Recensé : Frédéric Nef, La force du vide, Paris, éditions du Seuil, collection L’Ordre philosophique. Seuil, 2011, 352 p., 24.00 €.
Vide et vacuité
Est vide la bouteille de whisky en fin de soirée. Est vide l’âme du buveur de ladite bouteille, le matin au réveil, quand il pense à la précarité de son existence. Il y a certes un lien entre les deux vides ici évoqués, la fameuse bouteille, mais ce lien est bien sûr contingent. On pourrait alors considérer qu’il y a un usage courant du mot « vide » et un usage métaphorique, le vide existentiel se greffant sur la compréhension du vide dans un objet matériel. Frédéric Nef choisit à raison de ne pas suivre ce genre de piste où la métaphore sert de prétexte à des réflexions apparemment profondes mais qui enfermeraient la métaphysique dans la phénoménologie de certaines expériences humaines comme celle de la contingence.
La métaphysique étudie des questions ultimes sans rapporter tout ce qui est à l’être humain, et l’un des points cruciaux de cet essai est de penser rigoureusement, sans sacrifier les exigences logiques, la vacuité de toutes choses, vacuité qui devient une catégorie ontologique et non une expérience se parant des atours d’une connaissance intuitive du néant. L’ensemble de l’ouvrage se veut ainsi une géographie du vide puisqu’il s’agit de repérer les différents domaines où le vide intervient afin de distinguer deux grands sens du vide. D’une part, il y a le vide relatif comme dans le cas de la bouteille vide puisque qu’il s’agit du vide de cette bouteille ou dans cette bouteille (le vide en physique a un sens proche de celui-ci), et d’autre part, il y a la vacuité qui est le propre d’un monde, le nôtre en l’occurrence, où rien n’a d’essence et où rien n’est indépendant. Cette vacuité sera d’autant mieux connue que l’on pratique l’analyse sémantique et logique plutôt que l’ivresse.
Le livre de Nef est sobre et sa lecture en est sinon facile, au moins sans difficulté insurmontable car sans véritable obscurité. L’auteur fait partie d’une petite cohorte de philosophes qui ont su concilier une compétence réelle et reconnue en histoire de la philosophie et un travail en philosophie contemporaine, la philosophie dite analytique. Dans Qu’est-ce que la métaphysique ?, paru chez Gallimard en 2004, Nef a su, contre les courants déconstructionnistes et postmodernes, redonner ses lettres de noblesse à la métaphysique argumentative, soucieuse de la vérité et sans dogmatisme.
Avant d’en arriver à repérer les deux sens de « vide », il faut se garder de confondre le vide, la vacuité et le néant. La différence entre vide et vacuité prend sens à partir des deux formes de négations : la négation présuppositionnelle et la négation absolue. Dans la négation présuppositionnelle, on nie en supposant quelque chose qui n’est pas nié. Si la bouteille était niée, c’est-à-dire brisée, il n’y aurait plus le vide de la bouteille, le vide de la bouteille suppose la bouteille. Par contre, une négation absolue ne suppose aucune substance ou aucune réalité échappant à cette négation. Est-elle la marque du néant et donc de la vacuité ? Le néant est une négation ou soustraction d’être. En ce sens, la création ex nihilo n’est pas à partir du néant mais de Dieu et de rien d’autre. Or il faut distinguer la vacuité et le néant car la vacuité doit pouvoir caractériser la réalité. Ceci permet de congédier une certaine représentation du nihilisme et de la métaphysique. En repensant le vide sans le néant, outre le gain d’intelligibilité, on rend possible une réflexion métaphysique nettement moins romantique mais pas du tout moins profonde. On sort ainsi de l’histoire (mythologique) de la métaphysique qui de son origine grecque à sa prétendue destruction par Nietzsche ou Heidegger est bien souvent purement européenne. Dans cette histoire, la pensée du néant et du nihilisme fait obstacle à une appréhension de la vacuité qui n’est pas un nihilisme. Un des moments essentiels de la pensée du vide relève de la philosophie comparative, lors de l’examen de la pensée de Nagarjuna [1], sans pour autant oublier les subtilités de la théologie négative d’Eckhart ou de Nicolas de Cues. L’exigence d’une réflexion sur l’usage sémantique et logique de la négation s’imposera donc à quiconque veut penser la vacuité, en particulier sous la forme d’une voie du milieu dans laquelle la vacuité de la réalité n’est pensée ni à partir de la négation présuppositionnelle, ni à partir du néant. Cette voie du milieu prendra la forme d’un raisonnement pratiqué par Nagarjuna, nommé tétralemme et sur lequel nous allons revenir.
