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Recension Histoire

La première grande guerre civile

À propos de : Tobie Meyer-Fong, What Remains : Coming to Terms with Civil War in Nineteenth-Century China, Stanford


par Victor Louzon , le 11 décembre 2014


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Une historienne revient, par le biais de l’histoire compassionnelle, sur un épisode méconnu : la révolte des Taiping (1851-1864), la plus grande guerre civile de l’histoire de l’humanité avant le XXe siècle, qui amorce en Chine plus d’un siècle de violences.

Recensé : Tobie Meyer-Fong, What Remains : Coming to Terms with Civil War in Nineteenth-Century China, 2013, Stanford University Press, 336 p.

L’autre « siècle des extrêmes »

La Chine moderne peut légitimement contester à l’Europe le qualificatif de « continent des ténèbres » (selon l’expression de M. Mazower) : peu d’espaces ont été autant et aussi constamment tourmentés par la violence politique.

Les grandes saignées du XXe siècle chinois sont pour certaines bien connues, et assignables à des épisodes historiques familiers à la conscience européenne : la Seconde Guerre mondiale, le communisme, etc. Mais contrairement à l’Europe, la Chine ne sombre pas dans le bruit et la fureur en 1914 – et, malgré ce que veut une vulgate ethnocentrique encore répandue, elle n’y sombre pas non plus en 1839, car la première guerre de l’Opium ne bouleverse pas d’emblée l’empire des Qing, la dynastie mandchoue. En Chine, le long « siècle des extrêmes » (selon l’expression d’E. Hobsbawm) commence avec les rébellions du mitan du XIXe, qui inaugurent 120 ans de violence intestine combinée aux agressions étrangères. Le pays ne reprend réellement son souffle que dans les années 1970, après les dernières convulsions du maoïsme.

Une catastrophe inaugurale

La violence s’installe dès la fin du XVIIIe siècle, quand cesse l’ « âge d’or » des Qing. Mais la révolte des Taiping (1851-1864) joue dans cette histoire sanglante le rôle de pivot. Car cet épisode, mal connu en Europe, est tout simplement la plus grande guerre civile de l’histoire de l’humanité avant le XXe siècle : en 1851 les Taiping, groupe millénariste dirigé par un lettré convaincu d’être le petit frère de Jésus-Christ, prennent les armes contre la dynastie Qing. Celle-ci, aux prises avec des difficultés économiques et d’autres soulèvements, ne réagit pas avec une vigueur suffisante. Le conflit s’étend rapidement et ne cesse que treize ans plus tard, après la défaite des Taiping et vingt à trente millions de morts.

Un tel séisme ne peut laisser une société indemne. Pour qui veut comprendre le degré et les modalités de la violence politique dans la Chine du XXe siècle, il paraît indispensable d’apprécier le legs des Taiping. Or si nous disposons d’une littérature abondante et souvent remarquable sur la révolte, sur ses suites politiques (réorganisation de l’État, militarisation locale etc.) et idéologiques (restauration confucéenne) ainsi que sur ses récupérations ultérieures (par le maoïsme notamment), l’impact de la guerre civile sur la société chinoise a été peu étudié.

L’ouvrage de Tobie Meyer-Fong, professeure à l’université Johns Hopkins, peut être considéré comme une tentative pour combler ce vide. C’est du moins ce que suggère le titre, What Remains, qui nous invite à nous demander « ce qui reste » de la guerre. Le sous-titre annonce, de manière un peu énigmatique, l’ambition d’étudier la manière dont les Chinois ont appréhendé la guerre civile (coming to terms with civil war). Le livre porte plus spécifiquement sur le Jiangnan, riche et vaste région de Chine Centrale qui devint l’épicentre de la catastrophe à la fin des années 1850.

Les conséquences humaines de la guerre civile

C’est à une exploration des « conséquences humaines » de la guerre que nous invite l’auteure. Elle considère que les grands récits de la révolution, de la modernisation ou de la construction de l’État occultent, plus qu’ils n’éclairent, l’expérience intime des Chinois pris dans la tourmente du conflit. Car leur expérience fut caractérisée avant tout par « la douleur, l’ambivalence morale, la confusion », la précarité des destins individuels et des allégeances. Par la perte, enfin, que l’auteure souhaite remettre au cœur du récit, au détriment de l’idéologie.

