Recensé : Frédéric Gros, Le Principe Sécurité, Paris, Gallimard, « NRF – Essais », 2012, 304 p., 21 €.
Frédéric Gros, spécialiste et éditeur de Michel Foucault, auteur d’un ouvrage qui a fait date sur les formes contemporaines de la violence et de la guerre (États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Gallimard, 2005) puis d’une originale et vivifiante méditation sur la marche (Marcher, une philosophie, Carnets Nord, 2009), creuse le sillon de ce que l’on pourrait appeler une philosophie des états instables : son nouvel essai prend pour objet les métamorphoses du concept de sécurité, depuis ses premiers usages dans le vocabulaire des sagesses antiques jusqu’à ses formulations les plus contemporaines.
L’ouvrage est fluide, la lecture en est à la fois aisée, très suggestive et instructive car l’auteur sait trouver la juste mesure entre l’analyse approfondie, la richesse des références et le souci de clarté et de simplicité dans l’exposition. On apprécie aussi le risque assumé de proposer une philosophie de l’expérience concrète et des questionnements contemporains. À cela s’ajoute ce que la méthodologie foucaldienne a pu apporter de meilleur à l’histoire de la pensée, à savoir le décloisonnement des disciplines académiques et l’art de placer l’objet de l’étude sous le faisceau d’une pluralité d’éclairages, historiques et sociologiques non moins que strictement philosophiques. Le caractère nettement structuré de l’ouvrage contribue également à ses effets de clarification. Quatre chapitres examinent les modes d’expression successifs d’un concept dont la familiarité apparente recouvre de profondes ambivalences.
Les quatre avatars de la sécurité
La sécurité, selon l’étymologie latine du terme, est d’abord l’état de celui qui est sine cura, sans trouble ni inquiétude. Les philosophies de l’« ataraxie » (stoïcisme, épicurisme et scepticisme), étudiées dans le premier chapitre, se donnent pour but, selon des modalités diverses, cette tranquillité de l’âme. Aucune hypothèse particulièrement originale n’est développée dans ce chapitre, mais celui-ci a le double intérêt d’exposer avec précision et subtilité des thèses complexes et surtout de se donner les moyens de mettre en regard ces traditions antiques avec les formes de recherche de la sécurité qui leur ont succédé. Ce qui frappe est en effet l’importance des déplacements qui se sont opérés dans la détermination des motifs d’inquiétude ainsi que dans les moyens de les conjurer ou de s’en protéger.
Dans le second chapitre, le philosophe cède la place à l’historien et dresse un tableau abondamment documenté des mouvements religieux qui, se fondant sur une lecture littérale des livres d’Isaïe et de l’Apocalypse de saint Jean, ont annoncé et préparé l’humanité à un « dimanche de l’histoire » : une période (généralement de mille ans) de paix et de justice parfaites qui précèderait la fin des temps et verrait advenir une épiphanie de la transcendance mettant fin aux désordre du monde. Est notamment évoquée la tradition d’attente d’un « Empereur des Derniers Jours », annoncé dans des textes byzantins du IVe siècle puis dans des textes médiévaux annonçant le retour prochain d’un « Roy perdu » qui reviendrait redivivus (ressuscité) sous une forme sublimée et mettrait fin à toute guerre entre les peuples, réunifiant en particulier Orient et Occident. L’espérance eschatologique explique aussi l’ambition de conquérir Jérusalem, capitale rêvée d’un royaume qui réconcilierait la cité terrestre et la cité céleste. Si les seules Croisades qui atteignirent effectivement Jérusalem furent des guerres de conquête menées par des guerriers de métier, un grand nombre d’entre elles jetèrent sur les routes des foules d’enfants, de déshérités, de désespérés habités d’un espoir fou et qui tous achevèrent tragiquement leur épopée bien avant d’atteindre la fin du voyage, soit pillant et massacrant, soit asservis et massacrés. Si l’on ajoute à ce tableau les innombrables sectes et ordres monastiques mendiants, flagellants, mortifiés volontaires, qui jetèrent à la face de l’Église opulente l’image de leur dénuement, on comprend le rapprochement fait par l’auteur, à la fin de ce chapitre, entre ces mouvements religieux et ce qu’il nomme le « millenium communiste » préfiguré par des prédicateurs tels que Jean Hus, Thomas Müntzer ou Jean Leyde, dont l’égalitarisme radical trouvera un écho dans les utopies communistes de l’époque contemporaine.
