Recensé : Alice Goffman, On the Run : Fugitive Life in an American City, Chicago, University of Chicago Press, 2014. Traduction française par S. Renaut : L’art de fuir ; enquête sur une jeunesse dans le ghetto, préface de D. Fassin, Seuil 2020.
Premier ouvrage d’Alice Goffman, jeune professeure à l’Université du Wisconsin, On the Run est l’une des attractions éditoriales du moment, non seulement en sociologie mais aussi, plus généralement, dans le vaste univers de la non-fiction américaine. Un an à peine après sa parution aux presses de l’Université de Chicago, l’ouvrage a déjà été l’objet d’une seconde édition. La présentation du livre, par son auteure elle-même, sur le site internet TED, plate-forme de diffusion de la connaissance, a déjà été vue près de 900 000 fois depuis sa mise en ligne il y a trois mois [1]. Le prestige a cependant ses revers. Souvent encensé, l’ouvrage est aussi sévèrement critiqué, plaçant son auteure au cœur d’une controverse dont l’écho est parvenu jusqu’au New York Times [2].
« Si t’entends les flics arriver, tu cours »
Plusieurs raisons peuvent expliquer le succès que connaît cet ouvrage. Son point de départ, tout d’abord, interpelle : l’expérience quotidienne de sept jeunes d’un quartier noir de Philadelphie, dont les actions, les relations et les perceptions, y compris les plus ordinaires et les plus intimes, sont structurées par l’activité des agents du système pénal, tour à tour chargés de les surveiller, les traquer, les poursuivre, les arrêter, les juger, les contraindre et les enfermer. Dans la 6th Street, nom fictif que l’auteure a donné au quartier, la leçon se transmet dès le plus jeune âge : « Si t’entends les flics arriver, tu cours », explique Chuck, 19 ans, à son petit frère, Tim, 12 ans (p. 23). Ici se loge l’une des principales thèses de l’ouvrage : en grandissant, ces jeunes intériorisent les réflexes d’une vie de fugitifs, « en cavale » (on the run) dans leur propre quartier.
Le propos, saisissant, s’inscrit a fortiori dans un contexte sociopolitique marqué par l’indignation croissante d’une part de la population américaine à l’encontre de discriminations raciales de plus en plus insupportables. Les morts récentes de plusieurs jeunes hommes noirs, tués par les balles de policiers blancs, donnent une coloration tragique à un tableau sociologique déjà alarmant. Dès la préface de son ouvrage, Alice Goffman rappelle que l’inflation carcérale américaine ne touche pas au hasard : plus de 11% des jeunes hommes noirs (de 20 à 34 ans) sont en prison, pour environ 2% des jeunes hommes blancs [3]. Alice Goffman ajoute que « ces différences raciales sont renforcées par des différences de classe » (p. ix) : environ 60% des jeunes noirs qui n’ont pas fini le lycée passent par la prison avant leurs 35 ans.
La méthode utilisée, quant à elle, fascine et force le respect : six années d’ethnographie, durant lesquelles Alice Goffman a cherché à se fondre dans la vie sociale de ces jeunes, pour partager leurs routines, leurs activités et leurs moments d’ennui, devenant même, pendant quelques mois, la colocataire de deux d’entre eux (p. 238-239). De l’avis de l’auteure, la fascination exercée par sa démarche pose cependant question, quand elle se concentre sur sa propre expérience de jeune fille blanche bien éduquée, partie s’aventurer dans un quartier noir paupérisé. Elle craint alors que le regard se détourne de ce qui constitue le cœur de son propos : l’expérience de jeunes noir sous-diplômés, dans une société minée par les inégalités sociales et les ségrégations raciales [4]. Adoptant la posture de l’observatrice participante, Alice Goffman a vécu quelques descentes policières particulièrement musclées (p. 61-62). Devait-elle aller plus loin ? « On m’a dit qu’avec un dossier criminel, je n’aurais pas pu enseigner à l’Université […] L’espace d’un instant je me suis demandé : “est-ce que je dois prendre ce boulot ?” » [5].