Le titre peut donc tromper car Tobie Meyer-Fong s’attache autant au vécu des acteurs pendant la guerre qu’au legs de cette dernière. Pour appréhender cet objet, elle se fonde sur des sources rétrospectives dont certaines ont été négligées jusqu’ici, comme les martyrologes, les souvenirs personnels ou les journaux – en plus des documents traditionnels que sont les compilations historiques locales (difangzhi), les documents administratifs, etc.

Le vécu des acteurs est appréhendé en chapitres thématiques, qui correspondent moins à des catégories de l’expérience qu’à de vastes rubriques sous lesquelles sont rassemblées des réflexions assez diverses. « Les mots » sont les efforts des acteurs pour donner un sens à la catastrophe, particulièrement du lettré Yu Zhi, qui prend le pinceau pour défendre l’ordre confucéen. « Les corps marqués » désignent la traduction corporelle des allégeances, par exemple les cheveux (que les Taiping portent longs, en défi des commandements mandchous) ou les tatouages dont les captifs sont affligés. Dans le chapitre « les os et la chair », l’auteure évoque l’enjeu du traitement des cadavres, alors que « le bois et l’encre » font référence à la politique loyaliste de célébration des martyrs. « La perte », enfin, porte sur le deuil à travers l’étude du mémorialiste Zhang Guanglie, qui a perdu sa mère pendant la guerre.

Retour à l’ordre et célébration des martyrs

Dans cet ouvrage richement documenté, l’auteure passe avec aisance de l’étude d’un individu ou d’un lieu (un sanctuaire, un cimetière) à des perspectives plus globales (comme la politique officielle de célébration des morts). What Remains fourmille également de détails stimulants – on y apprend par exemple comment le souvenir de la guerre civile a été réactivé lors de la famine de 1876-1879 : les disciples de Yu Zhi s’impliquent dans les secours en prenant modèle sur leur maître. On peut aussi tirer de l’ouvrage une foule de renseignements sur la vie dans le Jiangnan pendant la révolte, les forces loyalistes et dans une moindre mesure les Taiping eux-mêmes.

L’ouvrage livre deux enseignements principaux :

  Premièrement, et bien que ce point n’apparaisse qu’implicitement, l’extraordinaire résilience de l’idéologie dominante. Les lettrés étudiés par Meyer-Fong donnent une interprétation avant tout morale de la catastrophe, conçue comme une rétribution céleste des manquements aux vertus confucéennes. Il est saisissant qu’après un défi de cette ampleur, l’ordre social et moral se soit réaffirmé avec une telle force – on est tenté de dire avec une telle obstination. Ce point était d’ailleurs déjà relevé par Mary Wright dans The Last Stand of Chinese Conservatism, en 1965.

  Deuxièmement, les effets inclusifs de la guerre civile. Celle-ci, comme on le savait déjà, stimule l’activisme des notables, qui prennent en charge les devoirs de l’État défaillant. Meyer-Fong livre ainsi des détails très intéressants sur le rôle des élites locales dans l’enterrement des corps, ou la création de sanctuaires qui abritent les martyrs. Mais elle montre en outre que l’ampleur de la dévastation contraint les Qing à étendre les honneurs posthumes – réservés aux militaires et aux officiels – à des gens du commun, le plus souvent sous la pression de la société locale. Cette libéralité est sans doute, en partie, une réponse au projet niveleur des Taiping, dont l’auteure montre bien l’horreur qu’il suscite chez les lettrés (que les rebelles soumettent par exemple aux châtiments corporels dont ils sont normalement exempts).

Expérience vécue ou vision des vainqueurs ?

Ces qualités ne peuvent néanmoins occulter un certain nombre de difficultés induites par les partis pris de l’auteure.

