Recensé : Bruno Arcidiacono, Cinq types de paix. Une histoire des plans de pacification perpétuelle (XVIIe-XXe siècles), Paris, PUF, 2011, 465 p., 32 €.
Tout évolue dans le cours de l’histoire, y compris la façon d’écrire l’histoire elle-même. Longtemps portée par les chantres des « grandes nations », elle a donné un travers belliqueux à nos manuels d’histoire : l’exaltation des guerres du passé, des batailles et des grands généraux ont accompagné notre enfance. La réconciliation franco-allemande est certes passée par là, mais un bref coup d’œil à l’actualité littéraire nous convaincra que la gloire virile de la guerre (pour l’empire ou l’indépendance, peu importe) tient toujours une place dans les imaginaires nationaux, sur fond de drapeaux, fanfares et défilés militaires. Le culte du dieu Mars, c’est-à-dire de la violence organisée entre États, continue de faire recette auprès du grand public.
Dès lors, cela a-t-il un sens d’écrire un livre sur la paix internationale, cette figure modeste de l’histoire ? Régulièrement bafouée au nom de la « raison d’État », elle a certes pour elle sa patience infinie, qui lui confère quelque chose d’héroïque au regard de ses faiblesses évidentes. On la trouve toujours de retour au lendemain des grandes guerres qui ont dévasté notre continent, et elle est la compagne discrète des Européens de l’Ouest depuis bientôt soixante-dix ans. Elle a même connu une brève heure de gloire au moment de la chute du bloc soviétique — lorsqu’elle devint la clé de voûte d’une Union européenne bientôt élargie à vingt-sept membres [1].
L’ouvrage de Bruno Arcidiacono, historien des relations internationales, apporte un éclairage original à ce sujet en explorant la genèse de l’idée de la paix entre États. En effet, avant que des hommes puissent décréter un jour la paix entre des nations, il a bien fallu que cette notion ait d’abord germé dans les esprits. Il a été nécessaire, en d’autres termes, qu’elle ait été soigneusement pensée par des individus, qui ont eu pour point commun d’avoir rêvé à un monde meilleur. Puisant à pleines mains dans la littérature des plans de paix (une centaine d’œuvres différentes), l’auteur nous en livre une synthèse en insistant à la fois sur les idées et les hommes qui les ont portées. En remontant à l’origine de ces constructions intellectuelles il couvre un large pan d’histoire, du Moyen Âge au XXe siècle. Il faudrait toutefois se garder d’y voir une dissertation théorique : partant de l’histoire conventionnelle des relations internationales, les sources couvrent autant la philosophie du droit, l’histoire générale que les sciences politiques.
De la monarchie universelle à l’ONU : continuités et ruptures
Bruno Arcidiacono a développé sa recherche autour d’une question centrale : « comment les hommes ont-ils pensé l’avènement de la paix sur la terre ? » (p. 433). Pour y répondre, il a étudié un large éventail de textes anciens et modernes, qui tous partent de deux présupposés : la paix entre les États (par quoi il faut ici surtout comprendre une absence durable de conflits armés) doit être établie — elle ne se réalisera pas d’elle-même — et elle ne peut l’être que grâce à « une réforme radicale du système des relations internationales » (p. VII). Dès lors, comment penser son avènement, et quelle serait la meilleure forme d’organisation capable de « discipliner l’anarchie internationale » ?
D’emblée l’auteur prend le contrepied de deux traditions historiographiques : une première qui consiste à traiter indépendamment tous les projets de pacification, dans l’idée qu’il existe autant de projets que d’auteurs différents [2] ; la seconde selon laquelle tous les textes s’inscriraient dans un seul et même progrès linéaire en direction d’un modèle parfait, comme le fédéralisme [3] (p. XV-XVI). La réalité se trouve entre ces deux extrêmes : Arcidiacono nous livre ainsi une classification en cinq types idéaux de la paix (ou traditions de pensée), à chacun desquels il consacre un chapitre. En voici une brève description pour mémoire :
1/ La première est la paix hégémonique (ou hiérarchique) : c’est la tradition la plus ancienne, née au Moyen Âge. Celle-ci prône un ordre social dirigé par une entité suprême — le Pontife romain ou l’Empereur romain germanique selon les auteurs, parfois les deux ensemble — qui étendrait sa volonté à tous les souverains et à leurs sujets : la « monarchie universelle ». Elle repose sur l’idée (remontant notamment à Saint Augustin) d’un ordre pyramidal universel selon lequel il n’y a « point de paix sans ordre et point d’ordre sans hiérarchie ». Le monarque est donc vu comme le meilleur « dispensateur » de dons tels que la paix et le droit (p. 7, 437). Remontant à des auteurs médiévaux comme Dante, en passant par Campanella, Érasme, Leibniz (pour ne citer que les plus connus), l’auteur brosse un panorama des défenseurs, mais aussi des détracteurs de cette forme hégémonique de la paix, dont Charles Quint se voudra le champion au XVIe siècle. Il en suit les traces à travers les apologues de Napoléon sous le Premier Empire (la pax napoleonica), jusqu’aux romantiques du XIXe siècle comme Novalis, qui rêvèrent de rétablir un âge d’or médiéval sous l’égide d’un gouvernement séculier du Pape. Il nous mène jusqu’aux analystes américains des années 1990, à la fin du monde bipolaire de la Guerre froide : ainsi, selon Charles Krauthammer, « l’unipolarité, exercée avec bienveillance, est le moyen le plus plausible pour maintenir la paix » [4].
