Recensé : Philip Pettit, On the People’s Terms. A Republican Theory and Model of Democracy, Cambridge University Press, 2012, 338 p.
Dans son dernier ouvrage, On the People’s Terms. A Republican Theory and Model of Democracy, Philip Pettit poursuit l’entreprise de définition d’un républicanisme contemporain entamée quinze ans plus tôt avec Républicanisme [1]. S’il s’agissait surtout dans cet ouvrage de démontrer la supériorité de la conception proprement républicaine de la liberté comme non-domination sur la conception libérale de la liberté, Ph. Pettit s’attache à présent à clarifier l’importance décisive des institutions et procédures démocratiques au sein de la théorie républicaine – qui, au contraire du libéralisme, ne saurait se passer de démocratie. Il s’agit de penser la « légitimité politique » (p. 3) au sein de la république : celle-ci dépend de la définition et de la mise en œuvre d’une politique républicaine « dans des termes fixés par le peuple », autrement dit, d’une démocratie de contrôle que l’ouvrage s’attèle à définir. Le changement est donc de perspective et non de paradigme, Ph. Pettit précisant et raffinant un cadre conceptuel dont les principes fondamentaux demeurent inchangés ; l’ouvrage offre néanmoins l’occasion à Ph. Pettit d’amender sa théorie de la démocratie pour en atténuer l’élitisme que certains lecteurs de Républicanisme avaient cru y déceler. Le démenti que leur oppose Ph. Pettit ne consiste pas à penser la démocratie comme le règne électoral de la volonté majoritaire, mais à faire valoir que l’engagement actif d’une « citoyenneté contestataire » (p. 225) dans la défense de sa liberté publique se décline sous des formes multiples qui ne sauraient se réduire à la participation au pouvoir du peuple en corps.
La liberté comme non-domination
D’après Isaiah Berlin, « il n’existe pas de connexion nécessaire entre liberté individuelle et gouvernement démocratique [2] » : tant que certains droits et libertés me sont reconnus, je suis aussi libre sous un « despotisme bienveillant » (p. 130) que dans une démocratie ; la part que je peux prendre à la conduite des affaires politiques communes n’augmente en rien ma liberté. Pour Ph. Pettit au contraire, il existe un rapport d’implication entre liberté et démocratie tel que l’individu n’est pas libre s’il est soumis à des lois sur l’élaboration et l’application desquelles il ne dispose d’aucun contrôle : de l’idéal de la liberté résulte ainsi l’exigence de démocratie – du moins lorsque ces deux notions sont correctement comprises.
La liberté que défendent I. Berlin et un certain libéralisme après lui se définit négativement : c’est l’absence d’interférence active, de la part de tiers, dans la sphère d’action d’un sujet. Moins mes choix sont limités par l’interférence des autres, et de la loi, plus je suis libre. Cette conception est doublement défectueuse selon Ph. Pettit : elle est incapable de discriminer entre interférences bénéfiques et nuisibles, et elle ne parvient pas à rendre compte des situations dans lesquelles, sans être soumis à une interférence active de la part d’un tiers, le sujet est néanmoins privé de liberté. En d’autres termes, elle ne permet pas de comprendre que peuvent exister des interférences sans domination, comme lorsque la loi met des bornes à l’action des personnes dans leur intérêt avoué et selon des modalités qu’elles contrôlent, et inversement des formes de domination sans interférence, comme lorsqu’un employeur ou un mari profite de sa supériorité économique ou sociale pour maintenir ses employés ou sa femme dans une situation de vulnérabilité constante [3]. Aussi Ph. Pettit propose-t-il de substituer à cette conception libérale décevante celle, héritée du républicanisme romain, de la liberté comme « non-domination ». C’est en effet la domination, l’interférence dans ce qu’elle a d’« incontrôlé » (p. 58) qui est le véritable antonyme de la liberté : quand notre situation présente et le succès de nos projets dépendent des bonnes grâces d’une autre personne, quand nous sommes assujettis à une volonté étrangère à la nôtre et contraire à nos intérêts, nous ne sommes pas libres. Par contraste avec l’état de vulnérabilité qui caractérise la domination, la liberté républicaine est un statut : la personne libre est celle qui est suffisamment en capacité (empowered, p. 2) pour contrôler ses propres choix sans être victime de l’interférence arbitraire des autres, et se tenir ainsi sur un pied d’égalité avec eux.
