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Les infrastructures de l’eau en Ukraine sont mobilisées depuis le début de la guerre russe en Ukraine dès 2014. Touchés par les bombardements, pris dans les combats, mais aussi marqués par les difficultés économiques, les systèmes et les humains résistent mais risquent d’atteindre leurs limites.

Au vu du risque d’un effondrement sociétal que provoquerait un black-out, l’attention internationale a été focalisée sur les conséquences des frappes russes sur l’énergie plus que sur l’eau. Pourtant, les crises d’approvisionnement en eau provoquées par des attaques directes ou par des impacts collatéraux sur les infrastructures n’ont cessé de mener des agglomérations entières à des seuils critiques depuis le début de la guerre russe en Ukraine en 2014.

Tchernihiv. Le parc des camions et grues détruit pendant le siège de la ville au printemps 2022
Tchernihiv, le parc des camions et grues détruit pendant le siège de la ville au printemps 2022.
©Sophielambroschini

Les systèmes d’eau sont inextricablement liés à ceux de l’énergie, comme nous le rappellent l’énergie hydraulique et l’indispensable refroidissement à l’eau dans le processus de production d’énergie nucléaire. Mais c’est aussi l’approvisionnement en eau des populations et entreprises qui requiert de l’énergie à tout instant : pompage dans les circuits urbains, traitement des eaux usées, chauffage central. Depuis la guerre de grande envergure engagée par la Russie en février 2022, la grande majorité des installations énergétiques ont été touchées ; 10 millions de personnes – soit plus du quart de la population – manquent d’un accès sécurisé à l’eau selon l’UNICEF. Dans tout le pays, la qualité de l’eau s’est détériorée. Un tiers de l’eau potable n’est pas aux normes européennes. La raison : les frappes directes ou indirectes sur les installations qui sont constantes notamment proches de la ligne de front, la dégradation des systèmes et des remédiations sub-optimales, comme à Mykolaiv où la ville puise une eau salée dans la mer Noire depuis la destruction de ses conduits d’avant-guerre. À Kriviy Rih, dans le sud, à la suite de la rupture du barrage de Kakhovka en juin 2023, l’eau était rationnée à deux heures par jour, l’irrigation suspendue, et l’aciérie de la ville à l’arrêt jusqu’à la mise en place de canalisations de raccordement au cours de l’été.

Le nexus eau-énergie est aussi étroitement lié à la modernité et à notre perception de civilisation. « Deux jours après la destruction des installations électriques à Tchernihiv, j’étais là à creuser une fosse septique dans la cour de notre immeuble. Au sixième étage il n’y avait ni lumière, ni eau, ni chauffage, ni toilettes. Avoir un appartement ne servait à rien », me racontait un technicien de la régie d’approvisionnement en eau Tchernihivvodokanal qui était resté avec 300 000 compatriotes piégés dans la ville assiégée par l’armée russe au printemps 2022 [1].

Cependant, l’effondrement systémique ne s’est pas produit jusqu’à présent. Les installations d’eau ont été endommagées puis réparées tant bien que mal. Après deux années de conflit de grande envergure, mais en réalité dix années de guerre, comment explique-t-on cette capacité de résistance des systèmes d’eau ? Comment expliquer la continuité du service public ?

Territoires et espaces interconnectés de l’eau en Ukraine

L’objectif de l’article n’est pas d’analyser le rôle stratégique de l’eau dans le conflit comme arme ou objectif militaire, mais de comprendre son fonctionnement dans un contexte de violence militaire. Comment les régies d’approvisionnement en eau potable se sont-elles transformées en temps de guerre, quels sont les mécanismes, les acteurs, et leurs stratégies mais aussi les limites de leur capacité à absorber les chocs économiques, techniques, sociaux à la suite de l’offensive russe ?