2/ Tirant ses racines de la Renaissance, en particulier des auteurs florentins Machiavel et Guicciardini, un deuxième modèle conceptuel se développe au XVIIe siècle avec la paix d’équilibre. Ce dernier prévoit une constellation d’États pleinement souverains qui s’allieraient entre eux au gré des circonstances, afin d’assurer leur sécurité ou de lutter contre une prétention hégémonique. Défendu par l’Anglais Charles Davenant et l’Irlandais Jonathan Swift, par le Français François Fénelon et plus tard par Vattel et le baron d’Holbach, cette idéal correspond largement au monde bipolaire de l’Europe d’alors, dominé par les deux grandes puissances que furent les Maisons d’Autriche et de France, la seconde cherchant à échapper à l’étreinte de la première. L’idée qui émerge apparaît « naturelle », car elle découle du désir d’éviter que le système n’aboutisse à une hégémonie. Avec le déclin de l’Espagne au XVIIIe siècle et l’absence de puissance dominante en Europe, elle devient progressivement multipolaire. Elle est intimement liée à une notion encore en vogue que les Anglais appellent balance of power — l’équilibre (ou balance) des puissances.
3/ Une nouvelle tradition à la fois anti-hégémoniste et anti-équilibriste se développe suite à l’objection que l’équilibre des puissances menait surtout à la guerre perpétuelle — déclarée ou non. Celle-ci, que l’auteur appelle paix fédérale (ou d’union politique), prévoit que des États jusque là pleinement souverains engendreraient volontairement une entité supérieure capable d’instaurer et conserver la paix. William Penn à la fin du XVIIe siècle et l’abbé de Saint-Pierre au début du XVIIIe siècle sont les deux précurseurs de ce modèle (ce dernier initia un véritable « genre littéraire », le projet de paix perpétuelle, qui fera florès à l’époque des Lumières). Dans la même lignée, Rousseau développe l’idée d’un pacte fédératif assimilé à un contrat social, qui serait universel et instituerait une autorité suprême garante de la paix, une idée que Saint-Simon mettra au goût du jour au début du XIXe siècle.
4/ Avec l’ouvrage Vers la paix perpétuelle, Emmanuel Kant (1795) introduit l’idée de la paix confédérative, une paix dans la liberté qui ne serait maintenue que par la seule volonté des États de respecter le droit qui les unit. Il s’agissait en fait de montrer aux peuples « comment établir la paix internationale sans toucher à la liberté civile » (p. 439). C’est là une idée dont l’aboutissement pratique sera la paix de droit international, qui se matérialisera plus tard dans le Pacte de la Société des Nations en 1919.
5/ C’est au début du XIXe siècle, après l’aventure napoléonienne, qu’on voit apparaître un cinquième et dernier modèle de pacification, qu’Arcidiacono appelle paix de directoire et où un petit nombre de puissances garantissent le fonctionnement d’un système de coopération entre les États. Proposée par le bras droit du chancelier autrichien Metternich, Friedrich von Gentz en 1818, elle servira de base au système dit de la Quadruple-Alliance entre l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse au congrès d’Aix-la-Chapelle, bientôt étendu à la France de Louis XVIII. Il s’agit en d’autres termes d’un modèle de paix oligarchique, fondé sur une convention conclue non pas entre tous les États, mais entre des puissances majeures qui imposeraient la paix au reste du monde. C’est bien ce qui advint à la conférence de Yalta en 1945, lorsque Franklin D. Roosevelt et Joseph Staline se firent les champions d’un directoire formé par les puissances victorieuses de la Seconde guerre mondiale : le Conseil de sécurité de l’ONU.
