Recensé : Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016. 182 p., 13,50 €.
En finir avec les raisonnements viciés, trompeurs voire tout simplement stupides de l’anti-sociologie ordinaire, voilà un programme qui est à la fois nécessaire et infaisable. C’est nécessaire, d’une part, parce que la sociologie recèle des concepts et des grilles d’analyse qui enrichissent l’intelligence du monde social et, pourquoi pas aussi, les répertoires d’action et d’émancipation. D’autre part, ce programme tient néanmoins de l’utopie intellectuelle car les sophismes et les raccourcis interprétatifs que les sociologues s’épuisent à déconstruire ne sont pas près de disparaître. C’est que ça résiste. Si elles sont lues correctement, les explications sociologiques ont en effet de quoi désillusionner les champions de l’individualisme conquérant et du sujet absolument libre de ses choix et de ses pensées, mais aussi celles et ceux qui ont intérêt à ce que les mécanismes au principe de leur pouvoir restent ignorés des classes sociales dominées.
Mais, quand bien même cette lutte est sisyphéenne, rien n’interdit de gravir encore la montagne des préjugés. Pour la sociologie, le dernier livre de Bernard Lahire, s’y risque. Rompant avec les lourds volumes que le sociologue a publiés ces dernières années, ce nouveau livre est court (183 pages) et concis. C’est une mise au point argumentée ou, au vu de la conjoncture historique qui est la nôtre, un manuel de résistance. Pour qui est à court d’arguments lors des disputes sur les « excuses sociologiques » et/ou les injonctions à justifier jusqu’à l’existence de la sociologie, il sera d’un grand secours. B. Lahire l’a rédigé pour des « non-professionnels de la sociologie », mais tous les amateurs de sociologie (et de sciences humaines et sociales en général) trouveront profit à le lire, quels que soient leur statut et les paradigmes dont ils pourraient se réclamer.
En finir (encore) avec l’« ère des généralités »
À l’origine de Pour la sociologie, une exaspération, une indignation : la prolifération de discours hâbleurs et demi-habiles sur le « sociologisme », et plus simplement une haine de la sociologie. En avril 2015, Philippe Val en a servi la caricature dans l’essai qu’il venait de publier, Malaise dans l’inculture (Grasset). C’est une véritable machine de guerre, dont la réception est d’autant plus vive que P. Val est l’ancien directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, qu’il dispose d’entrées dans les médias et s’exprime partout où il p/veut au lendemain des attentats des 7 et 9 janvier 2015. Pour P. Val, le « sociologisme » est le péché ultime et la cause de tous les maux (terrorisme, crime, déclin des valeurs et de la morale, etc.). C’est la même rengaine, avec ou sans -isme : la sociologie déresponsabilise, elle excuse cela même qu’il s’agit de condamner, elle est le ferment de la « bien-pensance ».
B. Lahire prend la peine de contre-argumenter parce que Val est l’attaque de trop. Optimiste mais lucide, il part du principe qu’il est en théorie possible de démonter la petite mécanique de cette méconnaissance de la sociologie. Il y consacre un long « supplément » (p. 129-168), restituant la cohérence idéologique d’une « variante libérale-libertaire de la vision conservatrice » (p. 131). Il n’est pas aisé d’en saisir tous les attendus parce qu’à chaque page le texte est lesté de contradictions, de réifications abusives, de slogans volontaristes éculés (une « idéologie du coup de reins », p. 153) et de saillies risibles (sur les sociologues donc, mais aussi les intermittents du spectacle, les footballeurs, Michael Jackson, les « jeunes de banlieue », etc.) laissant transparaître un profond « mépris de classe » (p. 142). P. Val « confond déterminisme et discours fataliste démobilisateur » (p. 151), sa représentation de la réalité est binaire (bons/méchants, riches/pauvres, liberté/totalitarisme, etc.) et finalement très confortable. Malaise dans l’inculture, c’est la « défense des dominants, des chefs, des élites, des gagnants, de l’Occident » (p. 158) ; c’est l’apologie de l’argent « libératoire » (p. 160), du luxe, des inégalités. P. Val s’emploie à justifier l’ordre des choses qui le sert et le nourrit, et ainsi rejoint le cortège des essayistes mondains et des conservateurs soi-disant lucides.
