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Essai Société

La réforme du code du travail


par Thomas Breda , le 26 janvier 2016


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Le gouvernement souhaite simplifier le code du travail, au profit de la négociation d’entreprise. Mais en éludant les dysfonctionnements de cette négociation, la réforme envisagée ne s’attaque pas aux causes institutionnelles profondes qui entravent le dialogue social en France.

En 2015, le gouvernement a annoncé une série de grandes réformes du droit du travail. Leur objectif affiché est de refondre le code du travail, jugé « trop complexe, parfois même illisible » (1), et de favoriser en parallèle la négociation d’entreprise. Ces orientations ont été confirmées par la Ministre du Travail, Myriam El Khomri, le 4 Novembre 2015, et un projet de loi est attendu d’ici mars. Selon le Medef, les Républicains et la gauche gouvernementale, cette refonte devrait permettre aux entreprises d’identifier plus clairement leurs marges de manœuvre de manière à améliorer leur compétitivité et favoriser l’emploi.

Ces réformes à venir ont été insufflées par le rapport remis au premier ministre par Jean-Denis Combrexelle (2), rapport qui a lui-même été précédé par le livre de Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen visant à redéfinir le code du travail autour d’une série de grands principes juridiques, et les rapports des instituts Montaigne (3) et Terra Nova (4). La nécessité d’une refonte du droit du travail semble donc faire consensus parmi un certain nombre d’experts.

Malgré ce consensus apparent, l’idée selon laquelle la complexité du code du travail serait néfaste à la productivité ou à l’emploi ne repose sur aucune base scientifique. Une étude récente du FMI conclut même que « la réglementation du marché du travail n’a pas d’effets statistiquement significatifs sur la productivité » (5). En l’absence de recherches véritablement convaincantes sur la question, on se voit souvent contraint à devoir écouter celui qui parle le plus fort. Et c’est ainsi essentiellement à partir de témoignages d’avocats, de patrons petits ou grands, ou de responsables de ressources humaines glanés ça et là que l’idée d’un lien entre un code du travail « trop lourd » et la « peur d’embaucher » fait petit à petit son chemin dans le discours politique.

Un code du travail trop lourd et trop complexe ?

Les allégations souvent exagérées des responsables politiques participent à ce processus de stigmatisation du code du travail (6). Les commentateurs se réfèrent ainsi pratiquement toujours à la version Dalloz du code dont le volume est double du fait de nombreuses annotations et commentaires. Dans sa version non annotée incluant uniquement les articles de loi, le code du travail comportait 921 pages en 1990, 1473 pages en 2000, et 1658 pages en 2010. Le code s’est donc effectivement largement étoffé au cours du temps, sans pour autant tripler de volume comme on peut l’entendre parfois (7).

Dans la tempête médiatique actuelle, les explications de bon nombre de chercheurs et d’experts quant au contenu et à l’évolution du code du travail peinent à se faire entendre. Rappelons-les brièvement. Daniel Marchand et Michel Miné expliquent d’abord qu’en ce qui concerne le temps de travail notamment, l’inflation du code est essentiellement le produit des demandes patronales récurrentes ayant abouti à de nombreuses dérogations et assouplissements (8). Pour Philippe Askenazy, le code du travail est obèse parce qu’il est « encombré de centaines d’articles qui n’ont aucune conséquence pour les employeurs et les salariés ; des dizaines d’entre eux portent sur l’organisation de comités Théodule, comme la Commission nationale des titres-restaurant ; d’autres détaillent le droit local du travail d’Alsace-Moselle ou de Saint-Pierre-et-Miquelon. » (9). Il en conclut justement que la taille du code lui-même ne révèle aucune information sur l’ampleur des droits qu’il contient. Enfin, Alain Supiot note que le code du commerce, qui est pourtant aussi volumineux que le code du travail, n’est, lui, jamais suspecté d’entraver la bonne marche des entreprises (10). L’idée même du surdimensionnement du code du travail recouvre donc beaucoup d’acceptions différentes, et apparaît finalement moins consensuelle qu’on voudrait nous le faire croire.

