Recensé : Paul Willis,
L’École des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers. Traduction de l’anglais par Bernard Hœpffner.
Préface, postface et entretien avec l’auteur par Sylvain Laurens & Julian Mischi. Agone, 2011. 456 p., 25 €.
L’École des ouvriers, qui vient de paraître aux éditions Agone (collection « L’ordre des choses ») est la traduction d’un classique de la sociologie de l’éducation, le livre de Paul Willis, Learning to Labour, paru en 1977 et jamais traduit en français jusqu’à présent. Il est augmenté d’un entretien avec l’auteur, datant de mars 2011, qui permet de situer le travail de celui-ci dans le cadre des cultural studies et des analyses marxistes. Cette parution vient combler un manque, car si le travail de Willis était souvent donné en référence lors de l’analyse des pratiques d’élèves de classes populaires rétifs à l’ordre et aux logiques scolaires, il était connu jusque-là en France par un seul article [1]. Heureuse initiative donc que cette traduction qui intervient au moment où la question des inégalités sociales, longtemps occultée par une représentation duale de la société (opposant inclus et exclus) revient sur le devant de la scène publique, jusque dans le domaine de la scolarisation [2].
Aborder les inégalités sociales de scolarisation par « le bas »
Les inégalités sociales de scolarisation étaient au cœur des débats et des analyses dans les années 1970, lorsque l’élargissement de la scolarisation dans le secondaire (trop précipitamment qualifié de démocratisation scolaire, disait Bourdieu) révélait que l’égalité formelle affichée par une école plus ouverte aux enfants des différentes classes sociales ne produisait pas l’égalisation sociale attendue des réformes scolaires. Alors que ce constat conduisait à la production de grands modèles théoriques d’analyse centrés sur la manière dont l’école remplit une fonction de reproduction sociale [3], Willis déplaçait le regard et l’angle d’analyse du système scolaire et de son fonctionnement vers la boîte noire de l’école qu’il aborde par les pratiques et la culture des élèves de familles ouvrières. Pour paraphraser le sous-titre du livre, la question que pose Willis est la suivante : comment les enfants d’ouvriers scolarisés dans une école qui leur ouvre plus largement l’accès au secondaire en viennent à obtenir et, davantage, à accepter des emplois d’ouvriers non qualifiés en usine ?
Pour Willis, répondre à cette question suppose une approche « par le bas », à partir des pratiques et des discours des élèves, et implique de prendre au sérieux les discours des membres des familles ouvrières, de chercher les logiques au fondement de leurs pratiques et de leurs discours, là où, souvent, les institutions et leurs agents ne voient qu’incohérences et carences. Cette posture va le conduire à une observation intensive dans un établissement secondaire d’une ville ouvrière de l’Angleterre et à suivre un groupe de fils d’ouvriers de leur avant-dernière année de scolarité jusqu’aux premiers mois de leur travail à l’usine [4]. Toute la richesse de l’approche ethnographique est restituée dans la première partie du livre qui montre la manière dont les « gars », ainsi qu’ils se nomment (the lads), s’opposent aux enseignants, contournent les règles de l’école, contestent ses principes, affrontent les élèves conformistes (les « fayots »), revendiquent un droit à « rigoler » contre l’ennui de l’école, etc. Une seconde partie, dite d’analyse, effectue une montée en généralité (un peu hermétique) et relie les observations des pratiques des gars à la culture ouvrière et aux rapports sociaux de classe. L’école des ouvriers ne propose ni une simple monographie, ni une analyse scolaro-centrée (comme le fait trop souvent la sociologie de l’éducation). Il articule le rapport des membres des familles populaires à la scolarisation avec les autres dimensions de leur existence, en particulier les dimensions liées au travail, et situe la scolarisation des enfants des classes populaires dans les rapports de domination qui traversent l’espace social.
Une culture anti-école qui prépare et conduit à l’usine
Selon la thèse soutenue dans le livre, l’orientation des enfants d’ouvriers vers les voies de relégation scolaire et vers la sortie de l’école sans qualification ne procède pas seulement d’un mécanisme d’exclusion qui les contraint, mais est aussi un effet de la manière dont ils s’approprient, avec créativité, l’école, et affirment leur appartenance à un autre monde que celui de l’institution scolaire. Parlant d’une « auto-damnation » de ces fils d’ouvriers, Willis montre qu’ils participent activement, par leur opposition et leurs résistances aux exigences et à l’ordre scolaires, à la reproduction des positions sociales familiales et à leur orientation vers des emplois industriels socialement peu valorisés, mais qu’ils valorisent.