Le troisième chapitre, central dans l’économie de l’ouvrage, traite d’une nouvelle forme de sécurité, celle que, depuis Machiavel mais surtout depuis Hobbes, on attend de l’État moderne, institution dont la raison d’être et la légitimité sont conçues, avec les théories du contrat social, comme reposant sur le libre consentement des individus, ceux-ci exigeant en retour que leurs droits fondamentaux soient protégés par l’efficacité d’un appareil juridique et d’une force publique monopolistique. L’État se présente alors comme le seul moyen, certes moins parfait qu’un règne de Dieu mais plus probable, plus réaliste, de préserver l’humanité du chaos de ce que serait une société a-politique (chaos représenté métaphoriquement et dramatisé à travers la figuration d’un hypothétique « état de nature »). Ce chapitre revisite également, par le biais de l’examen de la notion de « sécurité collective », des questions déjà traitées dans l’ouvrage États de violence et remises ici sur le métier, relatives aux ambitions et aux limites du droit interétatique et du droit de la guerre. Il examine enfin la perversion de l’État sécuritaire qui, poussant à l’extrême limite son droit à décider des « états d’exception », devient État totalitaire. Celui-ci, comme l’a montré Arendt – sur ce point abondamment mobilisée et citée par l’auteur – est un État tellement mouvant et instable (ce qui constitue étymologiquement un oxymore : status vient du verbe stare, « tenir debout », « tenir ferme ») qu’il est paradoxalement à la limite de l’anarchie.
Le dernier chapitre, consacré à la « biosécurité », s’appuie sur une reprise des thèses de Foucault relatives aux modalités contemporaines du contrôle social : au gouvernement des peuples (concept politique) se substitue une gestion des populations (concept biologique). Élargissant à l’extrême cette thématique d’une « gouvernementalité pastorale », selon une formule reprise de Foucault, Frédéric Gros élabore une vaste configuration analogique, convaincante et intellectuellement stimulante, entre les gestions de « flux » hétérogènes : flux d’agents pathogènes (prévention ou traitement des épidémies et des épizooties) ; flux de populations conçues comme masses d’êtres qui se meuvent, consomment, vivent, souffrent et meurent plutôt que comme corps politiques (contrôle des populations fragiles ou dangereuses, politiques migratoires, sécurité sanitaire et alimentaire, prévention des catastrophes naturelles et écologiques, « principe de précaution », droit humanitaire se substituant à un droit de l’humanité) ; flux informatiques (tension dialectique entre leur nécessaire sécurisation et leur impossible contrôle vertical, inquiétante perspective d’une inspection et d’une traçabilité universelles des choses et des individus) ; enfin les flux de biens et de services marchands.
La fausse sécurité du conservatisme néolibéral
C’est sur cette thématique que s’achève l’ouvrage, et sur laquelle insiste particulièrement la conclusion. Celle-ci, proposant une cartographie des « noyaux de sens » qu’a fait émerger l’étude transhistorique de la notion de sécurité, dessine un bilan global de cette patiente recherche. Toute préoccupation concernant la sécurité peut être décrite comme tentative de conjuration d’une catastrophe redoutée. Or la situation actuelle, selon Frédéric Gros, laisse précisément craindre une catastrophe imminente. C’est à cette conclusion que conduit progressivement le dernier chapitre. Si la politique ne se donne plus pour objet que d’assurer une fluidité optimale des flux, c’est parce que la croyance dogmatique en une sécurité immanente résultant de la rencontre autorégulée de l’offre et de la demande a contaminé la totalité du monde humain. Elle ne s’applique plus seulement aux biens marchands, mais à ce qui relevait jusqu’alors des prérogatives des institutions publiques : la création et la maîtrise des instruments monétaires mais aussi l’offre et la gestion de services tels que la santé, l’éducation, la sécurité intérieure, la protection de l’environnement ou la recherche scientifique. Or ce modèle du libre marché, supposé apporter le maximum de sécurité et assurer une régulation parfaite car quasi naturelle de toutes les activités humaines, est en réalité ce qui favorise la conservation ou l’aggravation des véritables facteurs d’insécurité : la précarité économique croissante et le creusement des inégalités, les désastres écologiques, l’appauvrissement de l’offre de services essentiels mais non immédiatement rentables (sanitaires ou scientifiques par exemple).