Faut-il accorder du temps à ce livre d’idéologue conçu à la va-vite ? Dans un compte rendu expéditif, Éric Fassin ironisait d’ailleurs sur le livre, canular à son corps défendant et « plaidoyer pour la sociologie » [1]. En effet, on rirait presque à la lecture des clichés sur « la sociologie » et la vie telle qu’elle va mal. Rassurons-nous : c’est trop gros pour être crédible, P. Val est isolé et s’agite dans une bulle. Toutefois, rien n’est moins certain, parce que ce type de discours fait florès dans la même élite que celui-ci rêverait de convertir à sa vision. Les mots de l’auteur sont durs contre l’inculture sociologique du personnel politique. Dans les ministères et les administrations publiques, « on peut (…) faire de la politique, c’est-à-dire vouloir agir sur la réalité sociale, sans avoir lu une ligne des sciences qui l’étudient » (p. 12). Les gouvernants de gauche comme de droite ainsi que leurs exécutants dans les administrations ne font pas des sciences humaines et sociales une priorité ni un référentiel intellectuel. À l’heure de l’innovation partout et nulle part et du high tech qui sauve l’économie de la connaissance numérisée, accumuler des vérités provisoires mais solides sur le monde social n’est certes pas aussi clinquant. Et cela n’aide pas à progresser dans les classements de l’université globalisée.
Le livre paraît en ce début d’année 2016. B. Lahire l’a rédigé avant les attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Il est rapidement sollicité par divers médias et donne des interviews [2]. Entre chien et loup, dans la zone grise, les discours clivants et réducteurs ont toutes les chances d’être écoutés, et c’est pourquoi il convient de monter au créneau. De même que P. Val n’a eu aucune difficulté à dérouler ses arguments après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, de nouvelles sorties sur les excuses sociologiques ont été relayées avec la force de l’évidence dans la foulée des tueries du 13 novembre. Et pas par n’importe qui : à l’occasion de questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, le 26 novembre 2015, c’est le Premier ministre Manuel Valls qui entonnait le refrain cette fois, avec une crispation certaine [3]. « Inculture », bis repetita. L’explication est ici et là synonyme d’excuse, les explications « sociales », « sociologiques » et « culturelles » relèvent de la même tournure d’esprit. Il n’est pas certain que les personnels politiques et les éditorialistes qui usent de ces mots interchangeables aient une claire connaissance de leur signification, mais cela ne les empêche nullement de persister à droite comme à gauche. D’un Premier ministre l’autre, on se rappelle que Lionel Jospin avait créé les conditions d’acclimatation idéologique de ce thème dans un entretien donné au Monde en janvier 1999 : la lutte contre l’insécurité et la criminalité, plaidait-il alors, suppose de « mettre en cause la responsabilité individuelle » [4]. Et les entrepreneurs de morale sécuritaire de se passer le mot les années qui ont suivi.
Conditions d’émergence d’une accusation
Dans les premiers chapitres, B. Lahire commence par un inventaire non exhaustif des références faites au thème de l’« excuse sociologique » et son pendant, la « responsabilité individuelle ». De L. Jospin à Nicolas Sarkozy, le lien est peu à peu naturalisé entre l’effort d’explication des faits de délinquance et la tentation de déresponsabiliser les individus rendus coupables de ces mêmes faits. Ce lieu commun s’appuie sur un « principe de réalité », si l’on en croit l’ancienne Garde des sceaux Élisabeth Guigou (p. 17) : à trop vouloir expliquer, les professionnels du raisonnement sociologique (payés par l’État !) apporteraient sur un plateau des mots d’excuse aux « jeunes » délinquants. Droite et gauche convergent dans l’appréhension du « problème ». Le ton est ferme, souvent martial, dans une surenchère rhétorique. Le syntagme de l’« excuse sociologique » est un produit idéologique d’importation. Aux États-Unis, Ronald Reagan l’enrôlait déjà au début des années 1980, assimilant l’identification des causes (sociales, collectives) et l’imputation des torts (individuels), et plus tard Barack Obama pourra encore broder en 2009 sur le refus des excuses (« no excuses ! »). La critique est désarmée parce que les accusations jaillissent de toutes parts et se prévalent d’un raisonnement référé à des valeurs hors sol : « on sacralise d’autant plus l’individu libre et autonome qu’on veut le rendre responsable de tous ses malheurs » (p. 23). Cette vulgate est chantée en chœur par de nombreux responsables politiques mais aussi des faiseurs d’opinion sans doute plus écoutés que lus.