Pour autant, même si le code du travail n’est pas surdimensionné et ne nuit pas directement à la productivité ou à l’emploi, il n’est pas interdit de vouloir le rendre plus lisible en le recentrant par exemple autour de quelques principes fondateurs, comme le proposent Badinter et Lyon-Caen. Il s’agit là d’un chantier en soi, éminemment juridique et technique, qui pourrait faciliter le travail des services juridiques des entreprises et des syndicats, rendre la loi plus souvent respectée (voir infra), et décharger les tribunaux de Prud’hommes dont le nombre de litiges à juger va croissant. À noter que les effets les plus directs d’une telle réécriture seraient de réduire l’employabilité des juges prud’homaux et des quelque 10 000 experts en droit social qui aident aujourd’hui salariés et employeurs à se dépatouiller avec le code actuel… Si ce dernier argument n’est sans doute pas à prendre trop au sérieux, il reste clair qu’agiter la marotte d’effets positifs sur le chômage est un peu exagéré et ne repose sur aucune étude économique convaincante.

La réforme actuelle va-t-elle vraiment alléger le code du travail ?

À moins d’un renvoi massif aux décrets d’applications ou de tout autre tour de passe-passe juridique, on voit mal comment la réforme en cours pourrait alléger le code du travail. L’objectif réel, impulsé par le rapport Combrexelle, est d’étendre très largement le champ des dérogations possibles à la hiérarchie des normes en droit du travail. La hiérarchie des normes est un principe juridique général selon lequel ce qui est défini au niveau le plus large prime sur ce qui est défini à un niveau plus spécifique. En droit du travail, ce principe implique qu’un accord d’entreprise ne peut être que plus favorable aux salariés qu’un accord de branche, qui lui-même ne peut être que plus favorable que la loi. La loi – en l’occurrence le code du travail – spécifie donc un ensemble de garanties minimales pour les salariés. Celles-ci sont destinées à les protéger du fait du caractère singulier de la relation de travail, qui implique, rappelons-le, de mettre, pour une part de leur temps de vie (un tiers environ) des femmes et des hommes sous l’autorité d’autres femmes et d’autres hommes [1].

Le projet de loi actuel devrait généraliser la possibilité de déroger, par accord de branche ou d’entreprise, aux garanties offertes par la loi, tout en encadrant ces dérogations. Le nouveau code du travail devra donc définir, lorsque cela apparaît nécessaire au nom de « l’ordre public », un nouvel ensemble de « minimas », ou de droits fondamentaux, qui limitent l’ampleur des dérogations à la loi qui peuvent être négociées dans les entreprises ou les branches. Sur beaucoup de thèmes, ces dispositions légales qui encadrent et limitent la négociation devraient être moins favorables aux salariés que le code du travail actuel, voire éventuellement supprimés. Dans le cas contraire, la réforme n’induirait aucun changement pratique, puisque la négociation continuerait à devoir être plus favorable aux salariés que le code du travail actuel.

Les pouvoirs publics ont cependant bien conscience que de nombreuses entreprises ne seront couvertes par aucun accord, au moins sur certains thèmes sur lesquels on négocie très peu. Ils prévoient donc la mise en place d’un droit « supplétif », qui s’applique en l’absence d’accords d’entreprise ou de branche. Loin de raccourcir le code, la réforme semble donc avoir plutôt vocation à le dédoubler, en fixant deux séries de principes, ceux qui s’appliquent en l’absence de négociations, et ceux qui encadrent les négociations.

En pratique, un tel système existe déjà, mais pour le moment uniquement sur quelques aspects spécifiques, tels que le temps de travail. Avoir une durée légale du travail de 35 heures hebdomadaires signifie simplement que toute heure travaillée au-delà de ce seuil est comptée comme une heure supplémentaire, et doit donner lieu à une rémunération majorée. La majoration standard est de 25%. Mais depuis la loi du 20 Août 2008, un accord de branche ou d’entreprise peut fixer un autre taux, qui ne peut cependant être inférieur à 10%. C’est ce petit 10% qui implique que l’on n’a pas encore mis fin aux 35 heures. Enlevez-le, et la notion de durée légale du travail perd presque tout son sens…

Ce que propose le rapport Combrexelle, c’est d’étendre ce qui est fait pour les 35 heures à une grande partie des aspects du droit du travail. De la même façon qu’il a fallu, pour les heures supplémentaires, fixer deux taux de majoration (25% en droit supplétif, et 10% au moins en cas d’accord), il va être nécessaire de prévoir deux cas sur chacun des nombreux thèmes relevant du code du travail, de manière à ce que soient encadrés à la fois les négociations et les situations où elles sont absentes. Si un tel dispositif reste indispensable pour garantir que les nombreux salariés non couverts par des négociations restent protégés, on voit mal comment il peut réduire la taille du code du travail, ce qui n’est d’ailleurs pas son objectif premier.