Un effort systématique de définition et de conceptualisation
Que faut-il retenir de cette classification ? Qu’on y souscrive pleinement ou non, elle constitue un outil précieux qui devrait désormais faire partie du bagage de tout analyste des relations internationales du passé et du présent. S’arrêter là serait toutefois superficiel, car cet ouvrage est surtout de ceux qui font progresser la recherche. La nouveauté n’est pas tant dans le caractère inédit ou le radicalisme des thèses exposées par Arcidiacono, mais bien dans la méthode.
En effet, ces catégories ne naissent pas d’une thèse de l’auteur. Il n’y a pas eu ici de tentative de plaquer des concepts généraux prédéfinis sur un sujet d’étude particulier. Au contraire, Arcidiacono a opté pour l’induction, c’est-à-dire qu’il est parti du particulier (les différents plans de paix individuels) pour parvenir au général (des types généraux).
Pour déterminer ce qui rassemble ou distingue ces différents textes, il s’est efforcé de formuler ses définitions avec précision, dénonçant sans détours la « promiscuité conceptuelle » qui a jusqu’ici gêné ce sujet, faute d’un vocabulaire standardisé, lequel a d’ailleurs évolué au cours du temps. C’est ainsi, remarque-t-il, qu’il a été facile aux commentateurs de se tromper en interprétant le sens des textes ou des évènements (p. XVI). Son analyse attentive de la signification des termes présente ainsi des affinités avec un courant historiographique récent qui est la Conceptual History, dont le but est d’étudier la construction et l’évolution progressive des concepts politiques.
Après avoir dépassé l’écueil du vocabulaire, Arcidiacono a systématiquement recherché les critères qui pourraient rassembler ou au contraire distinguer ces projets de paix. Ce n’est qu’après avoir poussé son raisonnement expérimental jusqu’à ses conclusions logiques, qu’il en a dégagé cette classificationen cinq catégories mutuellement exclusives — du moins dans l’idéal, car dans la pratique les institutions internationales telles que la SDN, l’ONU ou l’Union européenne sont évidemment complexes et hybrides. Ce véritable système de taxinomie qui tient compte de la généalogie des idées est en lui-même un outil mental qu’on pourrait utilement comparer à la phylogénétique des biologistes [5].
Enfin, plutôt que de se contenter de livrer l’aboutissement de son raisonnement au lecteur, il a préféré lui faire part de son cheminement. La structuration en chapitres consacrés à chaque type de paix montre la volonté de l’auteur de fournir un ouvrage de référence, ainsi qu’une préoccupation didactique constante. Chaque grande tradition de la paix est d’abord traitée dans une perspective historique (tenant compte du contexte, des personnes, des idées, des objections, etc.) et se conclut par une synthèse du concept général. Grâce à sa méthode et à la profondeur de sa réflexion, cet ouvrage est une bonne illustration qu’on peut sérieusement « faire de la science » en sciences humaines.
Arcidiacono a ainsi, comme on l’a vu, porté un coup aux théories réductrices qui, au nom d’une conception dogmatique du « progrès », voudraient ramener tous les systèmes de paix à une même méthode : notamment l’idée qui consiste à présenter des grands règlements de paix (le traité d’Utrecht en 1713, le traité de Vienne en 1815, la Société des Nations entre les deux Guerres mondiales et l’Organisation des Nations Unies en 1945), comme une évolution naturelle de l’humanité vers des systèmes meilleurs et mieux institutionnalisés [6]. Si on voulait attribuer des notes à chacune, il faudrait le faire au sein de chacune de ces cinq grandes traditions [7]. En définitive, il se pourrait donc bien qu’il n’y ait pas de « taille unique » pour ces différents modèles de paix : chacun serait mieux à même de répondre à un ensemble déterminé de circonstances. Mais selon quels critères devrait-on choisir le modèle le plus adéquat ? Voilà une question à laquelle Arcidiacono ne répond pas directement, et qui ouvre un champ de réflexion passionnant pour l’étude des relations internationales.