Placée dans la posture privilégiée de celle qui a le choix, contrairement aux jeunes qu’elle a intimement côtoyés, Alice Goffman a finalement opté pour son « boulot », ne poussant pas son enquête jusqu’à subir les épreuves pénales qui constituent le quotidien de ces derniers. Aux yeux de la police, elle ne représentait, au mieux, qu’une source potentielle d’informations au sujet des jeunes qu’elle fréquentait, rapprochant là son expérience – bien qu’imparfaitement – de celle des mères et des petites amies du quartier (p. 242). Ces femmes, Alice Goffman les a également longuement fréquentées, ainsi que d’autres acteurs a priori périphériques, de Rakim, vendeur de photos situé non loin d’un service de probation (p. 147-149), jusqu’à Pappi, l’épicier du quartier (p. 150-151). Le niveau d’immersion est à bien des égards exceptionnel. De l’avis du sociologue Christopher Jencks, l’ouvrage restera « un classique de l’ethnographie » [6].
Le succès de cet ouvrage tient peut-être enfin, en partie au moins, à la biographie de l’auteure, fille de l’un des plus grands sociologues du XXe siècle, figure incontournable d’une tradition sociologique – dite de « l’École de Chicago » – dont l’auteure se réclame également. Si Erving Goffman est décédé quand sa fille n’avait qu’un mois, l’héritage – fut-il fantasmé – est trop beau pour qu’il n’ait pas contribué à éveiller la curiosité. Dans sa « note méthodologique », l’auteure souligne d’ailleurs, au détour d’un paragraphe, que « l’ombre de [son] défunt père a pu [la pousser] à aller plus loin que ce qui était prudent ou attendu » (p. 229). Avec humilité, elle rappelle cependant qu’elle a avant tout bénéficié du support de ses proches, notamment de sa mère et de son père adoptif, deux célèbres sociolinguistes qui comprenaient ce qu’elle faisait, et la soutenaient dans sa démarche (p. 229). Ce bagage familial n’est certainement pas étranger, comme le souligne l’auteure elle-même, aux conseils avisés et à l’accompagnement dévoué dont elle a bénéficié auprès de chercheurs renommés, notamment Howard Becker, Elijah Anderson et Mitchell Duneier. Plusieurs mois avant la parution de l’ouvrage, ce dernier était « attendu », de l’aveu de Gary Alan Fine, spécialiste reconnu d’Erving Goffman, qui espérait même qu’il devienne le « grand » ouvrage qu’il était, semble-t-il, déjà appelé à devenir [7].
Stigmate pénal et domination sociale
Plongée dans le quotidien ordinaire de la 6th Street, Alice Goffman mesure le poids du stigmate pénal, qui trace une ligne de démarcation structurante entre ceux qui sont passés par les institutions pénales, et les autres : il y a les dirty (sales), et les clean (propres). Les premiers ne sont cependant pas les bad apples (pommes pourries) d’un arbre sain (p. 18) : dans un quartier qui est pourtant loin d’être le plus pauvre et le plus dangereux à Philadelphie (p. 4), la présence policière et la répression judiciaire sont telles que le stigmate pénal devient la norme. Dans ce cadre, le quotidien des jeunes clean est structuré par la nécessité inquiète d’éviter le contact avec les autorités pénales, et garder leurs distances avec les jeunes dirty. L’ordre normatif s’inverse : ces jeunes « mènent des vies clean dans un monde sale (dirty world) » (p. 194).