Finalement, à la lecture, le projet proposé apparaît souvent fort abstrait, et largement tiré par des considérations juridiques techniques. Au-delà de l’exemple du temps de travail mentionné ci-dessus, on se demande ainsi quelles autres thématiques précises vont réellement nécessiter la coexistence d’un droit « minimal » au nom de l’ordre public, et d’un droit supplétif en l’absence de négociations. Le risque d’une réforme qui consiste en un simple toilettage technique du code du travail sans véritable implication pratique semble réel. Dans tous les cas, si l’objectif est de dynamiser la négociation d’entreprise, la méthode n’est pas la bonne.

Le code du travail face à la négociation d’entreprise

Faire en sorte que salariés et employeurs puissent mieux négocier est un objectif louable. Cependant, le rapport Combrexelle et ceux qui l’accompagnent ne proposent pas d’améliorer le fonctionnement des négociations, mais plutôt d’étendre le champ de ce qui peut être négocié, sans vraiment s’interroger sur l’organisation des négociations d’entreprise. Ceci revient à mettre la charrue avant les bœufs, et à passer largement à côté du problème principal de la négociation en entreprise : aujourd’hui, on ne négocie que très rarement dans les entreprises où la loi prévoit déjà des dispositifs formels de négociation.

La législation française sépare les instances et les représentants du personnel ayant un rôle de consultation dans les entreprises, et ceux ayant vocation à négocier. Les représentants élus lors des élections professionnelles (ayant lieu en général tous les quatre ans) siègent au sein des instances consultatives telles que le Comité d’Entreprise (CE), la Délégation du Personnel (DP), ou le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT). Ces instances peuvent parfois être fusionnées, par exemple au sein d’une Délégation Unique du Personnel. Elles peuvent comporter des représentants syndiqués et non syndiqués, et elles n’ont, sauf cas dérogatoires, pas vocation à négocier.

La négociation est en principe le monopole des Délégués Syndicaux (DS). Ceux-ci sont désignés par les syndicats représentatifs, c’est-à-dire ceux ayant obtenus au moins 10% des votes aux élections professionnelles. À noter qu’avant 2008, les syndicats représentatifs étaient les cinq grands syndicats historiques français (CGT, CFDT, CGT-FO, CFTC, CGC) qui pouvaient alors désigner n’importe quel salarié comme délégué syndical, même lorsqu’ils étaient localement très minoritaires dans une entreprise. Selon la loi, les employeurs doivent négocier avec les délégués syndicaux de leur entreprise ou de leur établissement d’entreprise au moins une fois par an lors des Négociations Annuelles Obligatoires (NAO) qui doivent obligatoirement inclure les thèmes des salaires et des conditions de travail. Ces négociations doivent en théorie avoir lieu dans tous les établissements d’entreprise de plus de 10 salariés dès lors que des délégués syndicaux sont présents.

Premier problème : dans deux tiers de ces établissements, il n’y a tout simplement pas de délégués syndicaux (Graphique 1).

Graphique 1 : prévalence comparée des différents type de Représentants du personnel dans les établissements en fonction de leur taille.

Source : Dares - enquête REPONSE de 2010. Proportions obtenues par lissage non-paramétrique (réalisé par l’auteur). Comité d’Entreprise (CE), Délégation du Personnel (DP), Délégués syndicaux (DS), Délégation Unique du Personnel (DU)

L’absence de DS est quasiment la règle dans les établissements de 10 à 20 salariés. Ce qui est peut-être moins connu, c’est qu’elle reste encore le cas majoritaire dans les établissements plus gros, de 50 à 100 salariés [2].

Second problème : dans un établissement sur trois disposant de DS, les négociations n’ont pas lieu, alors même que ces négociations sont obligatoires, et que les DS sont principalement mandatés pour y participer. Les causes données par les employeurs à l’absence de négociations sont l’application d’un accord de branche, une décision de la direction, ou l’absence de demande formulée par les salariés (11). Quoi qu’il en soit, les DS des établissements dans lesquels on ne négocie pas ne font pas le travail pour lequel ils sont mandatés.

Troisième problème : lorsqu’il y a des négociations, elles n’aboutissent à un accord que dans deux tiers des cas.

