Recensés : - Gaël Brustier, Le mai 68 conservateur. Que restera-t-il de la Manif pour tous ? éditions du Cerf, Paris, 2014. 240 p., 18 € ;
– Danielle Tartakowsky, Les droites et la rue. Histoire d’une ambivalence, de 1880 à nos jours, La Découverte, Paris, 2014. 208 p., 18 €.
Le collectif d’associations de La Manif pour tous (LMPT), né en septembre 2012 [1] de l’opposition au projet de loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe en France, ne cesse de susciter, par son ampleur et son inscription durable au sein de l’espace public, de nouveaux questionnements. Les récents ouvrages de Gaël Brustier et Danielle Tartakowsky nous livrent ici des analyses essentielles à la compréhension de ce mouvement social conservateur.
Docteur en science politique, Gaël Brustier décrypte dans Le mai 68 conservateur le répertoire d’action de ce collectif, de sa genèse à ses développements actuels. Qui sont les acteurs de ce mouvement, quel est leur héritage idéologique et comment s’organisent-ils ? L’ouvrage se centre spécifiquement sur cette analyse grâce à une forme de réflexion sociopolitique propre à en saisir au mieux les rouages et à en comprendre l’impact politique et social.
Historienne, spécialiste de l’histoire politique de la France contemporaine et des manifestations de rue, Danielle Tartakowsky part de la succession des événements surgis au printemps 2012 pour aborder, de 1880 jusqu’à aujourd’hui, la question des mobilisations contestataires à droite, perçue – à tort selon l’auteur – comme caractéristique exclusive de la gauche. Jusqu’où peut-on considérer ces mouvements de rue comme héritiers d’un socle culturel commun aux deux bords politiques ? L’originalité de cet ouvrage est d’examiner ces manifestations « au prisme des cadres d’analyse et des logiques d’action qui leur sont spécifiques » (p. 8), quitte à les complexifier considérablement.
Décryptage sociopolitique d’un mouvement inédit
La Manif pour tous est un « combat pour l’hégémonie culturelle » (p. 204), affirme Gaël Brustier à la fin de son ouvrage. Selon lui en effet, l’opposition au mariage homosexuel, si elle a impulsé la naissance du mouvement, n’est finalement qu’une question périphérique rapportée à la cohérence idéologique d’un discours bien plus large. Afin d’expliquer le soulèvement spontané et résolument antimoderniste de La Manif pour tous, Gaël Brustier a – comme Danielle Tartakowsky – recours au concept de panique morale [2] employé à l’origine par la sociologie anglo-saxonne pour qualifier la diffusion d’un sentiment d’anxiété généralisé survenu à la suite de bouleversements profonds de la société en termes de valeurs et de mode de vie. L’auteur du « Mai 68 conservateur » évoque à cet égard les mutations induites par le phénomène de mondialisation et la construction de l’Europe politique qui, en fragilisant l’État nation, ont déstabilisé le quotidien et les représentations d’une certaine France conservatrice. Les conclusions des deux auteurs sur les déterminants sociaux des militants convergent d’ailleurs : les catholiques, diplômés, urbains, de classe moyenne ou supérieure sont surreprésentés au sein du mouvement. Leur réveil proviendrait donc des différentes reconfigurations politiques et idéologiques leur donnant l’impression de perdre du terrain sur la scène sociale. Ce sentiment semble avoir atteint son acmé avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement socialiste, préparant dès lors les conditions favorables à l’essor du mouvement contestataire.
