L’analyse des situations de non-recours aux droits montre qu’un certain nombre de personnes, tout en ayant connaissance de leur éligibilité potentielle à des droits, des services, ou des dispositifs, ne formulent pas de demandes. À la différence du manque d’informations, motif explicatif courant dans les problématique d’accès aux droits, (ou des problèmes intervenant après demande, au cours du traitement administratif des dossiers), ce type de non-recours par non demande indique que des individus informés de l’existence d’une offre publique choisissent de ne pas la solliciter, et restent en retrait de dispositifs qui leurs sont proposés.
Ce type de comportement interroge directement la pertinence de l’offre de droits et le sens des politiques publiques qui manquent, manifestement, leurs destinataires. Mais il dit aussi plus. Si l’on considère l’offre publique de droits comme l’un des facteurs, à bien des égards déterminants, du processus de reconnaissance sociale [1], tel qu’il se joue notamment dans les sphère relatives au droit et à la solidarité, (conditionnant respect et estime sociale de soi), ce comportement atteste d’une soustraction des processus de reconnaissance portés et produits par les politiques sociales : il apparait en effet souhaitable, pour un certain nombre d’individus, de se dégager du rapport social de reconnaissance proposé par l’offre publique.
Il y a selon nous un enjeu à considérer cette non demande non seulement comme une défection – un exit – mais aussi comme une expression critique de la manière dont l’offre publique s’adresse à ses destinataires, leur assigne des rôles ou les définit dans l’ensemble des rapports sociaux ; enjeu, autrement dit, à considérer cette expression comme une voice qui n’est pas entendue, une demande sociale qui n’est pas audible. C’est moins, cependant, la difficulté des individus à se faire entendre que l’inaudibilité de certaines expressions de la demande sociale dont il sera question ici. Les individus en situation de non demande constituent rarement une parole collective, qui émergerait sur la scène publique ou dans l’espace public – bien que, localement, des mouvements de chômeurs et collectifs d’habitants, mais aussi des professionnels du droit œuvrent en ce sens.
Parallèlement aux phénomènes d’invisibilité, selon la terminologie aujourd’hui généralisée pour décrire les laissés pour compte des politiques publiques, il y aurait, corrélés, des phénomènes d’audibilité/inaudibilité des expressions de la demande sociale. Il est d’autant plus important de les remarquer que les institutions se focalisent généralement sur la non connaissance de l’offre lorsqu’elles se penchent sur la problématique du non-recours aux droits ou services [2]. Le défaut d’information expliquerait le non-recours : cette explication est juste mais pas suffisante, et prise isolément elle évite de questionner la pertinence de l’offre elle-même et passe ainsi à côté de la demande contenue dans les autres explications du phénomène.
C’est pourquoi on propose d’ouvrir, rapidement, le phénomène de la non demande de droits pour comprendre ce qu’elle abrite et ce qui s’y dit. Deux grandes idées ressortent de cet examen : les individus précaires sont capables de choix et d’autonomie – c’est parce qu’ils jugent l’offre qu’ils ne la demandent pas [3] ; la non demande montre ce qu’il en coûte de demander des protections et d’être protégés : elle éclaire sous un autre angle la question des coûts de la protection sociale.
Le poids de contraintes et les limites d’une approche institutionnelle
L’analyse du non-recours concerne par principe toute population éligible qui, pour une raison ou une autre, ne bénéficie pas des droits auxquels elle est éligible. Les enquêtes menées à l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE) [4] nous conduisent cependant à mettre plus fortement l’accent sur le non-recours des populations précaires. Cette orientation répond à plusieurs constats et enjeux.
Davantage ciblées par l’offre publique, les populations précaires sont mécaniquement davantage exposées à des situations de non-recours à leurs droits : il y a plus de droits, donc plus de « risques » de ne pas en bénéficier. Qui plus est, les individus précaires doivent composer avec un nombre grandissant de contraintes. La multiplicité et la complexité des dispositifs de demande, la qualité de l’information [5] (qui renvoie à la manière dont cette offre est communiquée mais aussi à la pertinence de son mode d’exposition relativement aux personnes ciblées par l’offre), les méandres des circuits de traitement administratifs (éprouvants, ils constituent un gros facteur d’abandon en cours de demande), ainsi que le caractère de plus en plus contraignant des régimes de conditionnalités/éligibilité, non seulement ne favorisent pas l’accès aux droits, mais participent largement à la production de situations de non-recours voire les génèrent.