Mises bout à bout, ces statistiques impliquent que seuls 10% des établissements d’entreprise qui pourraient le faire signent des accords. Les observateurs citent souvent la statistique de 36 000 accords d’entreprise par an pour signifier que la négociation d’entreprise est la plus dynamique aujourd’hui. Mais cette statistique n’a pas beaucoup de sens si elle n’est pas rapportée aux quelques 350 000 entreprises qui sont théoriquement en mesure de signer des accords. Lorsqu’elle l’est, il apparaît clair qu’on négocie en fait très peu dans les entreprises françaises.

Dans ce contexte, vouloir étendre les prérogatives de la négociation d’entreprise apparait comme largement prématuré. Pour 90 % des entreprises, le cadre légal qui s’appliquera à l’avenir doit être entièrement redéfini dans le nouveau code du travail. Ce « droit supplétif » qui est à construire de toutes pièces sera celui qui définira, avec la convention de branche, les protections et les droits d’une très grande majorité de salariés. Selon l’orientation prise par le gouvernement dans les quelques mois qu’il va consacrer à la rédaction de la réforme du travail, cette réforme pourra donc être favorable ou défavorable aux salariés.

Quoi qu’il en soit, avant d’étendre les prérogatives de la négociation en entreprise, il faut faire en sorte que les conditions pour que cette négociation puisse aboutir soient réunies. Or ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui.

Étendre le champ de la négociation d’entreprise ne suffit pas à la favoriser

Considérer qu’en donnant du poids à la négociation d’entreprise, on va naturellement inciter les salariés et les employeurs à négocier davantage est un vœux pieux. Comme l’explique très clairement Jean-Denis Combrexelle dans son rapport, cette stratégie n’a jusqu’à présent jamais fonctionné. Les exonérations de cotisation offertes à la fin des années 1990 aux entreprises qui négociaient des accords pour la mise en place des 35 heures (Aubry 1 et 2) n’ont eu qu’un succès limité, malgré l’existence d’une incitation financière. Par ailleurs, cela fait déjà plusieurs années qu’on ne cesse d’étendre les prérogatives de la négociation d’entreprise de façon coercitive : obligation de négocier sur la parité introduite en 2004, obligation de négocier sur le droit syndical dans les entreprises de plus de 300 salariés depuis 2008, obligation de négocier les GPEC (Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences) introduite sous le gouvernement actuel.

À ces nouvelles négociations obligatoires qui doivent avoir lieu tous les trois ans s’ajoutent les régimes dérogatoires à la hiérarchie des normes déjà existants, comme celui déjà évoqué des 35 heures. Que la négociation soit restée optionnelle ou imposée de force, aucun de ces régimes n’a fonctionné. Les acteurs ne s’emparent que très peu des extensions du champ de la négociation qui ont été progressivement mises en place, et passent largement outre les nouvelles obligations qui leur sont régulièrement imposées. Si on ne repense pas d’abord l’organisation du dialogue social en entreprise, il n’y a donc aucune raison que les partenaires sociaux se mettent soudainement à négocier [3].

Il y a donc une explication plus fondamentale à ces constats tirés de l’histoire récente : lorsqu’on ne parvient pas à s’entendre pour négocier sur peu, il n’y a pratiquement aucune chance qu’on parvienne à s’entendre pour négocier sur beaucoup. C’est d’autant plus vrai que la négociation d’entreprise est sur un certain nombre d’aspects un jeu à somme nulle : ce qu’obtiennent les salariés est acquis au détriment des actionnaires, et vice-versa. Ce conflit d’intérêts fondamental entre salariés et employeurs est systématiquement écarté des débats, pour des raisons que l’on comprend aisément. Mais c’est pourtant lui qui rend la négociation difficile. Et évoquer ce conflit d’intérêts ne signifie pas nécessairement adopter une vision marxiste du monde du travail mais relève plutôt de la simple observation : dans les quelques entreprises françaises qui négocient, on négocie en premier lieu les salaires [4]. C’est ce qui intéresse les salariés en priorité, et les gains obtenus se font au détriment des profits.

Pour que la négociation puisse fonctionner, il faut donc mettre en place des instances au sein desquelles ce conflit d’intérêts puisse se résoudre efficacement et le plus pacifiquement possible. C’est uniquement lorsqu’on aura pris le temps de faire cela que l’on pourra véritablement étendre avec succès le champ de la négociation, pour y inclure notamment l’organisation du travail, la gestion RH, ou les questions sociales. Contrairement à la question fondamentale du partage de la valeur ajoutée qui doit d’abord être résolue, ces négociations ne constituent pas toujours des jeux à somme nulle : si elles fonctionnent correctement, elles peuvent être bénéfiques à tous.