« L’économie mobilisée » de l’eau s’organise par une dynamique complexe et multiscalaire. Dans l’urgence des réparations, elle se fait par le bas, au plus près de la tuyauterie qui sous-plombe les milieux urbains, par les professionnels de l’eau, techniciens et ingénieurs. Ces hommes et femmes sont appelés à s’adapter, à être ‘résilients’ – donc flexibles – alors que le « hardware » – tuyaux, boulons, câbles, conduits – ne l’est pas. Telle est en effet la caractéristique fondamentale des réseaux d’infrastructures « par tuyaux » comme l’eau, le gaz, l’électricité : ils ne peuvent pas être déplacés au gré des besoins et des risques. Cette interconnectivité infrastructurelle est à la fois une source de vulnérabilité et de force. Elle est augmentée par la guerre conventionnelle menée dans un pays industrialisé et urbain. Ces tensions entre humain et matériel encastré, à la merci des actions guerrières, sont au cœur du drame qui se joue. Cet essai s’appuie sur des études ethnographiques en Ukraine menées dans les régies depuis 2017 dans le Donbas durant la première phase de la guerre à l’est et depuis 2022 dans l’ensemble du pays [2].

Tchernihiv, deux colliers de serrage, l’un acheté en magasin, et l’autre fabrication improvisée durant le siège de la ville, illustre le savoir-faire en temps de crise.
©Sophielambroschini

La résistance – et ses limites – des systèmes d’eau en Ukraine est le produit d’une interaction entre milieu géophysique, matériel et humain. Ce sont des réseaux étendus qui requièrent des capitaux importants et dont le retour sur investissement est long. Ils sont empreints d’inertie institutionnelle et étroitement liés à l’État régulateur en raison de leur importance vitale. On parle de « systèmes socio-techniques » (Hughes 1983, Monstadt, Nauman 2005, Rouillé-Kielo, Le Visage et Flaminio 2022). Le concept connexe de territoire hydrosocial souligne que les systèmes d’infrastructures d’eau, forgés dans l’interaction entre milieux naturel, technologique et socio-politique, sont des espaces de coopérations mais aussi de conflits (Boelens et al. 2016). Ces notions sont utiles pour analyser l’articulation en temps de guerre de ces interactions multiples, replacées dans leur contexte socio-économique et historique.

Après une vue d’ensemble des conséquences de la guerre sur les réseaux d’eau potable dans l’espace ukrainien urbanisé et interconnecté, cet article met en lumière les stratégies et pratiques mobilisées par le secteur de l’eau pour s’adapter aux perturbations du conflit, et en analyse les limites et contraintes dessinées par les conditions économiques et structurelles dans lesquelles l’eau est « produite » et circule.

Le fleuve Dniepr comme une arborescence fluviale stratégique

Quatrième fleuve d’Europe par sa longueur, le Dniepr/Dnipro prend sa source en Russie, méandre par le Bélarus avant de traverser l’Ukraine du nord au sud pour se déverser dans la mer Noire. Le rôle du fleuve, son interconnexion infrastructurelle, en fait une cible stratégique pour l’armée russe et un espace vital pour la souveraineté ukrainienne. Le bassin du Dniepr domine l’écologie de l’eau et explique la géographie humaine, économique et militaire du pays. 80% de l’eau en Ukraine est charriée par le Dnipro et les deux tiers de la population en dépendent directement ou indirectement comme source d’eau potable (OCDE 2013). L’importance géoéconomique du fleuve est égalée par sa signification historique et culturelle (Cybriwsky 2018).

Le système hydraulique du Dnipro, fleuve anthropocène par excellence, ressemble, vu du ciel, à une toile d’araignée dont les fils sont tissés par le fleuve, ses affluents, les canaux, et une multitude de réseaux d’approvisionnement des villes et d’irrigation. Engagé par le pouvoir soviétique à partir des années 1920 la maîtrise du fleuve avait pour but de nourrir la modernisation industrielle du pays par la construction de six centrales hydroélectriques, des lacs de barrage, des grands systèmes d’irrigation, et des ports fluviaux pour transporter les productions métallurgiques et agricoles. La centrale nucléaire de Zaporizhzhie y puise ses eaux de refroidissement. Il abreuve les grandes industries métallurgiques de Marhanets, Zaporizhzhie, Kriviy Rih. Les eaux du Dnipro pénètrent profondément et loin, à des centaines de kilomètres. Un canal connecte la petite rivière Siverskiy Donets pour alimenter le Donbas à l’est et un autre, vers le sud alimente la Crimée. C’est en aval du fleuve, proche de ses bouches, que se situait la centrale hydroélectrique de Kakhovka, dont le barrage a cédé, à la suite d’une explosion, alors qu’elle se trouvait sous contrôle de l’armée russe avec des conséquences économiques, humanitaires et écologiques sans équivalent en Europe (UN 2023).