On comprend pourquoi dans ces conditions la sociologie gêne parce que les professionnels de la justice aimeraient pouvoir trancher sans autre forme de procès. La compréhension est un préalable superfétatoire ; pire, et en forçant le trait, c’est favoriser la criminalité. Or, comme le souligne B. Lahire en remontant à Émile Durkheim et à Max Weber, c’est confondre entre ce qui relève du travail de la connaissance (non normatif) d’un côté, et de l’autre du jugement énoncé au tribunal : « comprendre n’est pas juger. Mais juger (et punir) n’interdit pas de comprendre » (p. 37). C’est la raison pour laquelle, souligne le sociologue, les représentants de l’ordre feraient bien de s’inspirer des méthodes de l’inspecteur Maigret – qui, lui, cherche à comprendre le « point de vue de celui qui cherche à connaître (et non à juger) », hors de tout moralisme (p. 42). Le sociologue, pour sa part, n’a pas à dire ce qu’il convient de faire, même lorsqu’il est sollicité. Raisonner « à froid », en suspendant tant que faire se peut la dose d’affect et en se refusant à la tentation de bomber le torse : la sociologie a intérêt à maintenir l’effort de distanciation chère à l’engageante sociologie de Norbert Elias, quand d’autres se laissent prendre par des jugements à l’emporte-pièce et ajoutent à la confusion. On imagine que cette conception du travail sociologique a toutes les chances de ne pas emporter l’adhésion des praticiens de la recherche-action ou de la « sociologie professionnelle », qui y verront un retrait dans la « tour d’ivoire », mais là n’est pas l’important : il s’agit, bien plutôt, de mettre en relief la logique dont procède une attitude scientifique.
« Vous ne m’enlèverez pas ma liberté de penser », qu’ils disent
La partie est loin d’être gagnée. Que faites-vous du « libre arbitre », du choix mûrement réfléchi, monsieur le sociologue ? Cette question, qu’un Émile Durkheim était en peine de dissoudre il y a plus d’un siècle dans l’acide d’un raisonnement sociologique à toute épreuve, ne manque pas de surgir dès lors que le sociologue tente de faire son métier. Patiemment, il faudra donc restituer un tableau de l’espèce humaine que l’on aurait tort de penser admis par tous, tant est ancrée la fiction de l’homo clausus analysée naguère par N. Elias. Il faudra en outre expliquer que la sociologie ne nie pas l’existence de choix contraints sous l’autorité de je ne sais quel principe déterministe. À chacun son déterminisme, d’ailleurs. Autrement plus réducteurs – mais sans doute plus séduisants pour cette raison même – sont les modèles biologiques expliquant de façon univoque les comportements ou des tendances innées. Ce qui fait enrager les tenants d’une explication posée une fois pour toutes car inscrite dans une inscrutable « nature humaine », c’est que le monde social tout comme son observation sociologique y résistent. Les causalités mises en évidence par les sciences sociales, rappelle B. Lahire, sont « au mieux des probabilités d’apparition de comportements ou d’événements qui sont calculées » (p. 58). On peut toujours fantasmer et/ou éprouver un sentiment de liberté en se regardant le nombril, « chaque individu est trop multisocialisé et trop multisurdéterminé pour qu’il puisse être conscient de l’ensemble de ses déterminismes » (p. 60). C’est pourquoi il faut travailler à contextualiser. Rien de neuf sous le soleil. B. Lahire cite Spinoza, pour qui l’idée de liberté constituait un aimable leurre. Soit dit en passant, l’auteur sait que son Pour la sociologie ne convaincra pas tous les sociologues ; car des collègues – en nombre – en appellent aussi à la liberté, par exemple sous la forme d’une « marge de manœuvre » ou d’une « capacité » souvent décrétées comme par concession à la philosophie du libre arbitre et de son insondable mystère (p. 65). Selon B. Lahire en revanche, c’est abdiquer et s’en tirer à trop peu de frais.
Ces interrogations et inquiétudes existentielles sur le choix individuel méritent d’être abordées, parce qu’elles se trouvent diluées dans les discours d’élus politiques et d’idéologues qui ont tôt fait de culpabiliser celles et ceux qui font les « mauvais choix » ; par exemple, tel ministre conspuant la « culture de l’assistanat ». Ils sont d’autant plus fiers qu’ils se sentent incarner une réussite qui ne devrait rien à leur origine sociale : de purs surdoués de la démocratie des plus aptes, prédisposés qu’ils sont à exercer une domination légitimée en titres de noblesse d’État. La réalité d’une existence dominée et faite de misère ne peut que leur échapper, alors même que « c’est faire l’expérience dans son corps d’une série d’expériences de manques, de traumatismes, de souffrances, d’humiliations, qui peuvent conduire, par réaction, celles et ceux qui les vivent, à des comportements que la loi et la morale réprouvent » (p. 71).
C’est le B-A-BA de la sociologie, mais il s’en faut de beaucoup pour qu’il soit simplement audible chez ceux-là mêmes qui projettent les conditions de leur existence – qu’ils imaginent dégagée de tout déterminisme, par ethnocentrisme de classe – sur les groupes socialement dominés.
La sociologie produit des résultats et elle émancipe. Excusez du peu !