Les raisons de la faible négociation

Les données et les recherches disponibles à ce jour ne permettent pas de comprendre pleinement les raisons du faible nombre de négociations dans les entreprises. Mais il y a des pistes sérieuses, qu’un nombre fort réduit de chercheurs s’efforcent de creuser.

La piste principale, et la mieux documentée, est celle de la discrimination syndicale et de la peur qu’elle suscite chez les salariés qui pourraient envisager de prendre un mandat de représentant. Les salariés ont peur de s’engager dans les instances représentatives parce qu’ils craignent pour leur carrière. Plus d’un tiers des salariés mentionnent ainsi la peur des représailles comme une raison à la faible syndicalisation en France (sondage TNS-SOFRES). Ces craintes ne semblent pas infondées : 40% des délégués syndicaux estiment que leur mandat a été un frein pour leur carrière, et l’étude de leurs salaires révèle qu’à diplôme, ancienneté et âge égaux, ils sont payés en moyenne 10% de moins que leurs collègues non syndiqué (12). L’analyse des salaires révèle également que tous les délégués syndicaux ne sont pas logés à la même enseigne. Ceux qui ne négocient pas avec leur employeur ne subissent aucune pénalité salariale, et sont même parfois mieux rémunérés que les salariés non syndiqués.

À l’inverse les délégués des syndicats les plus vindicatifs, ou ceux qui négocient sans parvenir à un accord avec leur employeur subissent de très lourdes pénalités salariales. Cela suggère que ces moins bons salaires reflètent une forme de punition qu’infligent les employeurs à leurs « partenaires sociaux » les moins complaisants. On comprend mieux alors pourquoi un tiers des délégués syndicaux rechignent à négocier. Les cas avérés de discrimination ou de répression ayant donné lieu à des réparations judiciaires se sont tellement accumulés ces dernières années qu’ils ont fini par sérieusement inquiéter les organisations syndicales. À tel point qu’en 2013, la CFTC, la CGT, FO, la FSU et Solidaires, ainsi que le Syndicat des Avocats de France, le Syndicat de la Magistrature ont allié leurs forces pour créer un Observatoire de la discrimination et de la répression syndicales.

De la discrimination syndicale, ou à tout le moins, de l’absence de perspective de carrière pour les représentants, découle une série de conséquences bien ordonnées qui engendrent un cercle vicieux :
1. L’impossibilité même de tenir des élections professionnelles du fait de l’absence de candidats ou de demande de la part des salariés. Rares sont en effet les salariés prêts à prendre un mandat par crainte d’une stigmatisation.
2. Dans les entreprises qui peuvent néanmoins tenir des élections, des candidats qui ne sont pas toujours représentatifs de la majorité des salariés, soit de par leur fort militantisme, soit parce qu’ils candidatent pour des raisons personnelles incompatibles avec l’intérêt général (éviter un travail pénible, bénéficier de la protection contre le licenciement, etc.)
3. Des salariés qui de ce fait ne se reconnaissent que rarement dans l’action de leurs représentants, et qui considèrent dans 25 % des cas que les syndicats gênent le fonctionnement de leur entreprise.
4. Des employeurs qui en conséquence ne reconnaissent pas la légitimité des représentants, qu’ils considèrent trop peu représentatifs, et dont ils tentent de contourner l’action, soit par des tentatives de corruption (acheter la « paix sociale »), soit par de la discrimination facilitée par le désintérêt des autres salariés.

La boucle est bouclée. Moins les syndicats sont représentatifs et soutenus, plus il est facile de les discriminer, moins il y a de candidats aux élections professionnelles, et moins les syndicats sont représentatifs…

Des pistes pour promouvoir et améliorer la négociation

Il faut d’abord prendre garde à ne pas tomber dans le discours stérile qui consiste à dire que les employeurs sont les seuls responsables de la situation observée. La discrimination syndicale s’attache à une fonction, elle est le produit du caractère inadapté des règles qui définissent et encadrent cette fonction.

Faire pleinement le constat des dysfonctionnements liés aux règles actuelles et y adjoindre la liste des remèdes possibles dépasse largement le cadre de cette contribution (13). On se contentera d’évoquer quelques pistes.