L’auto-damnation est pour une large part le résultat de la culture anti-école (counter-school culture) que déploient les élèves « non conformistes », culture anti-école à forte homologie avec la culture d’atelier partagée par les pères de ces fils d’ouvriers : « La culture anti-école a des ressemblances profondes avec la culture d’atelier, cette culture à laquelle “les gars” sont en général destinés » (p. 91-92). La culture anti-école se manifeste par un refus du travail scolaire, diverses formes d’évitement des activités pédagogiques, des perturbations des cours, frontales ou larvées, une opposition aux enseignants ainsi qu’aux « fayots », les élèves « conformistes » (y compris quand ils sont issus de familles ouvrières) qui se soumettent aux exigences scolaires. Elle se nourrit des visions et des divisions du monde fréquentes dans le monde ouvrier et populaire (au moins à l’époque du livre). Ainsi, les gars rejettent et dénigrent les intellectuels « qui ne servent à rien » et valorisent le travail manuel, soutiennent que la pratique vaut mieux que la théorie, dénigrent les diplômes, « arme pratique du pouvoir de la connaissance telle qu’elle est définie par l’institution » (p. 171). Ils opposent, en les affrontant parfois physiquement, aux fayots et « intellos » soupçonnés de n’être pas de vrais hommes, un ethos de la virilité et de la résistance qui se retrouve dans l’univers masculin de l’usine. Au temps long de l’école qui suppose de différer la mise en pratique des savoirs acquis ou à acquérir, ils privilégient
l’action immédiate. L’école leur apparaît comme un lieu où l’on perd son temps et l’on gâche sa jeunesse alors que l’urgence serait de « rigoler », de prendre du bon temps avec les copains et avec les filles : « Pour “les gars”, le temps n’est pas quelque chose qu’on gère avec précaution et judicieusement pour aboutir ensuite aux résultats désirés. Pour “les gars”, le temps est quelque chose qu’ils veulent s’accaparer sur-le-champ en tant qu’aspects de leur identité immédiate et de leur auto-détermination. Le temps leur sert à préserver un état – être avec “les gars” – et non pas à aboutir à un objectif – obtenir des diplômes » (p. 51). Plus globalement, ils reproduisent la dichotomie entre « eux » (les dominants, les institutions) et « nous » (les gars, les ouvriers) présente dans leurs familles comme dans les usines [5] et distinguent en les opposant comme deux mondes dissemblables ceux qui sont dans le camp de l’école et ceux qui lui résistent.
En insistant sur les traits que partage la culture anti-école avec la culture d’atelier, Willis attire l’attention sur l’ancrage social et socialisateur des dispositions et des perceptions qui sous-tendent le rapport d’opposition des fils d’ouvriers à l’école. En certains passages, la lecture laisse penser que la socialisation dans les familles ouvrières expliquerait en elle-même les réticences à entrer de manière conforme dans le jeu scolaire. Toutefois, Willis souligne également que « c’est l’école qui a construit une sorte de résistance au travail intellectuel et un penchant pour le travail manuel » (p. 187). Il montre ainsi que l’expérience scolaire des gars les conduit à une perception ou une prise de conscience (qu’il nomme pénétration culturelle) que l’école leur propose un marché de dupes : acceptez de renoncer aux formes culturelles de votre existence, aux plaisirs de la sociabilité juvénile et ouvrière masculine pour sortir de votre condition, alors que « la possibilité d’une véritable mobilité vers le haut semble si éloignée, qu’elle en devient utopique » (p. 59). En quelque sorte, la résistance des gars à l’école ne serait pas sans rationalité si on considère ce qu’ils perdent et les chances de gagner en acceptant de jouer le jeu scolaire et d’être des élèves « conformistes ». Finalement, l’analyse de Willis donne à voir une articulation, une dialectique peut-être, entre les effets du fonctionnement de l’école sur ces élèves et leurs propres expériences socialisatrices au sein de leur famille et avec leurs pairs. Ce que nous voyons à l’œuvre, c’est un processus qui conjugue la construction collective d’une culture d’opposition par et dans l’école et nourrie de formes culturelles ouvrières, avec l’adhésion à cette culture ouvrière, sous la forme de la culture d’atelier des pères [6], qui se trouve renforcée par l’expérience scolaire. L’un des effets de ce processus, et non des moindres, est que, pour les gars, la damnation (le fait d’accepter des emplois subalternes) est subjectivement vécue comme « une affirmation, une appropriation et une forme de résistance » (p. 7-8), résistance qui compose d’un même mouvement une préparation au monde de l’atelier. Le suivi des élèves effectué par Willis jusqu’au cours de leurs premiers mois en usine, lui permet d’affirmer que l’entrée dans le travail ouvrier n’est pas une entrée de « vaincus », mais une entrée par laquelle ils se valorisent et valorisent les propriétés sociales qu’ils ont opposées à l’institution scolaire.