Le long de trajectoires individuelles que l’on suit de page en page, Alice Goffman analyse la manière dont le stigmate pénal tend à exacerber une situation de domination sociale qui le précède, et qui pèse sur l’ensemble des habitants du quartier. Comme le suggèrent des travaux de sociologie de la prison, la situation carcérale constitue, à bien des égards, l’exemple même de l’effet multiplicateur du stigmate pénal : la vie en détention exacerbe, entre les murs, les rapports sociaux qui se nouent par-delà les murs [8]. Les observations d’Alice Goffman prolongent l’argument, en décortiquant les ressorts de ce processus, à mesure qu’il se cristallise hors les murs : ni en amont, ni en aval de la prison, mais entre les moments d’incarcération qui jalonnent les trajectoires des jeunes du quartier. Si la prison est dans toutes les bouches, car sa menace est permanente, ces jeunes passent des moments – plus ou moins longs – à l’extérieur, chez eux ou dans des maisons de transition (halfway houses), soumis à l’obligation de payer leurs frais de justice, et placés sous le joug de peines de probation ou de libération conditionnelle (on parole), accompagnées de leurs listes de conditions restrictives : interdiction de quitter la ville, couvre-feux, tests d’urine à intervalles réguliers, etc. Alice Goffman nous plonge là au cœur du continuum de contrôle caractéristique des nouveaux régimes de « punitivité » [9], brouillant les frontières de la prison et du quartier, redessinant ainsi les contours de la communauté et, par-là, de la citoyenneté.
Dans ce contexte, les jeunes dirty ont-ils d’autres choix que celui de « cavaler », quand chacun sait qu’une interaction avec la police peut le conduire en prison ? À mesure qu’ils intériorisent les règles de ce cache-cache avec les forces de l’ordre, les jeunes dirty apprennent aussi à devenir méfiants. Si l’un d’entre eux est dans l’incapacité de payer ses frais de justice, ou s’il manque la moindre condition – fut-elle minime – de l’une des peines auxquelles il est astreint, il tend ainsi à éviter les lieux qui pourraient être surveillés : funérailles, parloirs, hôpitaux, etc. Ainsi Chuck, par crainte de se faire arrêter, refuse de se rendre à la maternité où sa petite amie donne naissance à leur second enfant (p. 35). La domination devient (auto-)exclusion. Alice Goffman retrouve là, par l’ethnographie, des résultats récents qui, par le recours à des méthodes quantitatives, montrent la corrélation entre le degré de contact avec la justice pénale et l’évitement des institutions, publiques ou privées, munies de registres officiels : hôpitaux, banques, écoles, emplois déclarés [10]. Ici se loge l’une des caractéristiques centrales de l’expérience de ces jeunes : être on the run signifie toujours, dans le même temps, être à l’arrêt (p. 196), confiné spatialement dans le territoire du quartier, immobilisé socialement, coincé sous le poids du stigmate pénal.
La situation prend des allures de cercle vicieux : « un jeune homme [recherché] en vient à comprendre que les activités, les relations et les lieux sur lesquels compte tout un chacun pour maintenir une identité décente et respectable, deviennent pour lui un système que les autorités exploitent pour l’arrêter et l’enfermer […] Aussi longtemps qu’il court le risque de l’enfermement, [il comprend] que rester en liberté et maintenir des relations familiales, professionnelles et amicales deviennent des objectifs contradictoires : s’accrocher à l’un réduit ses chances de répondre à l’autre » (p. 53). L’entourage des jeunes dirty n’est pas non plus à l’abri. Leurs mères et leurs petites amies en font l’expérience directe quand elles doivent répondre aux stratégies policières menaçantes – et parfois violentes (p. 72) – destinées à obtenir toute information susceptible de faciliter l’arrestation de l’un de leur fils, ou de leur petit ami. Le stigmate pénal déteint également sur les jeunes qui en paraissent les plus éloignés. La trajectoire de Josh (p. 181-185), l’un des jeunes clean qui s’en sort le mieux, en constitue une bonne illustration. Diplômé en management, et employé dans une entreprise du centre-ville, ce dernier perd son emploi quand ses collègues découvrent qu’il noue des liens avec des jeunes dirty. Après deux ans au chômage, il retrouve un emploi, et s’éloigne à nouveau du quartier.