La domination que cherche à réduire le républicanisme peut prendre deux formes. La première est la domination privée : quand une société est structurée par de fortes inégalités de ressources et de pouvoir, se mettent nécessairement en place des relations de domination et de dépendance entre ses membres. C’est l’objet de la « justice sociale » que de régler les relations entre les citoyens de façon à garantir à chacun un statut tel qu’il puisse croiser le regard de ses concitoyens sans peur ni déférence, mais comme un égal parmi ses pairs (p. 82-3). La jouissance de la liberté requiert donc bien plus que la reconnaissance des droits fondamentaux prévue par le libéralisme : en se définissant comme non-domination, la liberté républicaine porte en soi une exigence élevée de justice (p. 110) qui appelle un ensemble de protections publiques allant de la mise en place d’infrastructures et d’un système pénal à la définition d’un régime complet d’assurances sociales. Echapper à la domination privée n’est donc possible que grâce à l’action de l’État : tandis que le libéralisme échoue à concevoir la loi autrement que comme une privation (même nécessaire) de liberté, le républicanisme permet de penser une interférence de l’État dans la vie de ses membres qui ne soit pas l’exercice d’une domination, mais au contraire la constitution de leur liberté. Toute intervention de l’État n’est cependant pas ipso facto légitime : l’État peut en effet abuser de son pouvoir et exercer une forme publique de domination. C’est pour protéger les citoyens contre cette deuxième forme de la domination que la république doit se faire démocratique. La démocratie est en effet l’unique moyen qu’a le peuple de dicter ses conditions au pouvoir et de se prémunir ainsi contre son arbitraire – à condition, là encore, de s’entendre sur l’usage normatif des termes.
La démocratie comme contrôle
La légitimité politique d’un État ne se confond pas avec la justice sociale qu’il met en œuvre : ainsi un despotisme bienveillant peut bien être juste, dans la mesure où il protège la liberté de ses membres en éradiquant la domination de leurs rapports, mais cela n’en fait pas un État légitime, parce qu’il exerce dans la vie de ses membres une interférence sur laquelle ils n’ont aucun contrôle et qui constitue à ce titre une forme de « domination publique » (p. 3). C’est pourquoi la « théorie républicaine de la légitimité politique » est nécessairement une « théorie républicaine de la démocratie » (p. 19) : seul un régime de « contrôle populaire du gouvernement » (p. 22), dans lequel chaque citoyen a une part égale, garantit que les mesures que prend le gouvernement en vue de promouvoir la liberté comme non-domination sont acceptables, c’est-à-dire correspondent effectivement à ce que les citoyens identifient comme le bien commun. Afin sans doute de dissiper la confusion que certaines formulations antérieures laissaient planer, Ph. Pettit définit à présent la domination, et spécifiquement la domination de l’Etat, comme une interférence non plus « arbitraire » mais « incontrôlée » (p. 58), ce qui permet inversement de ne pas réduire la légitimité politique au seul défaut de justification : quoiqu’on escompte effectivement que l’intervention légitime de l’État ne suscitera pas d’objections de la part des citoyens, la légitimité ne se réduit pas à l’absence d’arbitraire mais appelle l’exercice d’un contrôle effectif de la part des citoyens, l’État étant conçu comme un « mandataire [4] » soumis à leurs « conditions » et instructions.
Mais en insistant ainsi sur la nécessité de « contrôles populaires », Ph. Pettit a en vue une « forme distincte de démocratie » (p. 3), qui opère un décentrement par rapport à sa définition classique, néo-schumpétérienne : « la démocratie ne peut pas se définir en référence à l’élection » (p. 207). Le critère distinctif de la démocratie n’est pas l’existence d’un système électoral libre, universel et égalitaire, mais le « contrôle » dont le peuple dispose sur ses gouvernants. La participation périodique à l’élection d’une assemblée représentative confère certes aux citoyens un moyen de contrôle non négligeable sur leurs représentants, mais elle ne suffit pas à satisfaire les trois conditions qui permettent de parler d’un contrôle populaire réel.