Mathématiques, physique et ontologie du vide
Trois grands domaines sont l’objet de cette géographie du vide. En ce qui concerne les mathématiques, la principale leçon à tirer est que le zéro peut être le nombre fondamental d’une arithmétique à partir duquel est désigné le vide d’un concept (il y a zéro gouttes dans la bouteille) mais aussi une certaine dynamique et non un néant pur et simple. Cette dynamique se retrouve quand syntaxiquement, 0 permet de multiplier les entités (5 grâce à 0 devient 50) ou d’engendrer les nombres. Cet engendrement a été découvert par Frege qui définit le zéro par le concept de non identique à soi qui a une extension nulle, l’ensemble vide.
En physique, deux sens principaux sont à distinguer : le vacuum de la physique classique et le vide de la physique contemporaine. Le vacuum est l’héritier des débats entre atomistes et plénistes, les premiers cherchant à penser les écarts entre les atomes, conditions de leurs mouvements, et les seconds pensant le mouvement grâce à des substances et des accidents des substances. Pour les partisans du vide, le vide n’est pas seulement l’absence de plein mais aussi et en même temps la négation d’une réalité substantielle et fondatrice qu’est la vacuité. Le vide quantique est plus surprenant puisqu’il semble bien être une caractéristique positive de certains systèmes plutôt qu’une négation de quelque chose et le vide a pu servir à désigner le paysage cosmologique formé d’une multitude de possibilités voire d’univers.
L’ontologie est l’étude de la réalité de la réalité ou des structures possibles de la réalité [2] et la thèse selon laquelle la vacuité caractérise l’ensemble de la réalité relève bien de l’ontologie. Mais pour procéder rigoureusement, l’ontologie doit avoir recours à la logique, ce qui dans le cas de la vacuité pose problème. Si la vacuité n’est ni le néant comme négation absolue de tout ce qui est, ni le résultat de la négation présuppositionnelle, il semble qu’il ne reste plus qu’à renoncer à des principes logiques comme la non-contradiction ou le tiers-exclu. Mais si fuir le nihilisme qui confond le néant et la vacuité menait au scepticisme généralisé et autoréfutant ou au mysticisme irrationnel, l’essai sur le vide serait un échec. C’est un raisonnement plus dynamique, le tétralemme, qui en affrontant rigoureusement les limites de la pensée par une logique ou mieux une dialectique, permet de comprendre cette vacuité universelle. Le tétralemme ou catuskoti en sanscrit est présent dans l’œuvre de Nagarjuna et a la forme suivante si on l’applique à la vacuité.
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- La vacuité existe
- La vacuité n’existe pas
- La vacuité existe et n’existe pas
- La vacuité ni n’existe, ni n’existe pas.
Nef examine plusieurs tentatives de constructions logiques préservant le sens de l’ensemble des étapes du catuskoti, pour montrer finalement que loin d’enfreindre le principe de non-contradiction, l’ensemble du raisonnement peut se lire comme un changement de terrain par rapport aux usages courants de l’affirmation et de la négation. Le catuskoti est l’outil logique d’une méditation amenant à l’intelligence de la vacuité qui n’est ni un néant ni l’essence de la réalité puisque l’essence et les substances sont niées. On voit la leçon ontologique qu’il faut en tirer. La vacuité n’est pas une propriété de substances puisque rien n’est indépendant et substantiel.
La vacuité prend sens dans une ontologique tropiste et non substantialiste. Une ontologie tropiste analyse toute réalité comme un conglomérat de tropes, de propriétés particulières. D’un point de vue ontologique, la structure de la bouteille de whisky est d’être un composé d’une forme particulière propre à cette bouteille, d’une couleur d’étiquette propre à cette bouteille, etc., chaque propriété particulière pouvant ressembler à une autre propriété particulière d’un autre objet sans lui être identique. La vacuité qui est l’absence de fondement substantiel et l’interdépendance de tout ce qui est, décrit donc un tel monde de conglomérats de tropes.
Des conséquences intéressantes que l’on aurait aimé voir plus développées concernent la théorie des personnes et la politique. Si une personne n’est pas une substance perdurant à travers le temps, elle est une collection de tranches temporelles d’un organisme reliées par la mémoire : X à tel instant est lié à X’ à tel autre instant, sans moi pour lier X et X’. Mais si une personne n’est pas une substance et que l’on ne s’extasie pas sur le nihilisme ou le scepticisme, il faut pouvoir donner sens à la responsabilité et à l’engagement pour des valeurs ou des normes. Nef indique bien que le substantialisme n’est pas nécessaire pour comprendre qu’une personne puisse contracter et même se sentir responsable d’autrui mais il y a sûrement matière à des développements féconds et plus précis en ce sens. Et la question politique se trouverait reposée. L’idée de vacuité paraît entrer en résonance avec les analyses de Lefort sur la démocratique comme « lieu vide » du pouvoir. Ici aussi, la focalisation sur les mathématiques, la physique et l’ontologie semble laisser de côté un aspect de la géographie du vide sans pourtant ôter les qualités de l’ouvrage.
Pour citer cet article :
Yann Schmitt, « La vacuité, un vide plein d’effets »,
La Vie des idées
, 3 janvier 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-vacuite-un-vide-plein-d-effets
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