Gestion de l’eau durant la première phase de la guerre russe en Ukraine, au Donbas et en Crimée annexée (2014-22)

Jusqu’à l’invasion à grande échelle de février 2022, la guerre russe en Ukraine se déroulait de manière active dans le Donbas où l’armée ukrainienne combattait les séparatistes soutenus par Moscou, mais aussi sans combats après l’occupation de la Crimée par l’armée russe au printemps 2014. Cette première expérience de l’eau dans la guerre met bien en lumière les interactions sociales et techniques, et préfigure ce qui a suivi en 2022.

En mai 2014 la percée violente des combattants séparatistes dans le Donbas, région minière et métallurgique à l’est du pays, très densément peuplée, a établi leur contrôle sur des territoires pris à l’Ukraine. La ligne de front a fracturé les réseaux routiers, les collectivités et aussi le système d’approvisionnement en eau de toute la région. Le Donbas est naturellement pauvre en eau artésienne, donc sous-terraine, mais ses industries minières et les centres urbains qui s’y développent au cours du XXe siècle (la plus grande cokerie d’Europe à Avdiivka [3], l’aciérie Azovstal à Marioupol…) en font une consommation intensive. Par conséquent la survie du réseau d’infrastructure est un enjeu humanitaire et économique majeure durant la première phase du conflit entre 2014 et 2022.

Une régie d’eau (Voda Donbasu, « Eau du Donbas ») est l’un des principaux employeurs de la région avec 11.000 employés. L’eau du système Voda Donbasu provenait du Siverski Donets au nord et zigzaguait à travers la ligne de front par un enchaînement de canaux, stations de pompages, de filtration jusqu’à Marioupol sur la mer d’Azov à 300 km au sud. L’approvisionnement en eau des populations – et celui des usines – dépendait ainsi des plombiers et techniciens qui s’exposaient au risque de l’artillerie pour réparer les installations chevauchant la ligne de front, protégés par des cessez-le-feu arrachés parfois après de longues négociations (Lambroschini 2019).

Avdiivka, des ouvriers de la régie Voda Donbasu dans la zone grise à proximité de la ligne de front en 2019.

Abris improvisés dans les celliers, vitres scotchées pour protéger des éclats, fabrication de pièces détachées au pied levé, interactions intensives avec les ONG internationales : les employés de Voda Donbasu dans le Donbas ont été les premiers, dès 2014, à développer des stratégies pour fonctionner dans les conditions de conflit qui sont mobilisées un peu partout dans le pays depuis 2022. Certains sont morts ou blessés. Aujourd’hui, le réseau est sectionné, effondré sous les attaques depuis le printemps 2022, des villes comme Volnovakha et Avdiivka sont tombées aux Russes. À proximité, des centaines de techniciens continuent leurs interventions sous les attaques pour les besoins des civils et pour l’armée ukrainienne.

Toujours durant cette première phase de la guerre, Kyiv, espérant ainsi faire pression sur l’agresseur russe, donne l’ordre de couper l’eau du canal de Crimée, entre le Dniepr et les terres arides et salines du nord de la Crimée. Cette démarche a entraîné une crise agricole en Crimée, une fragilisation de l’industrie chimique et l’importation de ressources par les forces d’occupation russe.

Les impacts directs et indirects sur l’approvisionnement depuis 2022 : effets domino sur des systèmes interconnectés

Depuis l’invasion russe, le gouvernement ukrainien a cessé de publier des données statistiques passées sous secret défense. Il est donc difficile d’avoir un tableau général de la situation, fluide de surcroît en fonction des frappes et des réparations. Selon la veille mensuelle opérée par le groupement d’aide humanitaire pour l’eau et l’hygiène piloté par l’UNICEF (WASH cluster), rien qu’au mois de mars 2024, donc avant la nouvelle vague d’attaques ciblant les infrastructures critiques en avril 2024, 1,6 million d’Ukrainiens ont reçu une assistance d’urgence. Le coût des dommages est estimé par les experts à 4 milliards d’euros. Les frappes sur les systèmes énergétiques entraînent des coupures d’eau et des rationnements, comme à Kharkiv, Dnipro, Kriviy Rih, Odessa à la suite des frappes russes ce printemps, particulièrement destructrices par leur intensité et la déplétion de munitions anti-aériennes.