Premièrement, le contrôle doit être « individualisé », c’est-à-dire donner un « rôle comparable » à chaque individu censé prendre part au contrôle (p. 168). Or disposer d’un vote égal dans l’élection ne suffit pas à assurer à chaque citoyen « l’accès égal à l’influence » politique (p. 262) que la théorie de la démocratie requiert, parce que la logique de l’élection implique que c’est la majorité victorieuse qui façonnera la politique et la législation tout au long du mandat. L’individualisation du contrôle suppose donc, en complément des élections, que les membres de la minorité électorale aient la possibilité de « contester » les décisions publiques lorsque la procédure majoritaire qui y conduit leur dénie un accès égal à la détermination des décisions en question. Cette « contestabilité » (p. 213) des décisions est publiquement actée par la mise en place d’un ensemble de « canaux de consultation et de recours » (p. 216) comme les tribunaux, les organes indépendants ou les médiateurs (ombudsmen), et par l’interdiction faite à l’assemblée représentative de décider des questions constitutionnelles.
Le contrôle doit, deuxièmement, être indépendant du pouvoir sur lequel il s’exerce : son effectivité ne peut pas avoir pour condition la bonne volonté des gouvernants à s’y soumettre. Il est évident qu’on ne saurait s’en remettre aux seules institutions électorales pour garantir une telle indépendance, puisqu’il suffirait en ce cas à un État de supprimer les élections, ou d’en manipuler les résultats, pour neutraliser tout contrôle populaire. Deux éléments, empruntés à la tradition républicaine, doivent être ajoutés au système électoral pour que le contrôle populaire soit réellement « inconditionné » (p. 219) : une « constitution mixte » (p. 220) d’une part, qui impose l’empire du droit et orchestre la séparation, le partage et l’équilibre des pouvoirs de façon à rendre improbable, voire impossible, l’union de ces divers pouvoirs contre le peuple ; et la « vertu » (p. 228) publique qu’est la disposition du peuple à surveiller le pouvoir et à lui résister, si celui-ci manquait à sa mission. Si Ph. Pettit reconnaît par la mention d’une « citoyenneté contestataire » (p. 226) que la contestation ne peut être exclusivement le fait de juridictions et d’institutions indépendantes, mais suppose un engagement civique actif de la part des citoyens, il est très loin de concevoir la contestation citoyenne comme une participation massive du peuple en corps. La « division du travail » politique est à l’œuvre dans « l’exercice de la vigilance civique » (p. 226) comme ailleurs : des acteurs de la société civile ou des associations engagées dans la défense de causes particulières (droits des femmes, conditions d’emprisonnement décentes, protection de l’environnement, etc.) se chargent pour l’ensemble des citoyens de surveiller le pouvoir et de les alerter en cas de manquement.
La troisième condition, c’est que le contrôle populaire soit « efficace » (p. 175), c’est-à-dire qu’il empêche véritablement que les lois et les politiques soient détournées de leur fonction par une volonté étrangère, particulière, pour la satisfaction de ses seuls intérêts privés. Les élections confèrent sur ce point une influence potentiellement immense aux citoyens, en leur permettant régulièrement d’imposer la direction politique qu’ils désirent à l’action de l’Etat ; mais là encore les élections sont une condition nécessaire et non suffisante, car encore faut-il s’assurer que les élus n’usurpent pas cette influence en légiférant en vue de leurs intérêts particuliers, électoraux en l’occurrence, soit en réformant le système électoral à leur avantage, soit en votant des mesures de court terme (la baisse des taux d’intérêt ou des exigences faibles en matière d’écologie, par exemple) susceptibles, selon Pettit, d’avoir les faveurs immédiates des électeurs tout en étant contraires à long terme au bien commun. Sur la base de cette thèse au demeurant discutable, Pettit préconise donc de remettre la responsabilité partielle ou entière de telles mesures à des institutions indépendantes (commission électorale, banque centrale, conférences de consensus, etc.), elles-mêmes soumises à un nombre suffisant de « pressions contestataires » (p. 237) pour que les citoyens soient assurés que les décisions ainsi rendues n’expriment pas une volonté partisane ou un intérêt particulier. Ces précautions autorisent à parler d’un contrôle populaire efficace, non pas en ce que les lois et politiques émises se conformeraient à tous les coups à la volonté du peuple (pour Ph. Pettit il ne se trouve pas de telle volonté) mais au sens où, quand l’assemblée représentative adopte une loi – sur la protection de l’environnement, par exemple – que j’estime inefficace, voire nuisible, les dispositifs de contestation et de limitation sont tels que je ne peux qu’accuser la « malchance » (p. 221) ; je peux éventuellement déplorer l’aveuglement de mes concitoyens en matière d’écologie, mais je ne peux soupçonner qu’opère derrière la loi une volonté malveillante ou des intérêts sinistres.