Tout d’abord, l’objet du livre est assez flou. L’ouvrage porte partiellement sur le legs de la guerre civile, mais tout autant sur l’expérience des acteurs pendant la révolte, ou encore sur leur univers matériel (vêtements, etc.). Le sens des termes « conséquences humaines » ou « expérience » est ainsi laissé dans une indétermination qui rend difficile d’identifier un questionnement général.

Deuxièmement, l’hostilité de Tobie Meyer-Fong aux « grands récits », auxquels elle oppose la concrétude et l’authenticité de l’expérience humaine, conduit à des impasses évidentes. Car l’auteure – comme tout historien – n’a accès à cette expérience qu’à travers des discours, qui ont toujours une mesure de généralité et une charge idéologique, a fortiori quand il s’agit de récits rétrospectifs de la révolte. Or T. Meyer-Fong se tire de cette difficulté en supposant une tension entre l’expérience individuelle et les phénomènes macrosociaux (idéologies, institutions politiques etc.) voire en prêtant à la première la capacité de « subvertir » les seconds. Ainsi les mémoires de Zhang Guanglie sont présentés comme débordant de l’intérieur les formules officielles de deuil qu’ils réutilisent. Mais qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un individu exprime et formule ses émotions personnelles à travers des formes culturelles collectives ? Cette évidence des sciences sociales est occultée par la valorisation romantique de l’expérience individuelle, le micro par opposition au macro, et le choix de l’empathie (ou plutôt de la compassion ) comme clé de l’interprétation historique.

Troisièmement, cet attachement à l’immédiateté de l’expérience individuelle affadit parfois la singularité de l’événement à force de le décontextualiser. L’ouvrage abonde ainsi en propositions sur la culture Qing tardive qui auraient pu être formulées au sujet d’autres épisodes historiques, voire en généralités anthropologiques (l’éternel humain de la douleur et de l’incertitude). What Remains offre ainsi le spectacle curieux d’un livre d’histoire au raisonnement souvent anhistorique, ce qui explique sans doute la quasi-absence de comparaisons avec d’autres espaces (hormis quelques références à la guerre civile américaine), en dépit des ambitions affichées dans l’introduction. De même, la révolte des Taiping n’est pas inscrite dans une histoire chinoise de la guerre civile ou des rébellions. Il est significatif que les meilleurs passages du livre soient ceux où T. Meyer-Fong consent à livrer un récit… politique : ainsi l’histoire de l’extension progressive du culte des martyrs aux civils, ou des remarques – malheureusement succinctes – sur la transformation du regard porté sur la guerre civile à la fin du XIXe siècle, quand les nationalistes réformateurs ou révolutionnaires (comme Zhang Binglin) s’emparent du thème.

Car enfin, et quoi qu’elle en ait, Tobie Meyer-Fong nous parle bien de politique. Et ce d’autant plus que le livre est tributaire du point de vue d’une partie des vainqueurs, à savoir les élites confucéennes alliées à l’État sans être formellement intégrées dans ses structures. Cela tient certes à l’état des sources : les textes Taiping ont été massivement détruits, et il ne s’agit pas de faire un mauvais procès à l’auteure. Mais cette partialité aurait dû faire l’objet d’une réflexion sérieuse. Or si le problème est évoqué en introduction, c’est pour être ainsi congédié : les sources exprimeraient moins un loyalisme pro-Qing qu’un attachement localiste, et autant voire davantage un mépris social des rebelles qu’une hostilité à leur idéologie. On voit mal en quoi ces faits lèvent la difficulté, car ces points sont en réalité indissociables : c’est parce qu’elles ont vu leur monde tout entier (social, idéologique, politique) menacé par les Taiping que les élites locales, qui savaient pourtant se montrer indociles, se sont solidarisées avec la dynastie vacillante.

Mais c’est sans doute le sort de toute histoire compassionnelle que de faire de la politique sans le savoir – et, faute d’accès à la voix des vaincus, d’épouser le point de vue des vainqueurs.

par Victor Louzon, le 11 décembre 2014

Pour citer cet article :

Victor Louzon, « La première grande guerre civile », La Vie des idées , 11 décembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-premiere-grande-guerre-civile

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