources et qu’elle n’a pas à lutter contre la pauvreté ; mais elle ne peut plus prétendre qu’en agissant ainsi, elle est respectueuse de la liberté de tous.
De la théorie à la pratique
La troisième partie de l’ouvrage – la moins technique et la plus intéressante pour un large public – est consacrée aux relations entre la théorie idéale et la pratique politique. Cohen rappelle les deux objections qu’il a formulées contre la théorie de la justice de Rawls dans des ouvrages antérieurs et s’efforce de montrer comment ces objections permettent de mieux comprendre la situation de la gauche européenne aujourd’hui.
La première objection porte sur le constructivisme rawlsien et sur ce que Cohen appelle l’identité ou la substance de la justice. On sait que Rawls adopte une forme de constructivisme qui signifie que les principes de justice appelés à régir la société sont construits ou produits par des partenaires situés derrière un voile d’ignorance et réfléchissant à la question de savoir selon quelles règles communes les citoyens dont ils sont les représentants voudront vivre. Cohen pense que cette procédure est insatisfaisante car les principes ainsi construits possèdent nécessairement deux caractéristiques qui leur interdisent d’être des principes de justice.
Tout d’abord ce seront des principes qui porteront sur ce qui est faisable et non pas sur ce qui est juste. Un simple exemple permet de comprendre la différence : lorsqu’un pays forme des médecins à grands frais, il admet assez mal que, une fois leur diplôme obtenu, ces médecins émigrent vers des cieux où ils pourront exercer leurs talents dans des conditions plus rémunératrices. Il est clair que leur comportement est injuste et viole le principe exigeant que chacun contribue à son tour à la prospérité de la société qui a dépensé d’importantes ressources pour lui assurer une formation. Mais cela ne signifie pas qu’il faille interdire l’émigration de ces médecins et, en pratique, cette règle ne serait pas faisable parce qu’elle aurait des effets négatifs trop importants en termes de liberté individuelle. Il faut donc bien distinguer la question de savoir ce qui est juste et celle qui porte sur ce que l’État doit faire car rien ne permet d’affirmer que la seule fonction de l’État soit de promouvoir la justice.
En second lieu, les règles construites dans la situation originelle rawlsienne vont sans doute refléter les exigences de la justice et tenter de les satisfaire, mais elles vont aussi, inévitablement refléter les exigences d’autres valeurs comme l’efficience et la satisfaction maximale des besoins. Il est en ce sens évident qu’elles représenteront non pas ce qui est juste mais un compromis entre ce qui est juste et d’autres impératifs distincts de la justice, et il y aurait donc une certaine incohérence à confondre les résultats de la procédure constructiviste et la définition de la justice.
La seconde objection de Cohen porte non plus sur l’identité de la justice mais sur son étendue ou plutôt sur son domaine d’application. Rawls, on le sait, affirme que les principes de la justice comme équité doivent régir la structure de base de la société, c’est-à-dire que l’ensemble des mécanismes institutionnels doivent, dans une société juste, être disposés d’une manière telle que chacun jouisse du maximum de libertés compatible avec la jouissance de libertés identiques par tous (principe de liberté), et que chacun dispose de ressources égales sauf lorsque l’introduction de certaines inégalités a pour effet de maximiser la situation de la section la moins avantagée de la société (principe de différence). Lorsque les institutions sont ainsi disposées, dit Rawls, les individus sont libres d’agir à leur guise et de se fixer eux-mêmes leur ligne de conduite et leurs finalités, à condition de ne pas violer les règles inscrites dans la structure de base et destinées à produire ces deux types de conséquence.