Si l’on veut des négociations de qualité, il faut d’abord commencer par valoriser le rôle et la situation de ceux qui négocient. L’importance que l’on donne aux négociateurs doit être à la mesure de l’importance que l’on veut donner aux négociations elles-mêmes. Valoriser les représentants syndicaux, c’est aussi inverser le cercle vicieux, en incitant davantage de salariés à candidater aux élections, permettant ainsi aux salariés de se sentir mieux représentés, ce qui rendra les représentants plus légitimes, mieux protégés, et plus puissants.

Ensuite, il faut noter que la négociation collective engendre un double coût pour les employeurs. Il y a évidemment le coût – légitime – lié au partage des rentes et des profits, partage qui se fait comme nous l’avons rappelé dans un jeu à somme nulle. Ce coût suffit d’ailleurs à comprendre le souhait des employeurs d’éviter les syndicats. Mais il y a aussi le coût lié aux moyens qu’il doit fournir aux syndicats et à leurs représentants : local syndical, moyens de communication, panneaux d’affichage, mais surtout de nombreuses heures de délégation directement payées par l’employeur pour le travail de représentation (ces heures étant directement prises sur le temps de travail). L’idée selon laquelle les employeurs paient seuls les coûts liés au dialogue social semble difficile à justifier. Elle a dans tous les cas pour conséquence pratique de rendre les employeurs encore plus hostiles aux syndicats, ce qui n’est vraiment pas nécessaire dans le contexte actuel.

On pourrait donc envisager de financer les coûts liés au dialogue social par une cotisation sociale obligatoire généralisée à l’ensemble des salariés. Cette cotisation pourrait être partagée à parts égales entre employeurs et salariés comme cela est fait pour la protection sociale. Elle pourrait être prélevée sur l’ensemble des salariés des entreprises ayant droit à une représentation du personnel (entreprises de plus de 10 salariés) qu’il y ait ou non des représentants dans ces entreprises. Elle financerait ensuite les heures de délégation dans les entreprises qui disposent de représentants. Avec un tel mécanisme, salariés et employeurs paieraient de toute façon pour la possible présence de représentants syndicaux, et les employeurs se verraient indemnisés pour les coûts liés à leur activité lorsqu’ils sont effectivement là. Cela atténuerait le rejet initial que peuvent ressentir les employeurs qui doivent soudainement s’acquitter de nombreuses obligations lorsqu’un salarié a souhaité devenir représentant du personnel.

Une dernière piste à creuser est de donner les moyens aux salariés de s’impliquer davantage auprès de leurs représentants. Les cotisations prélevées pour financer le dialogue social pourraient par exemple être en partie redistribuées aux salariés sous la forme d’une caisse commune leur permettant d’orienter ou de rétribuer l’action de leurs représentants. Les salariés devraient également disposer d’un droit d’alerte auprès des syndicats lorsqu’ils considèrent qu’un représentant ne fait pas le travail pour lequel il est mandaté. Cela permettrait d’éviter ces quelques cas de comportement anormal qui, à force d’être abondamment repris, entretiennent largement la mauvaise réputation des syndicats auprès d’une partie de l’opinion.

Le mythe de la culture du conflit

Les causes des dysfonctionnements de la négociation ont davantage une racine institutionnelle que culturelle. Cela fait plus de soixante ans que les pouvoirs publics tentent par tous les moyens de favoriser le dialogue social en multipliant les instances de concertation et de négociation, et en facilitant au maximum leur mise en place. L’erreur est de ne pas avoir réalisé qu’un représentant du personnel est aussi un salarié. Il est censé être l’égal de l’employeur dans la négociation, mais il reste sous son autorité en tant que salarié. Multiplier les instances et faciliter leur mise en place a eu l’effet paradoxal d’émietter peu à peu la représentativité des représentants, et leur légitimité aux yeux des employeurs. Cela suffit largement à expliquer que des relations professionnelles hostiles se nouent dans de nombreuses entreprises. Invoquer un problème culturel relève ici de la paresse intellectuelle : en surfant sur les mythes collectifs concernant la société française, on propose une explication générale facile à vendre et qui ne nécessite pas de décortiquer en détail les problèmes bien concrets auxquels font face les entreprises.