Or, le non-recours des précaires constitue un facteur avéré d’aggravation de leur situation sociale. Cela vaut en priorité au regard de prestations financières : pour des ménages dotés de faibles ressources, le « manque à percevoir » que constitue le non recours à des prestations ou aides monétaires peut peser très lourdement sur la situation et l’équilibre économique des ménages. Mais cela vaut aussi pour un certain nombre de dispositifs et de droits, qui visent a priori à améliorer leur situation, soit en facilitant l’accès à certains droits (logement, santé, éducation, loisirs), soit en luttant contre des processus de désocialisation, pour une meilleure « inclusion sociale » des individus : le non recours renforçant alors un sentiment d’abandon souvent très présent chez les personnes en situation de précarité.
De ce point de vue, le non-recours des précaires interroge directement l’effectivité des droits et les effets des politiques de ciblage, mais il questionne aussi les finalités d’une action publique de solidarité qui méconnait (volontairement ?) ses publics en fixant des conditions d’éligibilité irrecevables – au regard de ce que l’offre exige des individus, en termes de comportement et de multiplication des obstacles administratifs. Il met en lumière une situation paradoxale dans laquelle des populations fragilisées voient leur situation aggravée par une inadaptation, à différents niveaux et par différents processus, entre l’offre publique et le public qu’elle cible.
L’ensemble de ces éléments renvoie aux contraintes d’ordre institutionnel qui pèsent sur les individus dans leur rapport à l’offre publique. Pour pertinente et nécessaire qu’elle soit quand il s’agit de mettre en évidence les évolutions du contenu de l’offre, cette approche institutionnelle a néanmoins l’inconvénient de ne rien dire de la manière dont les individus bénéficiaires réagissent, et se positionnent face à ces contraintes : elle fait comme si l’offre s’imposait à des individus passifs.
Il ne s’agit nullement de minimiser ici le poids des obstacles ou difficultés auxquelles les individus précaires doivent faire face dans l’accès à leurs droits ou dans le circuit de prise en charge de leur demande. Une analyse fine de cas permettrait au contraire de mettre en évidence l’ensemble des compétences nécessaires, des stratégies développées, et des ressources mobilisées pour se repérer dans les circuits de demande, persister face à des logiques institutionnelles « équivoques » et supporter affronts, vexations, et atteintes à l’image de soi.
Il ne s’agit pas non plus de défausser les institutions et de reporter la responsabilité des situations de non-recours sur le comportement des individus, en niant la réalité des effets des inégalités socio-économiques dans l’accès aux droits. Il s’agit simplement de résister à la tentation de faire des personnes en situation précaire des individus uniquement négatifs, définis par le manque et les carences, et cantonnés à la position durable de personnes obligées. Souvent mise en avant, l’inégale répartition des compétences, ou la « sous dotation » des individus précaires face à des dispositifs ou des démarches trop complexes pour eux, n’explique pas tout [6]. Il est en effet manifeste que des individus partageant des niveaux socioéducatifs équivalents, placés dans des situations de demande identiques, ne se comportent pas tous de la même manière : certains acceptent l’offre, quand d’autres la refusent. C’est, en particulier, ce que montre le phénomène de non demande. Que se passe-t-il dans ces cas là ?
Le refus de ce que l’offre fait de ses bénéficiaires
Si, en paraphrasant Simmel, l’on définit la précarité comme le fait d’être dépendant des dispositifs de l’aide sociale ou de la solidarité publique, le non-recours par non demande montre des individus en situation de vie précaire qui font pourtant des choix [7] et s’affranchissent de leur dépendance à l’offre publique. En refusant l’offre qui leur est proposée ou destinée, ils jugent de manière autonome et agissent au nom de leurs propres normes ou valeurs. Cette autonomie dans le refus, qui participe notamment d’une déprise de la procédure d’étiquetage de l’offre, vient questionner l’autonomie promue par les politiques d’activation.
Nous faisons ressortir trois motifs récurrents de la non demande. Leur présentation en motifs séparés et distincts répond à une contrainte formelle. Dans les faits, i.e. dans les situations vécues par les individus, ces ressorts explicatifs sont souvent mêlés. Mais ils renvoient tous à leur manière au coût qu’il y a à demander ses droits.