Carte Les dommages portés aux infrastructures d’eau et les conséquences collatérales.
(carte de ZOI / Conflict and Environment observatory. Source)

L’effondrement du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka sur le bas Dnipro l’écoulement du lac de barrages provoque des inondations en aval, l’eau charrie et disperse mines, armements, polluants chimiques sur de larges surfaces, tandis qu’en amont du lac de barrage éventré, le fleuve se tarit pour les villes de Zaporizhzhie, Marhanets, Kriviy Rih – ni eau pour l’aciérie Zaporizhstal, ni irrigation. Les dommages causés à l’hydrosystème du Dnipro sont « sans précédent » dans l’histoire récente (Gleick, Vyshnevskyi, & Shevchuk 2023).

Cet effet de vulnérabilité est particulièrement critique dans les espaces urbains (Graham 2009). Les trois quarts des Ukrainiens vivent dans des villes, souvent des immeubles d’habitations à plusieurs étages et dépendent de l’eau centralisée pour le robinet et le chauffage, le traitement des eaux usées. Cette urbanité limite, en cas de leur mise hors d’état, l’accès à des ressources alternatives et autonomes (puits…). 80% de la ville de Kharkiv dépend de l’eau transportée depuis une source à 140 kilomètres : une frappe directe sur le tuyau ou sur sa source d’électricité détruit non seulement l’accès à l’eau de deux millions de personnes et l’économie urbaine mais risque aussi de créer un effet de fuite massive de population.

Mais ce ne sont pas seulement les systèmes d’approvisionnement exposés en proximité de la ligne de front ou dans les localités sous attaque de missiles et de drones qui subissent les conséquences du conflit. Même à proximité des frontières européennes l’effet sur l’entretien des systèmes d’eau se fait sentir. Les régions occidentales plus à l’abri des raids russes sont devenues depuis le début de l’offensive de février 2022 le refuge de cinq millions de personnes qui ont fui les combats. Ces déplacés représentent une pression supplémentaire sur des infrastructures déjà vétustes. Les projets de modernisation entrepris ces dernières années sont partiels et non systémiques ce qui engendre des fonctionnements à plusieurs vitesses où l’automatisation côtoie la brouette. Ainsi, la crise structurelle du secteur souffrant de sous-financement depuis plusieurs décennies exacerbe les pressions du temps de guerre. Selon l’UNICEF, 40% des installations sont dans un état critique, et les fuites d’eau s’élèvent à 42% [4].

Tchernivtsi, une station de traitement des eaux. Une brouette “cohabite” avec des technologies modernisées.
©Sophielambroschini

L’interdépendance des réseaux socio-techniques fait aussi apparaître des vulnérabilités moins évidentes. La rupture des chaînes de production et d’approvisionnement par les combats complique l’arrivage de produits de purification de l’eau, le traitement par coagulants, et des pièces détachées autrefois produits localement ou importés de Russie. Les circuits doivent être repensés, réorganisés, parfois à plusieurs reprises par les directeurs de régies le plus souvent en collaboration avec les organisations humanitaires d’urgence.

Par exemple, dès le début de la guerre dans le Donbas, les importations de chlore russe ont été suspendues et remplacées par des produits importés de Roumanie posant des problèmes de transport mais aussi de coûts. Les manifestations d’agriculteurs de l’UE contre la compétition des produits ukrainiens en 2023-24 ont généré des blocus aux frontières polonaises, slovaques et hongroises qui ont entravé l’acheminement de pièces détachées vers des régies d’eau en Ukraine centrale, explique un ingénieur dans une régie d’eau. « Il a fallu faire un détour par la Moldavie. Depuis la guerre les voies les plus rapides ne sont plus les lignes directes [5] ».