Cohen conteste l’idée que le domaine d’application des principes de justice se limite à la structure de base en excluant les comportements des individus et, à nouveau, un exemple simple permet de comprendre sa position. Si le taux d’imposition maximal sur les revenus les plus élevés passe de 40 à 60%, les individus les plus talentueux risquent de faire preuve d’une énergie et d’une productivité moindre, de sorte que la quantité de ressources fiscales disponibles pour la redistribution et l’amélioration du sort des moins favorisés diminue en valeur absolue. La société qui prélève 60% sur les plus hauts revenus est donc, pour Rawls, moins juste que celle qui se contente de prélever 40% parce que la situation des moins favorisées y est moins bonne en raison de cet effet. Cohen conteste que l’on puisse qualifier de juste une société ainsi structurée, et en particulier que l’on puisse affirmer que les individus les plus talentueux ne violent pas le principe de différence lorsqu’ils se comportent de manière à exiger le taux inférieur pour travailler à un niveau de productivité supérieur. Le principe de différence dit en effet que des inégalités sont justes si elles sont nécessaires pour maximiser la situation des moins favorisés. Mais dans l’exemple de la fiscalité, les inégalités introduites par le taux d’imposition inférieur – qui sont plus importantes que celles qui résulteraient du taux supérieur – ne sont nécessaires que parce que les plus talentueux les considèrent comme telles, c’est-à-dire que, objectivement, elles ne le sont pas du tout : il n’y a en effet aucune impossibilité matérielle à ce que les individus les plus talentueux et les plus productifs travaillent au même niveau de productivité et d’efficience lorsque le prélèvement sur leurs revenus se situe à 60% et non plus à 40%. Le seul obstacle est subjectif : lorsque le taux est de 60%, ils considèrent qu’il ne vaut plus la peine pour eux de travailler plus. Mais des individus qui se comportent de cette manière conforment-ils leur conduite au principe de différence ? Non, puisqu’ils exigent des inégalités de revenus qui, objectivement, ne sont pas nécessaires à la maximisation de la situation des moins favorisés.
À nouveau, nous comprenons qu’il y a une distinction entre ce qui est juste (les individus les plus talentueux devraient travailler au maximum de leurs capacités pour maximiser le sort des moins favorisés en même temps que le leur) et ce qui est faisable (un taux d’imposition plus faible est nécessaire pour faire croître en valeur absolue la part de ressources disponibles pour la redistribution et la maximisation de la situation des moins favorisés). Il n’est pas question pour Cohen de nier la réalité de cette distinction et de prétendre que l’État devrait s’efforcer de réaliser la justice et non pas seulement s’efforcer de sélectionner une politique qui est faisable. Mais ceci n’enlève rien au fait que nous avons tout à perdre à confondre ce qui est juste et ce qui est faisable, comme le fait Rawls lorsqu’il affirme que les inégalités engendrées par le taux d’imposition à 40% sont justes ou justifiées parce qu’elles permettent dans les faits d’améliorer le sort des moins favorisés. La vérité est que ces inégalités sont injustes mais que les circonstances subjectives les rendent inévitables et qu’elles constituent à ce titre un moyen non substituable de faire droit aux exigences d’une valeur autre que la justice, à savoir la maximisation de la satisfaction des besoins sociaux et de la productivité.
Leçons pour la gauche européenne
Pourquoi est-il important de ne pas faire cette confusion ? Parce que c’est la crédibilité des valeurs extrêmes qui rend faisables les réformes que l’on peut percevoir comme autant de petits pas vers des idéaux dont on ressent la force d’attraction morale. La droite néo-libérale a donné un exemple éclatant de cette idée : les valeurs extrêmes véhiculées par F.A. Hayek ou Milton Friedman ne sont pas réalisables puisqu’elles impliqueraient une dérégulation totale et jusqu’à – par exemple – l’abolition des règles régissant l’accès à certaines professions ou les dispositions qui protègent les consommateurs contre les produits dangereux. Mais c’est bien leur accréditation au niveau des principes – la force morale qui leur est attribuée en tant que principes de justice ou en tant que définition de la liberté – qui a rendu possibles les mesures réelles de dérégulation qui ont été prises depuis trente ans. C’est parce que les citoyens des démocraties modernes croient à la validité de la définition hayekienne de la liberté et à la définition de la justice comme soumission impartiale à des règles impersonnelles qu’ils sont disposés à considérer les mesures de dérégulation comme légitimes même si personne ne pense qu’il soit possible ni souhaitable d’aller jusqu’à une application radicale de ces mêmes principes.
Il n’y a donc aucune contradiction à penser que des principes sont justes tout en pensant qu’ils ne sont pas réalisables et que la tâche du pouvoir politique ou de l’État n’est pas de les réaliser intégralement. Le néo-libéral le plus endurci comprend en effet que ses principes de justice et de liberté se heurtent à des circonstances objectives et subjectives incontournables – ne serait-ce que parce que, appliqués à la lettre, ils pourraient condamner des groupes sociaux entiers à une pauvreté telle que la situation sociale en deviendrait explosive. Il sait donc que les règles qui régissent la société réelle doivent répondre non seulement aux exigences de la liberté et de la justice telle que Hayek les comprend, mais aussi à celles d’autres valeurs, comme par exemple la stabilité, qui exige que l’État maintienne un filet de sécurité pour les plus défavorisés.