Gaël Brustier apporte de nouveaux éléments sur les influences catholiques au sein de La Manif pour tous. En effet selon lui, on ne saurait réduire ce collectif à son inscription à droite de l’échiquier politique et/ou à un catholicisme rétrograde et hermétique au changement social. Loin de l’influence très minoritaire qu’ont finalement pu avoir Civitas, le mouvement du catholicisme intransigeant ou encore l’Action Française, on ne peut expliquer l’ampleur du « mai 68 conservateur » qu’en observant avec attention les refontes initiées au sein même du monde catholique. En particulier, l’essor dans l’espace transatlantique du mouvement spirituel charismatique né à la fin des années 1960 en réaction à la sécularisation de plus en plus massive des sociétés occidentales. Aussi appelé le mouvement du Renouveau charismatique, ce courant chrétien souhaite redonner une place prépondérante aux « charismes » [3] dans l’Église. « (…) À l’intersection du passé et du futur, du local et du global. » (p.111), le courant charismatique, soutenu par Jean-Paul II, permet de revivifier un catholicisme alors en déshérence en dépassant le clivage stérile entretenu jusqu’alors entre progressistes et traditionnalistes. Le mouvement rassemble et devient de plus en plus visible à partir de l’élection de Benoit XVI. Progressivement reconnu par l’Épiscopat, il en vient à tisser des liens idéologiques avec le catholicisme traditionnaliste. Cette union donne finalement lieu au courant dit « tradismatique ». La présence de ces tradismatiques au sein de La Manif pour tous témoigne d’une « parenté idéologique » prononcée mais « pas toujours assumée » (p. 107), selon Gaël Brustier. D’autre part, les communautés charismatiques – notamment la communauté de l’Emmanuel – ont ceci de particulier qu’elles tendent à favoriser l’engagement dans la vie publique, cette ligne de conduite allant souvent de pair avec une relation activement décomplexée [4] à la foi catholique. Bien avant que le débat sur le mariage pour tous ne surgisse sur la scène politique, le mouvement charismatique s’était d’ailleurs déjà emparé des problématiques relatives à la bioéthique et à la sexualité. Peu à peu, des prises de position consensuelles se forment. Traditionnel par les idées véhiculées mais moderne par le ton employé et par ses facultés d’adaptation [5], le mouvement se dote d’une hybridation résolument attractive rassemblant des activistes et militants que l’on retrouvera demain dans les rangs de La Manif pour tous.
D’autre part, la pérennisation du collectif participe de la mutation des droites en France, les groupuscules nés à la suite du mouvement cherchant à favoriser l’entrisme politique [6]. En effet, le cinquième chapitre du livre de G. Brustier s’interroge sur les stratégies d’influence que peut former La Manif pour tous sur la droite politique en France ; le mouvement ayant, de fait, entraîné des reconfigurations politiques, notamment à l’extrême-droite. Par exemple, l’inclusion des Identitaires [7] au sein de La Manif pour tous leur a permis de « sortir de leur isolement » (p. 174). Cela, grâce à l’influence fédératrice du collectif leur offrant le moyen d’adoucir leur réputation d’extrémisme et de réinvestir une position légitime dans le débat public. Courtisé en retour par la droite, le mouvement assure sa pérennité en proposant une philosophie contre-révolutionnaire et antilibérale dont les thématiques explorées s’engagent de la naissance (GPA) à la mort (euthanasie). C’est la notion d’ « écologie humaine » , servant une vision organiciste et naturaliste de la société, qui donne au mouvement global de La Manif pour tous sa cohérence idéologique. En ce sens, les gender studies s’appuyant sur une pensée déconstructiviste et développant des problématiques discursives relatives à la question de l’identité, ont préparé les conditions propres à la diffusion d’une certaine panique morale relative à la mise en cause voire à la dissolution de supposés repères traditionnels fondateurs de l’existence humaine ; a fortiori d’un certain ordre symbolique, considéré par les tenants de La Manif pour tous comme étant de nature « anthropologique [8] ». Le débat sur la « théorie du genre » [9] introduit donc la question corollaire du mariage pour tous sur un plan culturel et universel, non plus cantonné à la seule sphère religieuse. C’est l’affirmation de ce dépassement du religieux vers le culturel qui sera l’entreprise de communication « politique » de Frigide Barjot au sein du mouvement, « signe de contradiction en interne et de ralliement en externe » (p. 71).
Une rupture historique ?