Un raisonnement en termes de calcul coût avantage
La non demande de droits peut résulter d’un calcul coût/avantage. Pour les individus potentiellement bénéficiaires, le coût d’entrée dans le dispositif de demande apparait de fait plus élevé que les bénéfices attendus. Les éléments pris en compte dans le calcul du coût d’entrée sont variés et appartiennent à des registres différents. Ils disent l’investissement à opérer pour s’engager dans une démarche de demande, compte tenu de l’ensemble des contraintes, ou paramètres, que constitue l’offre.
Le coût d’entrée peut être financier : c’est notamment le cas de certaines aides qui supposent une participation financière des bénéficiaires, comme l’aide à la complémentaire santé [8].
Il peut être aussi matériel et cognitif : il renvoie à toutes les démarches à entreprendre, les « épreuves » à passer dans le parcours de demande ou d’accès aux droits – constituer un dossier, lire une lettre, se rendre à tel endroit, apporter tel justificatif, etc., et est parfois renforcé par les difficultés à se repérer dans des taches d’ordre administratif supposant une maitrise de la lecture et de l’écriture, qui font défaut. À cet endroit, le coût d’entrée peut prendre une connotation psychologique : quand les personnes, déjà exposées à des parcours de demande, renoncent par anticipation à l’effort nécessaire pour affronter des circuits administratifs dotés de logiques parfois incompréhensibles et peu rationnelles ; ou symbolique, quand le fait de demander porte atteinte à l’image de soi. Il a enfin une dimension physique : il renvoie alors au coût de l’accessibilité, en termes de distance (éloignement de l’offre), de capacités à se déplacer (exigence d’un moyen de locomotion), mais aussi de capacité à se mouvoir (motilité).
Le temps constitue par ailleurs un élément décisif dans la mise en cause de la pertinence et de l’adaptation de l’offre : les bénéfices attendus supposent parfois un différé incompatible avec l’urgence de la situation et du besoin des personnes – c’est un aspect décisif dans les problématiques de logement et d’hébergement notamment.
Par delà la diversité des cas de figure et l’intensité des besoins sous jacents aux droits concernés, ce comportement de calcul signale que les individus, « même précaires », sont dotés de préférences et qu’ils évaluent l’intérêt ou l’attractivité de l’offre en fonction des bénéfices qu’elle peut leur apporter. Il rappelle que formuler une demande ne coûte pas rien.
Le sentiment de stigmatisation
Le sentiment de stigmatisation constitue un second ressort récurrent de non demande. Il concerne un spectre très large d’offres et porte aussi bien sur des demandes d’aide ou de prestations sociales que sur des offres de loisir à destination de certains publics au niveau d’un quartier. Il s’inscrit par ailleurs à tous les niveaux de leur mise en œuvre pratique : sur les lieux physiques de distribution de l’offre, sur les interlocuteurs imposés par le parcours de demande, ou sur la représentation des publics visés par l’offre. Le passage obligé par un travailleur social, le fait de se rendre au centre social du quartier ou au guichet de la Caf, ont des effets rédhibitoires sur l’engagement de certaines personnes dans les dispositifs d’aide, ou dans l’accès à certains droits.
Que ce soit sur une base sociale (pauvre), ethnique (discrimination) ou territoriale (quartier), le sentiment de stigmatisation renvoie simultanément à la manière dont les politiques sociales se produisent en tant qu’image et produisent une image de ses bénéficiaires. Si l’offre de droits active un processus de reconnaissance sociale, dès lors que ces droits sont ciblés sur des populations particulières, cette reconnaissance participe tout autant à une procédure d’étiquetage qui peut être synonyme de disqualification sociale (Paugam 1991). Analysé de longue date par la littérature sur le welfare stigma, l’incidence de la stigmatisation sur le rapport à l’offre publique sociale reste toujours vive – comme le montrent les premiers retours de terrain sur le RSA activité [9]. Le développement des procédures de contrôle, enjoignant les bénéficiaires d’une offre à donner des gages et fournir des preuves de leur engagement, vient souvent renforcer un sentiment de marquage du pauvre, comme celui qui doit rendre des comptes dans une relation totalement asymétrique – on lui demande toujours plus, tout de suite, notamment de se « mettre à nu » dans sa vie et ses intentions, sans assurance aucune de la capacité de l’offre demandée à modifier sa situation. Il n’est par conséquent pas surprenant que certains préfèrent rester à l’écart d’un processus de reconnaissance sociale vécu avant tout comme stigmatisant.