Une démocratisation de la république ?
Certains théoriciens du républicanisme et de la démocratie ont reproché aux travaux antérieurs de Ph. Pettit leur traitement élitiste de la démocratie. John McCormick souligne ainsi que, hormis les canaux de participation et d’expression proprement populaires que sont les élections, les vecteurs de contrôle prévus par Ph. Pettit sont le plus souvent entre les mains de sous-ensembles restreints de citoyens et d’acteurs politiques ; comme si, soucieux de protéger les citoyens contre la tyrannie potentielle de la majorité, Ph. Pettit réservait l’exclusive de la contestation à des groupes et individus minoritaires. De fait, Républicanisme met en place une série de mesures « contre-majoritaires [5] » en vue de contrer l’empire de la volonté de la majorité dans la république, mesures que J. McCormick interprète comme autant de symptômes de la crainte des masses qui habite le républicanisme contemporain [6]. Nadia Urbinati dénonce quant à elle la « démocratie impolitique » que Ph. Pettit entend mettre en place, montrant de façon convaincante que l’exigence de « dépolitisation » qui est au principe de la soustraction de certaines questions électorales, monétaires, environnementales, voire constitutionnelles à la réflexion de la majorité élue au nom de l’impartialité, cache en vérité un scepticisme foncier quant à la capacité des citoyens et des élus à produire des jugements réfléchis sur le bien commun [7].
Philip Pettit s’efforce d’intégrer ces critiques dans son nouvel ouvrage. D’abord en corrigeant sa terminologie : il rejette à présent comme malheureuse l’expression de « dépolitisation » (p. 231), et tend à faire passer au second plan sa critique du « majoritarisme incontrôlé [8] » pour insister davantage sur les risques de domination inhérents à tout exercice du pouvoir politique, même conféré par l’élection. Se revendiquant de la pensée de James Tully et de John Hart Ely, deux grands théoriciens de la démocratie, il défend par ailleurs un « constitutionnalisme démocratique » (p. 238) en vertu duquel les contraintes et protections constitutionnelles, loin d’être les freins nécessaires de l’activité démocratique qu’y voient les libéraux, visent au contraire à faciliter un contrôle démocratique individualisé, indépendant et efficace, et demeurent à ce titre révisables par le contrôle démocratique qu’elles rendent possibles [9].
Dans la mesure où Philip Pettit, fidèle en cela à Républicanisme, ne voit pas dans la démocratie autre chose qu’un bien instrumental, la portée de ces concessions reste cependant essentiellement limitée. Les démocrates participatifs considèrent que la participation des citoyens au pouvoir politique constitue un bien en soi : le simple fait de prendre part aux décisions collectives reviendrait pour les citoyens à réaliser et éprouver leur liberté, conçue positivement comme maîtrise ou détermination de soi par soi. Ph. Pettit récuse absolument cette conception positive de la liberté : toute son républicanisme est au contraire sous-tendu par la conviction qu’il ne suffit pas d’exercer le pouvoir pour être libre. Pour Ph. Pettit, la participation collective au pouvoir politique n’est donc pas une fin en soi, mais seulement un moyen – certes indispensable – en vue de la liberté comme non-domination. Dépourvue de valeur intrinsèque, la démocratie est tout entière orientée, dans sa conception et son organisation institutionnelle, par ce qui en constitue la fin et la raison : la liberté républicaine.