Lorsque les manifestations se trouvent « … élevées au rang de liberté fondamentale par la Convention européenne des droits de l’homme en 1979 » (p. 145), elles sont visiblement connotées à gauche. En effet jusqu’ici, l’héritage culturel et politique français nous amène davantage à parler des droites et de la gauche, cette dernière étant dotée d’une imagerie populaire propre à englober ses revendications – lorsqu’elles s’expriment dans la rue – sous le terme exclusif de « la manifestation ». La droite étant composée d’un militantisme hétéroclite, autant par l’objet des revendications que par les personnes les défendant [10], il est en effet plus difficile d’élaborer une culture manifestante univoque, homogène et cohérente sur le terrain des valeurs et des représentations. Des années 1930 jusqu’à la fin des années 1960, les manifestations de gauche se sont donc toujours inscrites dans une mémoire collective et progressiste relayant « l’histoire des mobilisations antérieures » alors que celles de droite ont été anhistoriques et éclatées ; aussi parce que la droite a toujours affiché réserve et méfiance quant au principe du recours à la rue.
Mais de 1980 à 1990, « la crise de l’histoire progressiste et le présentisme des luttes » (Danielle Tartakowsky, p. 195) procèdent de l’effacement progressif de la frontière distinctive entre manifestations de droite et de gauche. Ce que la réutilisation par La Manif pour tous d’une « iconographie de gauche » (Gaël Brustier, p. 80), soigneusement travaillée par les organisateurs, est venu récemment renforcer. Les drapeaux bleus et roses – s’inscrivant résolument dans le combat contre l’ « idéologie du gender » – comme la sélection musicale diffusée lors des manifestations participent en effet de l’élaboration d’une « dramaturgie » (p. 180) particulière, ayant à cœur de brouiller les symboles partisans. Celle-ci donne le ton d’un véritable mouvement social contestataire et moderne, qui ne bascule pas – même si les frontières sont dangereusement floues – dans les aspects négatifs d’une sédition populaire radicale et incontrôlée. Hétérogènes, les revendications des diverses manifestations, de droite comme de gauche, sont aujourd’hui globalement défensives et ne font pas appel à une mémoire collective. Il en a été de même pour les premiers pas de La Manif pour tous. Cette anhistoricisation du mouvement s’explique notamment par le phénomène global d’individualisation et par l’objet même de la revendication, la lutte pour le retour à un ordre supposé naturel et immuable s’opposant à tout référentiel historique dans l’argumentation. Mais alors que La Manif pour tous prend de l’ampleur et s’installe dans le temps, les divers mouvements périphériques viennent introduire progressivement une certaine confusion nuisant à la cohérence des revendications. On assiste donc aujourd’hui à un retour des connotations historiques visant à réintroduire du sens au mouvement et à réduire les incertitudes liées à son issue.
Même si on aurait aimé en savoir plus sur la méthodologie employée, l’analyse de G. Brustier – d’ailleurs l’une des premières – est convaincante et rejoint pour l’essentiel celle de Danielle Tartakowsky . En outre, cette dernière apporte un éclairage pertinent quant à la mobilisation massive de la frange catholique conservatrice face au combat contre l’ouverture du mariage aux couples homosexuels. La religion revêt ici un rôle nouveau, en tant qu’elle permet de rassurer l’identité culturelle d’un pays, l’ancrage historique catholique permettant de faire mémoire, en réaction à « l’histoire progressiste » (p. 159). Déjà au début des années 1980, Danielle Tartakowsky signale que le retour des processions religieuses dans Paris participent de « la réappropriation massive de l’espace public advenue trois ans plus tard » par les catholiques ; celle-ci s’expliquant par le « rapprochement entre laïcs et chrétiens au sein du Parti socialiste, l’alliance objective avec Jean-Paul II face au « socialisme réel » et l’opposition catholique à la politique scolaire du gouvernement ». Enfin selon elle, la déchristianisation précoce de la France initiée sur le champ du politique par la loi de 1905 conduit en effet les catholiques à affirmer leur force de mobilisation au sein de l’espace public et à renouveler leur répertoire d’action hors du champ institutionnel [11]. En inscrivant les réflexions de Gaël Brustier dans la cohérence d’une histoire globale, les recherches historiques de Danielle Tartakowsky, riches et précises, apportent donc une profondeur analytique nécessaire à la compréhension du mouvement de La Manif pour tous.