Dans ces cas de figure, les individus ne s’y retrouvent pas dans le « respect » et « l’estime de soi » que sont censés produire les politiques sociales : elles génèrent au contraire un sentiment de honte. Pour demander un droit ou accepter une offre, il faut par conséquent accepter l’image attachée à cette offre.
L’incompatibilité des normes
Le dernier ressort clairement identifiable de non demande renvoie aux normes portées par l’offre. Implicites ou explicites, pratiques ou idéelles, ces normes sont rejetées par les individus, en raison de leurs capacités d’action, de la conception qu’ils ont d’eux-mêmes ou des modèles culturels auxquels ils sont attachés.
L’augmentation des contraintes et conditionnalités imposant un espace d’obligation et devoirs, tels qu’ils se développent de plus en plus dans les politiques d’individualisation, constituent l’exemple le plus marquant de l’incompatibilité des normes entre l’offre et ses destinataires. L’inadéquation des politiques d’incitation à des publics marqués par des difficultés à agir par eux mêmes, comme le caractère dissuasif des normes de responsabilisation des individus qui formatent les dispositifs d’insertion professionnelle ont largement été démontrés (Vrancken 2007) ; ils génèrent de l’abandon et accentuent un sentiment de soi négatif face au modèle promu de l’accomplissement de soi, de la responsabilisation et de l’autonomie individuelle.
Mais il y a aussi conflit de normes quand les individus s’appuient sur leur propre système de valeurs, ou vision des choses, pour refuser l’offre publique.
Dans le champ de la santé, la thèse d’Antoine Rode sur le non recours aux soins des populations précaires a montré que nombre de comportements n’étaient pas simplement dus à un défaut d’information ou à de moindre compétences des usagers. Ce non-recours choisi répond aussi à un choix autonome, appuyé sur des préférences individuelles (choix alternatifs), des principes de justification supérieure ressortissant à une « citoyenneté sanitaire » (préserver le « trou de la sécurité sociale ») ou plus simplement à une autre perception du corps et de la santé (écart entre la norme médicale du « bon patient » et la norme des patients eux mêmes) [10].
C’est aussi le cas, de manière plus fondamentale, lorsque les conceptions de l’autonomie et de l’indépendance impliquent de ne pas demander à autrui. Cette conception, très présente chez les personnes âgées et régulièrement signalée dans les travaux portant sur la précarité en milieu rural [11], est trop souvent oubliée dans la compréhension des « freins culturels » à l’accès aux droits. Le fait d’être autonome, et plus encore de le rester, fait alors obstacle à la constitution de soi comme sujet « qui demande ». Pour ces personnes, la honte à demander ne peut compenser le bénéfice attendu d’une quelconque aide.
Si ce comportement renvoie aussi à la thématique de la stigmatisation, notamment aux divers dispositifs relevant de l’aide sociale, c’est alors sur son envers positif : la non demande résulte ici d’un choix, celui de conserver une image positive de soi, et par conséquent de ne pas recourir à l’offre existante. Dans ce cas-là, ne pas demander c’est rester digne.
Autonomie à « bas bruit » et coût de la protection sociale
Loin d’émerger d’individus passifs qui se désintéresseraient de l’offre par principe, l’analyse de la non demande montre au contraire des individus qui font un choix et expriment, par leur comportement, une critique de l’offre portant aussi bien sur son intérêt et son utilité, que sur l’image qu’elle véhicule ou les normes qu’elle impose.
Leur refus de s’engager dans un dispositif, de constituer une demande, de répondre à une norme prescrite ou de s’exposer à une image stigmatisante, constituent de ce point de vue une expression de leur autonomie. Mais c’est une expression singulière, et non collective, une prise de parole d’autant plus silencieuse qu’elle n’émerge sur aucune scène publique. Cette expression, qui ne se fait pas « entendre dans la société », renvoie pourtant à une autonomie « à bas bruit » ou de « faible impédance » qui porte un jugement sur l’offre et conduit à refuser la reconnaissance proposée par les politiques de solidarité.