L’école des ouvriers aujourd’hui
On ne peut présenter L’école des ouvriers sans s’interroger sur ses apports pour le monde d’aujourd’hui. La traduction du livre de Willis ne pourrait avoir qu’un intérêt académique à ranger au patrimoine de la sociologie de l’éducation. Son intérêt va bien au delà si l’on observe que, malgré les développements considérables de la scolarisation vers le haut de l’édifice scolaire, les questions que soulève le livre continuent de hanter l’école et les débats la concernant, singulièrement en France. Il en est ainsi des inégalités de scolarisation, du « désordre » scolaire dans une partie des collèges de quartiers populaires notamment, ou encore des sorties précoces de la scolarisation souvent réunies dans la catégorie floue du « décrochage scolaire ». Ce n’est pas un moindre apport du livre que nous rappeler que les phénomènes qui sont constitués en problèmes sociaux contemporains sont vieux comme la massification scolaire amorcée dans les années 1960-1970 et amplifiée après les années 1980 ; une massification qui a introduit au sein de l’école les contradictions de nos sociétés inégalitaires et que manifestement l’institution scolaire n’a pas réussi à résoudre ou à réduire. Au-delà, la proposition contenue dans les analyses de Willis de comprendre la spécificité de la scolarisation dans les classes populaires, non par les seuls écarts entre les exigences scolaires et les « ressources » des enfants de ces classes, mais comme le produit d’une tension entre les logiques scolaires et les logiques portées par les membres des classes populaires, me semble toujours d’actualité.
Pour autant, on aurait tort d’occulter les changements intervenus depuis les années 1970. Les analyses de Willis montrent des enfants de familles ouvrières, mais aussi des parents, qui peuvent opposer une autre perspective, voire d’autres discours de légitimité et de plausibilité pour refuser les logiques scolaires et leur résister. Il n’est pas certain qu’il en soit encore ainsi dans un monde où le groupe ouvrier et ses « valeurs » ont connu une forte dévalorisation sociale [7] et où la perspective du chômage a remplacé celle de l’atelier ou du chantier pour les « non qualifiés ». En outre, la conjugaison de la massification scolaire et de la dégradation du marché du travail a conduit à une forte montée des aspirations scolaires dans les classes populaires [8], même les plus éloignées de l’école, au point que celle-ci peut apparaître comme la seule voie de salut social. D’un même mouvement, l’école devenue incontournable est aussi devenue plus risquée, compte tenu des conséquences sociales d’un « échec scolaire » et des risques de stigmatisation des élèves et des familles qui ne sont pas suffisamment « conformes », et porte en elle la potentialité de la carrière négative et des désillusions. Tout cela explique probablement que l’on observe surtout une forte ambivalence à l’égard de l’école et de la scolarisation dans les fractions inférieures des classes populaires, forte ambivalence même quand, comme le notent Sylvain Laurens et Julian Mischi dans la postface, la « culture de rue » vient se substituer à la « culture d’atelier » pour constituer, sinon une culture anti-école, du moins des pratiques d’opposition à l’ordre et aux logiques scolaires.
Malgré ces changements importants des contextes sociaux et scolaires, le livre de Willis continue à nous donner des outils pour penser les inégalités sociales de scolarisation et les spécificités du rapport à la scolarisation dans les classes populaires en prenant en compte les rapports sociaux qui, loin de lui être seulement extérieurs, traversent l’école en même temps qu’elle contribue à les reproduire, ainsi que les logiques par lesquelles les membres des classes populaires se saisissent de l’école.