Ainsi, la dislocation des voies commerciales et de transport transforme la représentation géoéconomique des territoires hydrosociaux. Les distances sont déformées, de nouvelles frontières apparaissent liée à l’expérience particulière du conflit : zones proches des lignes de front dans le Donbas à l’est et au sud-est, zones occupées puis libérées et en cours de reconstruction autour de Kyiv, zones libérées mais sous attaques intensives comme à Kherson, et territoires du sud-est affecté par l’explosion du barrage de Kakhovka.

Chantiers titanesques et petit bricolage : les pratiques d’adaptation inscrites dans le passé, le local, et le contexte socio-économique

Les professionnels du secteur de l’eau sont devenus comme ceux de l’ensemble des infrastructures critiques (Lambroschini 2022) – des experts en réparations au pied levé faisant preuve d’inventivité dans leurs pratiques techniques mais démontrant également une mobilisation de ressources sociales nouvelles. Ils mobilisent aussi bien le savoir-faire hérité du passé (expertise de crise) que les enseignements contemporains portés par les attentes de l’intégration des normes européennes et le langage des bailleurs internationaux.

Plusieurs cas exemplaires reflètent les capacités d’adaptation des régies. L’approvisionnement en eau de Mykolaiv, ville du sud qui tirait son eau directement du fleuve Dnipro a été coupé de sa source par les combats dès le mois de mars 2022. En un mois, la régie locale a mis à exécution un chantier pour connecter la ville à la mer Noire pour en pomper l’eau – eau salée mais eau quand même.

L’explosion du barrage de Kakhovka qui a provoqué l’écoulement du lac dont l’eau abreuvait des communautés situées à des dizaines de kilomètres a déclenché une course contre la montre à mesure que l’eau se retirait du lac éventré. Il a fallu poser un nouveau conduit de 90 kilomètres tiré d’un lac de barrage situé en amont sur le fleuve Dnipro. Le chantier a impliqué plusieurs agences gouvernementales, l’aide de l’Union européenne, des ONG, des entreprises privées en sous-traitance et des dizaines de manutentionnaires, chauffeurs et plombiers. Le travail sur les terrains détrempés par les eaux en retrait était inédit. « Nous étions en terrain totalement inconnu, chaque jour il y avait de nouvelles catastrophes, » raconte Oleksiy à ses collègues du secteur lors d’une réunion d’échange d’expérience [6] : une grue opérant sur le fond du lac vidé avalée par les boues, des ouvriers mobilisés et envoyés au front, des pièces commandées ne correspondaient pas aux normes, des salaires impayés… mais le chantier a été terminé.

L’exaspération de cet ingénieur anonymisé pointe aussi les dysfonctionnements et les conflits caractéristiques des territoires hydrosociaux en Ukraine. Ces professionnels s’organisent à travers des actions et des processus concomitants, non-centralisés, et difficiles à coordonner, car le secteur de l’eau est à la fois fragmenté et dépendant d’un système de gestion administrative centralisée. Ils sont le produit technique, politique et social de l’histoire économique de l’Ukraine.

Toretsk, membre brigade d’intervention de la régie Voda Donbasu en bordure de la zone grise, proche de la ligne de front en 2022.
©Sophielambroschini

En 1991, la gestion de l’eau est passée d’une approche centralisée à une affaire locale, désarticulée et éclatée. L’économie de pénurie soviétique, puis l’effondrement du système centralisé et planifié ont abandonné les services publics à un lent déclin au cours des années 1990-2000. La dilapidation du secteur de l’eau, conséquence de décennies de sous-investissement représente donc une base matérielle déjà fragile avant même les effets du conflit. L’urgence créée par le conflit, mais aussi les perspectives d’intégration européenne transforment le territoire hydrosocial.