Économie morale et suspicion
La présence quotidienne de la police et la crainte permanente de la prison opèrent une restructuration d’ensemble de la vie sociale du quartier, produisant « un nouveau cadre moral à travers lequel les habitants façonnent leurs identités et ajustent leurs relations » (p. 198). À mesure que les institutions pénales s’installent comme la clef de voûte des processus de socialisation des jeunes dirty, reléguant l’institution scolaire à une place secondaire (p. 107), les épreuves pénales deviennent les épreuves sociales les plus significatives. C’est le cas des procès, durant lesquels les jeunes se montrent et se mesurent, jugeant notamment leur importance à la taille du public venu les soutenir à l’audience (p. 116). Leur entourage aussi se montre, et se jauge : si une femme se tient aux côtés de la mère du prévenu, elle signale aux yeux de tous, et notamment de ses éventuelles concurrentes, qu’elle est la petite amie « officielle » (p. 117). Dans le même ordre d’idées, la présence dans le public d’un jeune sous mandat d’arrêt, annonce publiquement la considération qu’il accorde au prévenu, en même temps que le risque qu’il prend souligne sa bravoure et son honneur (p. 121). La valeur de ces biens moraux peut cependant être disputée, quand un jeune minimise le risque pris par l’un de ses amis, estimant, par exemple, qu’il ne cherche qu’à s’acheter une réputation (p. 130).
À cette économie morale s’articule une économie matérielle informelle, au sein de laquelle s’échangent biens et services. De Rakim, gérant d’un magasin de photos qui vend de l’urine propre en vue de tests probatoires (p. 147-149), aux quelques surveillants de prison qui acceptent de l’argent pour faire passer de la drogue ou des médicaments (p. 155-156), les motivations sont diverses : si le premier présente son activité comme la compensation d’un système pénal injuste (p. 160), les seconds, dans leur majorité, expriment une hostilité forte à l’envers des jeunes et des détenus, interprétant leur activité comme la compensation de leur « sale boulot », et de leur salaire de misère (p. 160-161). D’autres modifient leurs prix en fonction de critères moraux. Ainsi en est-il de ce gardien d’une maison de transition (halfway house), qui accepte de laisser sortir certains jeunes contre rémunération, mais qui fait payer plus cher ceux qui s’engagent dans des activités illicites : « Si le gars va dehors pour vendre de la drogue et, tu vois, pour récupérer le flingue qu’il a laissé chez un pote quand il est parti en prison, là je demande 200 dollars […] Si le gars va bosser ou s’occuper de ses gamins – tu vois, un bon gars – je demande vraiment moins cher, et même des fois je le laisse y aller gratuitement » (p. 158-159).
Les relations sociales qui se nouent dans le quartier, et le cadre moral au sein duquel elles se façonnent, sont cependant suspendues à l’éventualité qu’un proche, clean ou dirty, craque sous la pression de la police, et dénonce l’un des siens. Les mères et les petites amies, en particulier, sont mises à rude épreuve. Si certaines d’entre elles sont reconnues pour leur capacité à résister à la police, la plupart – plus souvent d’ailleurs les petites amies que les mères – se retrouvent dans la posture stigmatisée de « celles qui ont trahi » quand, après plusieurs descentes de police, sous la menace d’une expulsion de leur appartement ou du retrait de la garde de leurs enfants (p. 65), elles indiquent le lieu où leur proche se cache, ou incitent fortement ce dernier à se rendre. Certaines, face à l’humiliation publique, n’ont dès lors d’autres choix que de déménager (p. 75). La plupart cependant, cherchent aussi à se racheter, pour tenter de restaurer leur image et leur estime de soi. Elles doivent, pour cela, multiplier les lettres, les mandats et les visites en détention, pour apporter à leur proche un support moral et financier. Elles doivent aussi, simultanément, réinterpréter les évènements passés afin de minimiser leur rôle dans l’arrestation de leur petit ami (p. 82). Si certaines réussissent à regagner la confiance de ce dernier (p. 85), cette confiance reste précaire. Dans cet univers où, sous le poids de la menace pénale, l’imprévisibilité et la suspicion se renforcent mutuellement (p. 198), c’est in fine tout espoir de solidarité durable qui se trouve compromis.