Concluons par une dernière observation sur le code du travail : sur les quelque 1200 pages qu’il contient, la partie consacrée aux relations collectives au travail est la plus importante (environ 280 pages). Cette partie est notamment plus longue que celle dédiée aux relations individuelles au travail (environ 230 pages), qui est souvent considérée comme relativement courte en comparaison des Codes du Travail étrangers. C’est cette partie consacrée aux relations collectives qui doit d’abord être repensée et clarifiée, afin de faire en sorte qu’elle soit un peu plus respectée, et que les négociations collectives puissent se faire de façon effective dans le respect de l’ensemble des partenaires sociaux. Ensuite seulement, on pourra envisager d’étendre les prérogatives de ces négociations. Sans pour autant oublier que seule la loi reste à même d’offrir des protections garanties à l’ensemble des salariés. Si la négociation est utile pour s’adapter aux contingences locales, elle reste d’abord et avant tout à leur merci.

par Thomas Breda, le 26 janvier 2016

Aller plus loin

(1) Déclaration publique de Manuel Valls en septembre 2015.
(2) Jean-Denis Combexelle, La négociation collective, le travail et l’emploi, France Stratégie, rapport au 1er Ministre, Sept. 2015.
(3) Institut Montaigne, « Sauver le dialogue social, Priorité à la négociation d’entreprise », Rapport, sept. 2015.
(4) Gilbert Cette et Jean Barthélémy, « Réformer le droit du travail », rapport réalisé pour Terra Nova. Sept. 2015.
(5) FMI, « Perspective de l’économie mondiale 2015 », à venir.
(6) Voir Gilles Balbastre, « Combien de pages valez-vous ? », Le Monde diplomatique, novembre 2014.
(7) Voir ce Tweet récent du Medef : « Code du travail : 1990 : 1000 pages, 1 m de chômeurs, 2000 : 2000 pages, 2 m de chômeurs, 2010 : 3000 pages, 3m de chômeurs »
(8) Daniel Marchand et Michel Miné, Le Droit du travail en pratique, Eyrolles, Paris, 2014.
(9) Philippe Askenazy, « L’insoutenable légèreté du code du travail », Le Monde, 1er Septembre 2015.
(10) Alain Supiot, « Non, le code du travail n’est pas le problème ! », Le Monde , 14 octobre 2014.
(11) Voir Naouas et Romans (2014), « La négociation salariale d’entreprise de 2004 à 2010 : Entre renforcement de l’obligation de négocier et baisse de l’implantation des délégués syndicaux » Dares Analyses n° 067, Septembre.
(12) Thomas Breda, « Les délégués syndicaux sont-ils discriminés ? », La Revue Economique, vol 65, n°6, p. 841-880, 2014.
(13) Voir notamment le constat détaillé et les propositions que nous faisons ici

Pour citer cet article :

Thomas Breda, « La réforme du code du travail », La Vie des idées , 26 janvier 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-reforme-du-code-du-travail

Nota bene :

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Notes

[1On peut rappeler à ce titre que la plupart des experts qui s’expriment sur le code du travail, y compris l’auteur de ces lignes, font justement partie des rares personnes qui, de part leur métier de chercheur ou leur fonction d’élu, ne sont pas ou peu soumis à un tel rapport hiérarchique.

[2Le graphique 1 montre par ailleurs qu’il ne semble pas y avoir de discontinuité de présence des DS ou même des autres instances telles que le CE au «  seuil social  » de 50 salariés. Le code du travail rend pourtant les CE obligatoires au-delà de ce seuil.

[3Il y a une seule exception, celui des Plans de Sauvegarde de l’Emploi (PSE) qui doivent en principe être négociés depuis la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013, et qui le sont effectivement dans la majorité des cas. Cependant ces accords concernent une minorité d’entreprises en grande difficulté économique qui n’ont d’autre choix que de réduire leur activité. Dans ce cas précis, les pouvoirs publics (via les Dreccte) encadrent largement les négociations et l’incitation à trouver un accord rapidement est par ailleurs particulièrement forte. Prendre l’exemple de ces accords, comme le fait parfois le gouvernement, pour affirmer que les partenaires sociaux s’emparent des nouvelles possibilités de négocier mises à leur disposition relève donc de la publicité mensongère.

[4Les salaires sont abordés dans 33 % des quelques 30 000 accords d’entreprise signés en 2014, loin devant le temps de travail qui n’est abordé que dans 21 % d’entre eux, l’emploi (13 % des accords), ou encore les conditions de travail (2 % des accords). Voir Bilan de la négociation collective en 2014, Ministère du Travail.

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