Les préjugés étant très enracinés, B. Lahire propose un condensé des acquis de la sociologie. En sorte que le livre ne soit pas une simple défense, pour qu’elle équipe une contre-attaque. Il conjugue la sociologie au singulier, à la différence de nombreux collègues qui préfèrent parler de sociologies au pluriel. Comme il s’agit de parler aux « non-professionnels », c’est de bonne méthode de ne pas sur-afficher les confrontations entre « courants », et peu importe à la rigueur que tous les sociologues ne se reconnaissent pas à 100 % dans un argumentaire mettant l’accent sur les opérations de rupture avec les « fausses évidences » (historicisation, désessentialisation, désubstantialisation, déconstruction, désévidenciation, etc.). Les résultats d’une variété de sous-champs sociologiques (école, travail, culture, famille, etc.), sont ainsi passés en revue dans le cinquième chapitre et permettent de comprendre les règles du raisonnement sociologique. Pour le lecteur qui veut apprendre, les raccourcis ordinaires sur « la sociologie » (entre autres, une science des collectifs, et uniquement des collectifs) apparaîtront pour ce qu’ils sont, des visions tronquées et démenties par la réalité du travail sociologique. La conception relationnelle de la structuration du monde social a certes quelque chose d’intolérable depuis les strates dominantes, puisqu’elle relativise leur domination en tant qu’elle repose structuralement sur et suppose l’infériorisation de strates dominées.
Bien que la pression actuelle en faveur de savoirs prédictifs en matière de prévention et de lutte contre le terrorisme soit particulièrement forte, qu’elle vienne du gouvernement, de ce qu’il reste d’« opinion publique » ou des institutions scientifiques qui voudraient tellement être « utiles » (à l’exemple du CNRS, dont la direction a lancé un appel à projets cinq jours seulement après les attentats de novembre [5]), c’est encore la distanciation que l’auteur choisit de prôner. Il fait bien d’évoquer (p. 111-113) une investigation fouillée d’une journaliste de Reporterre.net, Éloïse Lebourg, sur le parcours chaotique et misérable des frères Chérif et Saïd Kouachi [6]. Ce travail, réalisé « à chaud », tranchait dans le concert assourdissant des pleurs et des accusations ; il invitait, avec calme, à établir les faits, à rendre raison de comportements qui forçaient la sidération et l’effroi. Preuve s’il en est que la sociologie n’a pas le monopole de la compréhension et que, sous des formes autres mais non moins honnêtes, rigoureuses et pertinentes, elle peut équiper une juste perception du monde social.
Mais voilà, dans la conclusion, B. Lahire est forcé à l’évidence des invectives contre la sociologie, celles notamment d’un président de la République en exercice qui pouvait se laisser aller à dire en 2009 que la série E.S. est une « blague » (p. 117). Misère de la politique à court terme et de l’« utilité » à l’aune des critères de performance économique. Il est difficile, dans ces conditions, de défendre coûte que coûte que « rien, en démocratie, ne devrait faire obstacle à la recherche désintéressée de la vérité » (p. 44) ou que la « recherche désintéressée du savoir “pour lui-même” » (p. 119) est un idéal à chérir. Il n’en reste pas moins que, comme le suggérait naguère É. Durkheim, c’est précisément parce qu’elle s’efforce de garantir l’exercice de l’esprit critique qu’elle vaut la peine d’être pratiquée et soutenue dans des sociétés qui se revendiquent des idéaux démocratiques. Et B. Lahire de proposer – à contre-courant, c’est peu dire – d’introduire un enseignement dûment adapté de la sociologie et de l’anthropologie dès l’école primaire, afin de sensibiliser les élèves au type de regard émancipateur qu’elles recèlent. Le simple apprentissage des règles de l’entretien sociologique, insiste-t-il, est un « véritable exercice démocratique » (p. 125, souligné par l’auteur). L’appel à la liberté ne relèverait plus dès lors de l’incantation mais d’un programme d’action, lequel n’est pas sans rappeler les principes de la « pédagogie rationnelle » voulue par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans la conclusion des Héritiers il y a un peu plus de quarante ans.
En résumé, Pour la sociologie comble un vide. Les amateurs comme les professionnels de la discipline et des sciences humaines en général y trouveront un kit de défense et illustration utile pour se sortir des disputes oiseuses. Certes, on pourra estimer que certains développements sont trop brefs et qu’ils simplifient à l’excès [7], toutefois ce serait mégoter pour si peu. L’essai rappelle qu’il est essentiel de cultiver une connaissance libre et désintéressée du monde social. Et de continuer à le faire, collectivement [8], fièrement, sans s’en s’excuser un instant.