Politiques raciales, politiques pénales et politiques sociales
L’ouvrage d’Alice Goffman s’inscrit dans un ensemble de travaux qui replace l’hyper-punitivité du système pénal américain dans une histoire de longue durée des dispositifs institutionnels de production et de reproduction des hiérarchies raciales. Cette histoire remonte à l’esclavage, remplacé en 1865 par un dispositif juridico-administratif de ségrégation raciale, instauré par les lois Jim Crow dans le Sud des États-Unis, avant d’être combattu, puis aboli, emporté – en tout cas formellement – par le mouvement des droits civiques dans la première moitié des années 1960. Dans le Nord des États-Unis, la ségrégation raciale a pris la forme urbaine des premiers « ghettos » afro-américains, peuplés de migrants fuyant le Sud au début du XXe siècle [11]. Dans le contexte de la crise économique des années 1970, l’explosion du chômage de masse – couplée à la montée d’une économie de services, qui promeut l’hexis de la petite bourgeoisie blanche comme premier critère d’employabilité [12] – précipite le redoublement de la ségrégation raciale par une ségrégation sociale rampante. Dans ces espaces paupérisés, l’État pénal se charge de gérer les surnuméraires [13].
Dans l’ouvrage d’Alice Goffman, cette grande histoire, brièvement évoquée en conclusion (p. 202-203), s’incarne dans des destins individuels et dans les significations que leur donnent ceux qui l’ont traversée, et qui en vivent aujourd’hui les conséquences. C’est ainsi que prend sens la trajectoire de M. George (p. 173-175), depuis sa migration vers le Nord, quand il était enfant, à son entrée dans l’armée américaine, en 1959, et à son installation dans ce quartier alors paisible, quelques années plus tard. M. George raconte ainsi la colère, mêlée à un sentiment d’impuissance, avec laquelle les habitants du quartier ont assisté à ses profondes transformations, dès le début des années 1980. De l’activité des promoteurs immobiliers attelés à la construction rentable de logements à loyers modiques, jusqu’à l’intensification de la présence policière, s’esquissent les contours de nouveaux destins pour les jeunes du quartier, dont ses trois petits-fils, Chuck, Reggie et Tim, appelés tour à tour à peupler les cellules des prisons avoisinantes. Durant les six ans qu’Alice Goffman passe dans le quartier, les trois frères ne se côtoient, en dehors de prison, que pendant deux mois (p. 111).
La situation peut-elle être interprétée comme l’avènement d’un « nouveau Jim Crow », pour reprendre le titre percutant d’un récent ouvrage de Michelle Alexander, vendu à plus de 500 000 exemplaires ? L’hypothèse est séduisante, mais insuffisante : comme le défend notamment Loïc Wacquant, le départ des familles bourgeoises noires, qui ont pour une part soutenu cette expansion pénale, symbolise le poids des logiques de classe, qui tendent à surplomber les logiques raciales. Alice Goffman souligne, de même, que l’une des caractéristiques de l’oppression pénale contemporaine est de viser prioritairement les jeunes noirs pauvres, ainsi d’ailleurs que de trop nombreux autres jeunes pauvres, blancs et latinos. Elle ajoute, dans ce cadre, que si les hommes noirs diplômés peuvent « être occasionnellement l’objet d’harcèlement et de violence policières […], ils ne passent pas leur vingtaine en prison, en liberté conditionnelle ou sous la menace d’un mandat d’arrêt » (p. 203).