Les régies d’eau puisent dans les traditions corporatistes et le vocabulaire soviétique du « kollektiv » pour solidariser et loyaliser leurs employés : aides alimentaires, petit boulot arrangé pour un conjoint, évacuations mises en place pour les femmes et enfants [7]. C’est aussi tout un savoir-faire appris « sur le tas » qui alimente les réparations au quotidien en Ukraine : identifier une fuite avec un bâton divinatoire exige une main sensible, explique un technicien à Tchernihiv qui manie l’instrument depuis près de 20 ans, façonner un écrou de serrage à partir d’un morceau de ferraille est de la « sculpture » pratiquée depuis les années 1980, raconte un ouvrier-plombier retraité de retour à son ancien poste depuis le début de la guerre en 2022.

Dans le feu de la guerre, ce sont ces professionnels, ancrés dans leur entreprise, familiers des équipements de la régie jusqu’au moindre boulon qui prennent les décisions au jour le jour et mobilisent des pratiques de crise bien établies. La nécessité de débrouille, pour faire avec l’économie de pénurie soviétique puis l’effondrement économique postsoviétique des années 1990 et 2000, a entretenu les qualités d’improvisation et de créativité, de cette « société de bricolage » (Chuikina 2009, Morris 2011). C’est un savoir-faire pratique appris par la répétition des gestes au quotidien. Sa valeur dans la réparation ne devient visible (et valorisée) que lorsque les infrastructures cessent de fonctionner (Star 1999, Jackson 2014).

La dépendance à ces pratiques en temps de guerre souligne la valeur de ce savoir-faire acquis par l’expérience, dont la répétition intransmissible dans un cadre formel, rend visible la contribution irremplaçable du travail humain.

Réseaux de solidarités locales et émergence de sociabilités nouvelles

Ihor, 52 ans, est un technicien-plombier ordinaire employé dans la régie de Avdiivka dans le Donbas. Formé à l’institut technique local, il a rejoint une brigade avec laquelle il fait face aux difficultés du quotidien professionnel et personnel depuis une décennie ou plus, puis a monté les échelons pour devenir ingénieur. « Il se contente de peu », dit-il. Dénués même d’uniformes et de bottes adaptées, ses employés poursuivent ce même travail difficile et souvent à risque, exposés aux frappes et aux mines. Travailleurs invisibles par excellence, ils font figure d’exceptions par leurs attaches locales, car la migration économique a été une stratégie de survie pour beaucoup d’Ukrainiens.

L’ancrage local de ces hommes et femmes qui sont restés a été précieux pour trouver à travers les réseaux personnels des générateurs et du diesel, des camions... Dans les moments de crise, les acteurs locaux – industries, stations-service, supermarchés – s’organisent pour les besoins de la régie d’eau. La mobilisation de relations informelles avec les pouvoirs économiques locaux pour organiser l’approvisionnement en chlore ou en pièces détachées est particulièrement importante. Tout comme l’est l’aide « en nature » fournie par les organisations internationales au secteur de l’eau telles que l’UNICEF, ou les ONG People in Need, ACTED, présentes parmi d’autres depuis la guerre dans le Donbas.

Le rapport qui lie consommateurs et services critiques peut tisser des appartenances de « citoyenneté infrastructurelle » (Lemanski 2022) par l’intermédiaire de la relève des compteurs, du paiement des factures, mais aussi du travail à risque des employés municipaux au service de la communauté. Au vu du caractère vital de leur travail pour les civils et l’armée, les employés des régies d’eau, héros du quotidien, ont été parmi les derniers à quitter les villes sous attaques comme Avdiivka par exemple. Les autorités ukrainiennes – et aussi les régies – poussent d’ailleurs au paiement des factures comme l’expression d’un acte « patriotique ». « Artères de la société » selon l’historien Van Laak (2018), les infrastructures sont non seulement de puissants symboles civilisationnels, mais aussi des consolidateurs sociaux qui se révèlent sous la menace.

La vétusté des infrastructures aggravée par la guerre

Enfin, la résistance des infrastructures est limitée par les conditions économiques et structurelles de leur mise en place. La déconsidération pour le modèle de l’État social soviétique, le décrochage au niveau local de la gestion des services critiques, et l’intégration de modèles de « marché » de manière désordonnée ont mené à un sous-investissement chronique. Cette vétusté rend plus complexes les réparations aujourd’hui.