Dans la mesure où ce libéralisme qui libère les forces dévastatrices de la concurrence et donc de la conflictualité fait fort bon ménage avec un conservatisme politique qui use abondamment d’un discours incantatoire sur la sécurité, on comprend les derniers mots de l’ouvrage : « la sécurité (la catastrophe), c’est quand tout continue comme avant ».
De la véritable sécurité
Cet essai brillant, ambitieux dans le meilleur sens du terme, ne peut manquer, en raison de la richesse des perspectives et des hypothèses qu’il explore et du matériau historique et théorique qu’il mobilise, de susciter l’envie de penser avec l’auteur et de prolonger parfois sa réflexion. On s’autorisera donc à formuler quelques suggestions complémentaires et quelques attentes déçues. On pourra d’abord juger que le titre rend assez mal justice à l’ouvrage (mais on imagine bien ici un « titre d’éditeur », à moins que Frédéric Gros n’ait manqué sur ce point d’inspiration, si l’on compare ce titre à ceux de ses précédents essais). Parler, au singulier, d’un « principe sécurité », c’est supposer une forte homogénéité dans les usages de ce terme, ce qui va à l’encontre des acquis de l’ouvrage. Celui-ci donne au contraire à découvrir des conceptions radicalement différentes de ce qui a pu, au cours de l’histoire, être considéré comme constitutif d’un état sine cura.
La diversité des motifs d’inquiétude et des moyens de prévenir ce qui est ressenti comme menace est particulièrement frappante si l’on met en miroir, d’un côté, les développements sur le millénarisme chrétien et sur le totalitarisme, qui soulignent la folie fanatique et destructrice, fondamentalement insécurisante, qu’a suscitée l’espérance eschatologique en l’advenue d’une sécurité absolue, et de l’autre la voie des sagesses antiques qui cherchaient à maîtriser le sentiment d’inquiétude sans se préoccuper de changer l’ordre du monde, ou encore l’idéal pragmatique que revendique explicitement Hobbes [1], celui d’une pacification relative, à la mesure de la finitude et des passions humaines, qui constitue la promesse comparativement plus modeste de « l’État-garant ».
Cette première remarque nous amène à aborder le point névralgique de l’ouvrage, à savoir la saisie d’un concept commun (un « principe ») sous lequel pourraient être subsumées, malgré les différences majeures qui les distinguent, les différentes modalités de la sécurité. Sans nul doute, l’idée d’aborder ce concept en se donnant pour premier objet la description de sagesses anciennes visant à débarrasser l’esprit de l’inquiétude est très pertinente et séduisante, car elle permet de prendre à contre-pied les discours doxiques et démagogiques qui surinvestissent aujourd’hui cette notion. Mais l’auteur aurait sans doute pu tirer de cette remise à plat du concept des conséquences plus substantielles que celles qu’il formule brièvement dans ses conclusions. Poser d’emblée la question de la sécurité comme ressortissant d’un état intérieur travaillant à s’ajuster adéquatement aux troubles du monde, c’est faire émerger les deux pôles entre lesquels se cherche constamment cette notion : la réalité objective d’une condition humaine irréductiblement imparfaite, inquiétante, voire angoissante, et une réaction subjective plus ou moins intense à ces motifs objectifs d’inquiétude. Une référence aux travaux fondateurs de Durkheim sur les seuils variables de sensibilité et de tolérance à la violence et aux agressions de l’environnement social [2] aurait sur ce point été utile pour montrer que la sécurité est toujours et indissociablement une situation objective et un état subjectif, chacun de ces deux éléments concourant à expliquer les variations dont l’auteur retrace les principales étapes.
Pour donner une illustration particulièrement actuelle de cette problématique, dont on peut regretter qu’elle n’ait pas été affrontée avec plus de systématicité, il faut revenir sur la question centrale du rôle de l’État dans la création d’une situation à la fois objective et subjective de sécurité. Dans les développements du chapitre III consacrés aux théories contractualistes, l’État est présenté par l’auteur comme un moyen globalement efficace de sécuriser l’ordre social et de préserver l’humanité du spectre d’une société sans État décrite, selon la leçon de Hobbes, comme une situation nécessairement cauchemardesque et chaotique. Frédéric Gros va d’ailleurs loin dans cette reprise peu critique de la construction théorique hobbesienne (laquelle engage toute une philosophie de l’État, et n’est donc pas une simple affaire d’histoire des idées), puisqu’il estime possible de confondre en une seule doctrine, ne présentant que des variations mineures, les théories contractualistes de Hobbes, de Locke, de Spinoza et de Rousseau. Or il en résulte une conception problématique et discutable de « l’État-garant ».