Des traditions occidentales de la paix à la Pax Europea
On notera que l’ouvrage — c’est là un choix méthodologique — traite exclusivement de la pensée issue de la tradition philosophique occidentale, qui fut la sphère de la Chrétienté latine. Mais ces cinq catégories mentales se retrouvent-elles effectivement dans toutes les civilisations ? Sans doute existe-t-il des traditions intellectuelles de la paix ailleurs dans le monde et il serait intéressant par exemple d’examiner les conceptions chinoises ou indiennes à ce sujet pour voir si d’autres catégories pourraient s’en dégager.
Il existe en particulier une tradition culturelle distincte de l’Occident, qui reste proche d’elle car aussi héritière de l’Antiquité gréco-latine. L’Empire byzantin avait en effet déjà porté durant tout le Moyen Âge une vision très différente, qui se distinguait absolument de sa contrepartie latine par l’absence d’une figure religieuse et temporelle comparable au pape. Sur le plan interne s’appliquait le césaro-papisme, qui a servi de modèle à tous les pays du monde orthodoxe : l’empereur y était certes le représentant suprême du Christ sur la terre et le sommet de la hiérarchie, le patriarche venant après lui sans pour autant lui être subordonné pour les affaires religieuses. Mais sur le plan externe, la faiblesse relative de l’Empire romain d’Orient l’avait contraint très tôt à intégrer les maximes de l’équilibre des puissances dans ses pratiques diplomatiques. C’est ainsi qu’il a dû continuellement composer avec des États barbares ou musulmans, tout en reconnaissant des empereurs d’autres puissances : tsars bulgares ou russes, kaisers de l’Occident germanique. Sur le plan ecclésiastique, la pluralité a également largement régné, car les patriarcats de la Chrétienté orientale sont restés largement indépendants entre eux. Celle-ci a donc porté une tradition de pluralisme international qui a profondément marqué la pensée politique contemporaine de pays comme la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie et la Serbie [8].
Avec le déclin de l’Empire ottoman, ce contexte n’a toutefois pas fourni les conditions nécessaires à une paix d’équilibre dans le Sud-Est de l’Europe, pas plus qu’à une nouvelle paix hégémonique durable sous l’égide d’une puissance européenne. Au contraire, des antagonismes ont régulièrement fait de cette région une poudrière. Équilibre, dans cette région fut davantage synonyme de guerres incessantes que de paix durable, jusqu’à ce que l’Union européenne y apporte une pacification relative en transcendant les rivalités nationales. La Russie présente quant à elle une dualité dans sa politique internationale : occidentaliste et même libérale comme ce fut le cas en 1815 et à l’époque de la Perestroïka de Gorbatchev, tout en restant clairement hégémoniste. Europe du Sud-Est et Russie : il y a là, aux confins orientaux de « l’Europe des cathédrales gothiques », une remarquable complexité qu’il serait intéressant de réexaminer au regard des cinq types de paix proposés.
Enfin, la construction européenne n’entre pas non plus dans le sujet de l’ouvrage d’Arcidiacono, sans doute à dessein. Celle-ci, initiée véritablement en 1957 (et formant désormais une Europe élargie à vingt-sept membres) pose un problème intéressant vis-à-vis des cinq traditions intellectuelles de la paix : en effet, elle ne les nie pas, mais elle ne s’y soumet pas non plus. Bien que l’Union apparaisse à première vue inscrite dans le type de la paix fédérale, elle s’en distingue (comme des quatre autres), par un choix radical qui en a fait l’originalité — et peut-être le succès : le fonctionnalisme. En termes simples, cela a consisté à faire abstraction de toutes les idées préconçues sur la façon de formuler un règlement de paix, tout en formulant très clairement l’objectif : « la mise en commun organique de nos ressources serait une garantie de prospérité, de puissance et de paix », selon les termes employés par Robert Schuman. Un tel procédé est donc « libre de tout engagement idéologique, il est essentiellement pratique par son objet, empirique par sa méthode » [9]. L’approche — là aussi inductive — a consisté à utiliser une suite d’accords techniques particuliers pour parvenir à un ordre pacifique européen. Cette relative absence d’égards pour les traditions est un saut dans une troublante « modernité », qui va à l’encontre de la pratique des textes fondateurs (notamment toutes les constitutions nationales, mais aussi les chartes de la Société des Nations et de l’ONU), toujours rédigés d’emblée à partir de grands principes homogènes. Alors, à quel type de paix correspond l’Union européenne ? C’est là une affaire à suivre et les dirigeants de l’Union — cette entité sui generis — ne savent pas bien eux-mêmes où l’expérience les mènera.