La gauche a donc tort de ne pas mettre en avant des valeurs « socialistes » très égalitaristes sous prétexte qu’elles ne sont pas réalisables, car c’est l’accréditation de ce genre de valeurs en tant qu’idéaux ou en tant qu’utopies qui rend réalisables les petits pas dans le sens d’une moindre inégalité réelle. Cohen pense donc que la gauche devrait se définir par le crédit moral qu’elle accorde à une conception des rapports humains fondée sur l’égalité et la solidarité (ou sur la communauté) sans cependant confondre cette affirmation avec celle qui consiste à dire que la gauche devrait toujours s’efforcer de réaliser ces valeurs dans la pratique. Que la justice consiste dans l’égalité n’implique pas que l’égalité soit réalisable – il y a des facteurs sociaux dont on ne peut pas ne pas tenir compte qui l’en empêchent – ni que sa réalisation soit souhaitable – car cela signifierait que les exigences d’autres valeurs comme l’efficience et la satisfaction des besoins seraient sacrifiées. La justice est une valeur essentielle de la vie sociale mais ce n’est évidemment pas la seule.
Cependant, à l’inverse d’Amartya Sen, Cohen est convaincu que le caractère irréalisable ou même indéfini de la théorie idéale (elle ne permet pas de choisir entre des solutions concrètes opposées) n’est pas du tout un obstacle à sa présence au sein de la réflexion politique. Cette idéalité est même indispensable à cette dernière dans la mesure où il est absurde de ne réfléchir qu’à ce qui est réalisable sans savoir si ce qui est réalisable est ou non une contribution positive à ce qui est idéalement porteur d’autorité morale. On peut même dire que ceux qui ne réfléchissent qu’à ce qu’il est possible de faire et qui n’inscrivent pas cette réflexion dans le cadre de postulats normatifs sur ce qui est juste ou légitime sont sûrs d’échouer, au même titre que ceux qui recherchent les succès électoraux pour eux-mêmes et non comme un moyen de faire progresser des valeurs sont certains d’échouer à remporter les succès électoraux auxquels ils aspirent, car les mesures réalisables qu’ils proposent ne peuvent devenir crédibles que si elles apparaissent comme des contributions à un idéal qui, pour n’être pas réalisable dans son intégralité en raison des circonstances objectives et subjectives et de la nécessité de ménager les exigences des valeurs alternatives, est le seul qui puisse conférer une attractivité et une force morale aux mesures réalisables elles-mêmes.
Il est donc tout à fait vrai que le nombre de gens qui ont intérêt ou qui ont quelque chose à gagner à un renforcement des valeurs de l’égalité et de la solidarité a aujourd’hui tendance à se réduire. Mais cela ne signifie pas que la gauche doive abandonner ces valeurs car les raisons d’y adhérer ne sont pas tributaires du nombre de gens qui ont avantage à leur progression aujourd’hui. Ces raisons sont intrinsèques : la gauche est convaincue qu’il est bien que les individus soient plus égaux, que la société soit plus solidaire, et qu’un certain nombre de comportements soient dictés par le souci de la communauté et du bien commun et non par l’intérêt égoïste. Ces valeurs conservent leur force morale indépendamment du fait que les circonstances historiques les rendent encore moins faisables que ce n’était le cas hier, en partie au moins sous l’impact du fait que, la gauche ayant cessé de les défendre, elles ont perdu leur attractivité morale aux yeux d’un nombre croissant de citoyens. En d’autres termes, l’étiolement des forces sociales qui soutiennent ces idées n’a rien à voir avec les (bonnes) raisons de considérer qu’elles sont dotées d’une autorité morale et il ne faut pas confondre les causes sociales qui rendent ces valeurs moins réalisables et les raisons fondamentales que nous avons – si nous sommes de gauche – de leur attribuer un crédit moral.
Il existe par conséquent aujourd’hui une réalité incontestable, c’est que les motivations intéressées – non communautaires, injustes au sens où le sont les comportements de ceux qui travaillent de manière moins énergique lorsque le taux d’imposition de leurs revenus passe de 40 à 60% – sont celles qui, sur le marché, accroissent le plus la productivité et la satisfaction des besoins dans les sociétés modernes. Cela ne les rend pas plus attractives pour autant si on les considère en elles-mêmes, et on peut dire que, n’était leur vertu instrumentale, personne ne souhaiterait fonder une société sur ce genre de motivations. Smith lui-même paraît l’admettre dans le fameux passage où il affirme que ce n’est pas de la bienveillance du boucher mais de son intérêt que nous attendons notre subsistance. En ce sens, on pourrait dire que le marché est conjointement répugnant sur le plan moral (quant aux qualités morales intrinsèques des acteurs qui se comportent suivant les lois du marché) et attractif sur le plan de ses conséquences (donc pour des raisons qui ne tiennent pas du tout à la nature des motivations à l’œuvre dans le mécanisme de marché). Ou encore, comme le dit Cohen, « le génie du marché est d’enrôler des motivations méprisables au service de fins désirables ».