Conclusion
Le contenu de l’ouvrage peut légitimement susciter des discussions, en particulier sur la description des pratiques de répression, et plus généralement des pratiques de surveillance, qui manque parfois de contextualisation, au point de semer le doute dans l’esprit de certains commentateurs quant à la véracité de certaines des données recueillies [14]. S’il n’est pas question, pour notre part, de mettre en cause l’honnêteté de l’auteure, on aimerait par contre en savoir plus sur la structuration du système de justice pénale pennsylvanien, et sur les inévitables tensions qui le traversent. Quoique l’on puisse toujours souligner que des écarts subsistent, entre les États, eu égard aux taux d’enfermement des jeunes aux États-Unis [15], on ne doute pas de la répression exacerbée, imbécile et caricaturale, qui s’abat sur la jeunesse paupérisée américaine. À bien des égards, elle n’a d’ailleurs pas (ou peu) d’équivalent dans le reste du monde occidental [16]. L’absence totale de sollicitude des agents – notamment des agents de probation – chargés du contrôle des jeunes, y compris des jeunes mineurs, mériterait cependant d’être interrogée : n’y a-t-il pas, dans les interstices de ce système opprimant et révoltant, quelques agents qui croient en la possibilité d’une mission de réinsertion ? Dans une économie morale traversée de jugements contradictoires, il y a de fait peu de raisons pour que certains agents du système pénal – parmi lesquels quelques-uns doivent d’ailleurs probablement venir des quartiers paupérisés – ne soient pas tiraillés par des dilemmes moraux.
Par-delà ces points de discussion, reste le sentiment qu’un compte rendu aura du mal à transmettre : le plaisir de la lecture, au fil de laquelle on s’attache aux personnages, à leurs relations et à leurs destins. On en vient même à frissonner, quand dans les dernières pages de sa « note méthodologique », l’auteure raconte les évènements qui ont entouré la mort de Chuck, tué par un jeune d’un quartier voisin. Alice Goffman raconte alors comment, prise par l’émotion, elle en est venue à accepter, un soir, de conduire un ami du défunt jusque dans les rues du « meurtrier » présumé, en quête d’une vengeance qui n’aura finalement pas lieu. Ce passage a fait couler beaucoup d’encre. Certains ont pointé du doigt le manque de recul de l’auteure, critiquant plus généralement l’aspect sensationnaliste du propos, qu’ils perçoivent comme le symbole du regard porté par certains universitaires blancs venus se perdre dans les quartiers noirs, pour en ressortir avec quelques anecdotes croustillantes et glorifiantes [17]. D’autres ont déplacé la controverse sur le terrain juridique. Ainsi, selon Steve Lubet, professeur de droit à l’Université de Northwestern, l’auteure est non seulement coupable d’une faute éthique, mais d’un crime [18]. Face à la polémique, Alice Goffman a publié un communiqué où, certainement par prudence règlementaire et juridique, elle souligne que tout le monde savait, au moment de prendre la voiture, qu’ils ne trouveraient personne, le « meurtrier » présumé ayant en effet quitté son quartier peu de temps après les faits. Il ne s’agissait ainsi que « d’apaiser un sentiment de rage et de peine », comme une manière, pour les jeunes et les habitants du quartier, « de faire le deuil d’un ami proche » [19].
Pas de traces de ce sentiment rassurant dans l’ouvrage. En revanche, l’auteure confie avoir eu peur de ses propres réactions : « À ce moment-là, et plus encore après coup, mon désir de vengeance m’a effrayé, plus encore que les fusillades dont j’avais été le témoin, plus encore, même, que mes peurs récurrentes pour la sécurité [des jeunes], et plus encore, sans aucun doute, que mes peurs pour ma propre sécurité » (p. 261). Alice Goffman ouvre là une discussion de fond sur les limites émotionnelles et corporelles de l’engagement ethnographique, quand les gestes et les pensées de l’enquêtrice échappent à sa propre morale, et à ses plus intimes convictions.