Pratiquement aucune modernisation n’a eu lieu sur des installations datant d’au moins un demi-siècle. Près de 52 000 kilomètres de conduites d’eau doivent être remplacés, d’après les experts. Deux tiers des eaux usées sont déversés sans traitement. À Tchernivtsi, ville à l’ouest largement préservée des missiles, certains conduits remontent à la période austro-hongroise et les capacités de traitement des eaux n’ont été modernisées qu’au coup par coup. De plus, le gaspillage de l’énergie du temps de l’URSS (qui ne représentait pas d’enjeu de compétitivité économique) impose une double peine à l’Ukraine en guerre : non seulement les systèmes énergivores augmentent les coûts, mais ils aggravent aussi la vulnérabilité face aux black-outs.

Aujourd’hui ce sont 52 régies essentiellement publiques et régionales ou municipales, mais de fait plus de 2000 entreprises publiques et privées, créées « au fil de l’eau » qui interviennent. Pas moins d’une douzaine de ministères, agences et commissions supervisent le secteur à différents niveaux. En même temps, c’est le modèle de marché, promu depuis trente ans d’indépendance par les programmes d’aide au développement et avancé par les directives de réformes d’intégration européennes, qui est repris par la plupart des acteurs économiques. Y compris par nombre de directeurs de régies qui espèrent y trouver des solutions à leurs problèmes. Il en résulte de nouvelles coopérations mais aussi tensions et conflits.

Ainsi, les régies ont réclamé en 2023 une hausse conséquente des tarifs d’eau pour le consommateur, tarifs principalement régulés par l’État. Le gouvernement a bloqué la mesure, arguant une exception de guerre pour ménager la population. Une autre revendication du secteur de l’eau touche à l’emploi. Les bas salaires – parfois impayés –, les projets de rationalisation introduits au cas par cas, ont décimé la main d’œuvre qualifiée. La mobilisation des hommes pour le front a renforcé la tendance dans le secteur de l’eau mais aussi plus largement en Ukraine (Banque centrale d’Ukraine 2024). Même si de nombreux techniciens acceptent de « servir » sur ce qu’ils appellent le « front de l’eau », les régies manquent de mains, parfois à un degré critique. Le directeur d’une régie approvisionnant une ville du centre du pays dont les installations de pompage ne comptaient que deux manutentionnaires sur douze initialement constatait non sans ironie que c’est le manque d’hommes et non les frappes russes qui risquaient de stopper l’approvisionnement en eau [8].

De plus, la guerre crée un impératif organisationnel, renforcé par le programme de réformes en vue la mise en conformité avec les normes européennes. Ces processus incitent à l’émergence d’acteurs nouveaux. L’association des régies municipales Ukrvodokanalekologia, créée à l’initiative de la régie d’approvisionnement en eau de Kyiv, avait été conçue à l’origine pour organiser la mise en œuvre des normes internationales en matière de qualité et de régulation économique de l’eau. À la suite de l’invasion de 2022, la direction de Ukrvodokanalekologia a réorienté son rôle pour devenir progressivement une courroie de transmission des pratiques de stratégies d’adaptation locales, un lobbyiste des besoins auprès des autorités ukrainiennes, un centralisateur des besoins, et une source d’information sur le secteur qui se reflète dans sa présence politique et médiatique en croissance.

Mais les conséquences écologiques et sociales, ainsi que l’expérience de mobilisation civique acquise depuis le Maïdan ont aussi encouragé des initiatives écologiques dans le domaine de l’eau par des initiatives de la société civile souhaitant influer sur un système dominé par les acteurs traditionnels – autorités centrales ou municipales, les régies, industries dominantes. La catastrophe de Kakhovka a notamment été saisie comme moment-clef pour repenser l’économie du Dniepr en termes d’écosystème et d’économie circulaire (Hubareva 2024).

Des horizons d’attente en conflits : entre l’urgence et le slogan « rebuild better, greener »

Une autre limite aux capacités de résilience relève de la difficile conciliation entre le traitement des réparations urgentes et les appels du gouvernement et de la communauté internationale à penser le redressement du pays – et ce dès la première conférence pour la reconstruction du pays qui s’est tenue à Lougano en juillet 2022. La philosophie de l’aide internationale – pleinement soutenue par le pouvoir ukrainien – est de miser, plutôt qu’une re-construction à l’identique, sur une modernisation radicale.