L’État sécuritaire est-il un État sécurisant ?
L’État tel que le conçoivent ces quatre auteurs sécurise, selon Frédéric Gros, « la liberté », « l’égalité », « la propriété » et « la solidarité » [3]. Or il ne cite aucun texte à l’appui de la thèse selon laquelle Hobbes donnerait comme finalité à l’État d’assurer une « solidarité » entre les individus (et il serait de fait difficile d’en trouver un). On peut rappeler sur ce point les analyses de commentateurs aussi différents que Leo Strauss ou C. B. Macpherson : Hobbes a précisément travaillé à supprimer, dans les finalités du politique, ce que Spinoza par exemple nomme l’« optime vivere [4] ». Il a tourné le dos à toute exigence téléologique et perfectionniste dans les finalités de l’État [5]. D’où l’importance de distinguer soigneusement entre les différents théoriciens du contrat. Des auteurs tels que Spinoza et plus encore Rousseau subvertissent les théories conservatrices et individualistes du contrat social (matrices du libéralisme contemporain), dont l’objectif est essentiellement une légitimation et une consolidation des hiérarchies sociales et économiques existantes, pour leur substituer des théories au minimum républicaines – voire, si l’on en tire d’ultimes conséquences, révolutionnaire. Contre Hobbes, Spinoza et Rousseau insistent sur la nécessité de reconstruire par un droit et par un État réformés, réinventés (instituant notamment des mœurs et des lois favorisant la sociabilité et la solidarité) ce que le droit et l’État dans leur version hobbesienne tendent au contraire à détruire [6].
Plusieurs éléments de l’étude sont dans la suite de l’ouvrage fragilisés par ce caractère rapide ou lacunaire de l’examen des différentes conceptions de l’État-garant et des formes d’organisation politique qui assureraient une véritable situation de sécurité. Alors même que Frédéric Gros se place clairement en porte-à-faux face au mythe d’un libéralisme qui serait réellement ce qu’il prétend être, à savoir une philosophie qui aurait découvert le Graal de la sécurité pour la fin des temps, on situe difficilement le point où, selon lui, s’opère le basculement dans cette nouvelle eschatologie libérale qui promet la sécurité maximale et qui produit en réalité son contraire. Certes, la théorie du marché autorégulé ne se trouve pas encore chez Hobbes. Mais quel philosophe a plus nettement que ce dernier présenté la concurrence comme mode normal de la coexistence entre les individus, ou encore la fuite en avant d’un désir insatiable comme forme indépassable de la recherche du bonheur, installant l’existence humaine dans une inquiétude infinie et sans remède, donc dans une « sécurité » en réalité profondément intranquille [7] ?
Un autre effet de la réduction des différentes théories de l’État-garant à des déclinaisons de la philosophie de Hobbes est le caractère hésitant de la réflexion portant sur l’émergence, à partir du XIXe siècle, d’une attente de protection adressée par les individus à l’État. Le passage consacré à la théorie du care tire de là son caractère ambivalent : après avoir rappelé que Hobbes, précisément, emploie ce mot pour récuser l’idée que l’État ait vocation à « prendre soin » de ses membres, l’auteur semble abonder dans le sens de la théorie du care, avant de finalement laisser entendre que celle-ci recèle malgré tout des potentialités paternalistes et que, ce faisant, elle « fait resurgir de vieilles ombres [8] » (entendre : les ombres d’un despotisme infantilisant). Il n’est guère facile de savoir, au terme de ce développement, ce que Frédéric Gros pense précisément de la théorie du care.
On reconnaîtra volontiers que ces remarques renvoient à des problèmes d’une extrême complexité. Que peut-on et que doit-on attendre de l’État ? L’État est-il, pour reprendre une formule de Kelsen, « le plus souvent et en général » ce qui sécurise les droits individuels, ou est-il au contraire le plus souvent un ennemi déguisé en ami [9] ? Qui est responsable des malheurs de l’humanité, et par qui ou par quoi pouvons-nous espérer en être protégés ? Bien imprudent serait celui qui prétendrait répondre de façon simpliste et péremptoire à ces questions. On ne peut, de ce point de vue, que reconnaître l’apport remarquable de Frédéric Gros, qui a su faire émerger la complexité trop souvent inaperçue d’une notion sans cesse mobilisée dans le débat public et renouveler ainsi de façon féconde et originale l’état de la recherche scientifique sur un objet encombré d’idéologie.