Par quoi l’on se trouve devant une manière de paradoxe de l’autonomie des précaires : alors que les politiques d’inclusion, de plus en plus axées sur l’autonomisation et la responsabilisation des individus précaires, imposent des normes souvent incompatibles avec les capacités des individus qui s’engagent, c’est à l’inverse parce que certains individus sont autonomes ou font preuve d’autonomie qu’ils ne s’engagent pas dans ces dispositifs publics, censés les aider. Autrement dit, l’autonomie, exigée pour percevoir une aide, constitue un obstacle pour ceux qui la possèdent déjà et en font usage en jugeant l’offre qui leur est proposée.
Mais l’expression de cette autonomie a aussi un envers, qui a de quoi interroger. Ces « précaires autonomes » se placent de fait en dehors des filets de la sécurité sociale ; ils se retirent des dispositifs conçus pour les maintenir dans le périmètre de la solidarité nationale et refusent la reconnaissance produite par les politiques. Or ces individus ont, comme chacun, besoin de reconnaissance - leur situation de vie est bien souvent faite d’une souffrance vécue en raison d’un défaut de reconnaissance justement ; mais les dispositifs institutionnels qui s’adressent à eux leur renvoient de fait une forme de mépris.
De ce point de vue, l’examen des comportements de non demande conduit à poser dans une perspective inversée la question du coût de la protection sociale : ils montrent ce qu’il en coûte aux individus d’être protégé, ce qu’il en coûte d’être demandeur. A l’inverse de la vision du « sur recourant », qui envahissait les guichets dans les années 1990, à l’inverse aussi de la traque anti fraude qui saisit les organismes de Sécurité sociale – alors que les rappels des prestations légales peuvent peser jusqu’à 3 fois plus que les indus [12] –, le phénomène de non demande montre le coût symbolique qu’il y a à demander et obtenir des protections.
L’accent mis sur les non demandeurs ne doit cependant pas conduire à penser, qu’à l’inverse, ceux qui acceptent l’offre adhèrent nécessairement à la reconnaissance telle qu’elle est produite par les dispositifs sociaux. Nos enquêtes montrent au contraire à quel point les individus « mettent parfois leur dignité dans leur poche » quand ils s’engagent dans une démarche de demande. Simplement, pour ces « loyaux contrariés », nécessité fait loi. Ce comportement (loyalty) pose donc aussi la question du coût de la protection, dans la mesure où la reconnaissance acceptée à souvent pour prix une baisse de l’estime de soi.
L’ensemble de ces éléments apporte donc un éclairage nouveau sur le rapport entre protection et reconnaissance. Si les critiques de l’offre publique contenues dans la non demande permettent de pointer la manière dont le régime de protection se donne à voir dans ses principes, ses normes, son image et sa mise en œuvre, ce n’est pas seulement pour déplorer un défaut – un déni – de reconnaissance de la part des politiques sociales, mais aussi pour exprimer un refus de la reconnaissance négative – le mépris – qu’elles produisent. Pour un certain nombre d’individus précaires, le coût de la protection est trop élevé : ils refusent d’être protégés à ce coût-là. Le mépris produit par l’offre publique les dissuade de s’engager ; la protection n’est plus recevable. On peut, dès lors, s’interroger sur le sens du contrat social proposé par un système de protection dans lequel il coûte symboliquement trop cher d’être aidé.
De ce point de vue, il y a effectivement un enjeu à entendre ce que les individus destinataires des politiques publiques de solidarité disent des carences du processus de reconnaissance sociale institutionnelle, lorsque, par leur refus, ils expriment une autre demande sociale de protection.
Au jour où l’on célèbre le premier anniversaire du RSA, et alors que se prépare une importante enquête sur sa montée en charge, il apparait plus que nécessaire d’identifier les très probables non demandes du RSA socle (malgré l’automaticité de l’ouverture de droits pour les anciens allocataires du RMI ou de l’API) et de comprendre pourquoi certains préfèrent sortir du dispositif plutôt que d’accepter ses conditions. De prêter, autrement dit, l’oreille à l’expression inaudible contenue dans ces comportements de défection.