Toretsk, l’intérieur du véhicule d’intervention. Un poêle à charbon permet de se réchauffer.
©Sophielambroschini

Or cette vision se heurte souvent aux réalités d’un pays en guerre. Quels sont les capitaux privés prêts à investir sans assurance ? Et tout simplement où prendre l’expertise en ingénierie, en normes européennes pour conceptualiser des plans de modernisation ? « Nous arrivons tout juste à réparer ce qui vient d’être détruit et à trouver des solutions de rechange sous les bombardements », me dit-on à la direction de Voda Donbasu, par exemple le traitement de l’eau des mines de charbon à l’arrêt. Entre combats et occupation, il ne reste que peu du réseau de 11.000 employés qui surmontaient les difficultés dans la guerre du Donbas.

Conclusion

Les humanitaires mettent en garde contre le risque, dans une guerre de longue durée, d’un effondrement total et irréversible des services essentiels (ICRC 2015). Sous l’effet cumulatif et démultiplicateur des différents types d’impacts, les infrastructures critiques interconnectées sont prises dans des ondes de choc où vétusté, insécurité, manque de main-d’œuvre s’emballent dans une spirale qui aboutit à l’effondrement de l’ensemble intégré des services urbains [9]. Soutenir le secteur de l’eau est donc vital.

Après plus de dix ans de conflit, la gestion de l’eau en temps de guerre est otage de deux injonctions difficilement conciliables – parer au plus pressé, les réparations immédiates, et assurer une modernisation visant la sécurité au plus long terme. Les services publics d’eau sont tiraillés entre ces deux urgences. Cette situation représente un défi pour les acteurs ukrainiens mais aussi pour la communauté internationale dans l’élaboration d’une architecture d’aide internationale d’urgence et à la reconstruction. Comment concilier les injonctions de recherche d’efficacité économique et d’idéaux écologiques avec les besoins immédiats de populations confrontées à un territoire dévasté et à un conflit en cours ?

par Sophie Lambroschini, le 14 mai

Aller plus loin

Bibliographie :

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 Rutgerd Boelens, Jaime Hoogesteger, Erik Swyngedouw, Jeroen Vos, and Philippus Wester. « Hydrosocial Territories : A Political Ecology Perspective », Water International 41, no. 1, 2016, pp. 1–14. doi:10.1080/02508060.2016.
 Sofia Chuikina (with Ekaterina Gerasimova), « The Repair Society », Russian Studies in History, Vol. 48, №1, 2009, pp. 58-74.
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 Roman Adrian Cybriwsky, Along Ukraine’s River : A Social and Environmental History of the Dnipro (Dnieper), Central European University Press. 2018.
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UNICEF/WASH cluster (2024).

Pour citer cet article :

Sophie Lambroschini, « La mobilisation de l’eau en Ukraine », La Vie des idées , 14 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-mobilisation-de-l-eau-en-Ukraine

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Les entretiens cités ont été anonymisés.

[2Il s’agit de recherches que j’ai menées sur le terrain en Ukraine (dans les oblasts de Donetsk, le district d’Izmail, oblast d’Odessa, les villes Tchernihiv, Tchernivtsi) et d’ethnographie numérique, donc à distance à travers une veille des canaux Telegram et échanges avec des représentants d’une dizaine de régies ainsi que des entretiens menés à distance.

[4Données fournies par le bureu d’UNICEF à Kyiv à partir du rapport Evidence Synthesis : Water Supply and Sanitation (WSS), Novembre 2023.

[5Entretien avec l’auteure, ingénieur d’une régie d’eau, 23 mars 2024.

[6Forum international de l’eau, 14-15 février, Iaremche, Ukraine organisé par Ukrvodokanalekologia/UNICEF.

[8Débats lors du Forum international de l’eau en Ukraine, Iaremche, 14-15 février, organisé par Ukrvodokanalekologia/UNICEF.

[9Voir p. 10 le diagramme de cette dégradation en escalier, ICRC 2015, « Urban services during protracted armed conflict : a call for a better approach to assisting affected people », International Committee of the Red Cross, Geneva.

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