Mais rien ne prouve que l’égoïsme soit le seul motif auquel les individus soient sensibles. Au contraire, et Smith est de nouveau prêt à admettre ce point, cet égoïsme coexiste en chacun de nous avec un motif de générosité. Le problème est cependant que si nous savons comment fonder un système économique sur les motifs intéressés, nous ignorons en revanche absolument comment il serait possible de faire fonctionner un système économique sur des motifs de générosité. Cela ne signifie cependant pas que nous devons oublier la générosité, et l’un des moyens de ne pas l’oublier consiste à limiter l’emprise des motifs intéressés, à ne pas permettre qu’ils s’expriment de manière complète. C’est ce que fait la gauche lorsqu’elle préconise de taxer les résultats du marché et d’utiliser le produit de cette taxation pour opérer une redistribution des ressources. Cependant, nous comprenons bien que cette politique n’est pas indéfiniment extensible et qu’il y a un moment où elle se heurte à des effets contradictoires puisque, lorsque la redistribution atteint un certain niveau, elle provoque une rétractation de la production et porte atteinte au but qu’elle poursuit, à savoir l’amélioration du sort des plus pauvres. Mais nous devons aussi prendre conscience que ce niveau est d’autant plus réel que nous croyons à sa réalité et qu’il est d’autant plus rapidement atteint que les motifs qui président au fonctionnement du marché ont été légitimés et ont fait l’objet d’une appréciation positive, c’est-à-dire, au fond, que leur légitimité est établie dans les consciences privées et dans la conscience publique. Il est donc « vrai » que lorsque le taux maximum d’imposition passe de 40 à 60%, la productivité des plus talentueux décroît, mais ce n’est pas parce que c’est « vrai » que nous devons en tenir compte ; au contraire, c’est parce que nous en tenons compte et que nous accréditons ainsi l’idée qu’il est moralement légitime de conserver pour soi l’intégralité du produit de son travail que cela devient « vrai ». Cohen est ainsi convaincu que, de même que c’est parce que nous croyons à la force morale de l’idée de la propriété de chacun sur ce qu’il a soi disant produit qu’il devient possible de réduire l’imposition sur les hauts revenus, c’est parce que nous ne croyons pas à la force morale de la solidarité et de l’égalité que celles-ci deviennent impossibles.
En outre l’idée que, parce que nous ne savons pas organiser une économie sur les principes de la générosité et de la solidarité, une telle organisation est tout simplement impossible, est certainement fausse, car il y a des secteurs de la société (comme la santé et l’éducation) dans lesquels les biens sont distribués en fonction du besoin et non de l’aptitude des individus à les payer. En revanche, on peut dire en toute certitude que cette idée devient d’autant plus impossible que son crédit moral est attaqué et que ce crédit moral est d’autant plus attaqué que le soi-disant réalisme nous incite à nous pencher exclusivement sur la question de ce qui est faisable et non plus sur la question de ce qui est juste.
Cohen tient donc un raisonnement que la gauche d’aujourd’hui aurait intérêt à méditer : on peut et on doit se demander quels sont les principes politiques auxquels nous avons de bonnes raisons d’adhérer, quels sont les principes moralement justifiés qui devraient s’appliquer entre les personnes humaines. L’égalité et la solidarité sont les bonnes réponses à cette question, car ce sont les bases d’une société réellement humaine. On peut aussi, mais ce sont d’autres questions, se demander quelle est la meilleure manière de gagner les prochaines élections et quelles sont les mesures ou le programme réalisable que l’on pourrait proposer pour atteindre cet objectif. En revanche, on ne peut pas se demander quels sont les principes politiques que l’on doit adopter dans le but de gagner les prochaines élections. Car la seule réponse possible à ce genre de question sera constituée de principes auxquels on ne peut pas croire sérieusement, auxquels on n’a pas de bonnes raisons d’adhérer. Si la seule vertu d’un principe moral est de nous permettre de l’emporter sur nos ennemis, ce n’est pas un principe moral, d’où la nécessité de ne pas confondre la question de ce qui est juste avec la question de ce que nous devons faire.