Recensé : « École ségrégative, école reproductive », Actes de la recherche en sciences sociales, décembre 2009, n° 180.
Si la ségrégation et la reproduction sociale à l’école sont des problématiques relativement classiques en sociologie de l’éducation, le dernier numéro des Actes de la recherche en sciences sociales renouvelle la réflexion dans ce domaine en se penchant sur la façon dont peuvent s’articuler ces deux notions. Apparus en France dans les années 1980, à une époque de massification de l’enseignement et de diversification de l’offre éducative, les travaux sociologiques portant sur la disparité des contextes de scolarisation se voulaient initialement une alternative à l’approche très « unifiée » du système scolaire proposé dans la Reproduction par Bourdieu et Passeron en 1970. Or, dans ce numéro, comme l’annoncent dans l’introduction Choukri Ben Ayed et Frank Poupeau, l’approche territoriale n’est pas considérée comme un concurrent du modèle de la reproduction mais plutôt comme une modalité permettant de le décliner.
Une autre originalité de ce numéro réside dans l’analyse en amont des processus de ségrégation, dont on sait, depuis les travaux sur les effets de contexte, qu’elle affecte ensuite la réussite scolaire des élèves par l’intermédiaire des « effets-établissements » et des « effets-classes » [1]. Les différentes contributions présentent ainsi des éléments empiriques permettant d’entrouvrir la « boîte noire » de la ségrégation, en portant l’attention non pas sur les caractéristiques institutionnelles de l’offre scolaire mais sur les acteurs qui, à l’extérieur de l’école, opèrent ou valident ces choix, à savoir les familles et les acteurs académiques.
En se concentrant sur la fabrication, en coulisses, de la ségrégation scolaire, ces recherches suggèrent les nouveaux leviers qui permettraient aux politiques d’agir en faveur de la mixité. En effet, en la matière, les outils font plutôt défaut, comme le montre Choukri Ben Ayed dans l’article qui ouvre ce numéro. Dressant un historique instructif des politiques éducatives en faveur de la mixité sociale, l’auteur constate notamment que l’accent mis par les pouvoirs publics sur la lutte contre les ségrégations scolaires, à partir des années 1990, contraste avec la faiblesse des instruments institutionnels pour la mettre en œuvre. La carte scolaire, seule capable, faute d’autre moyen, de garantir une certaine mixité sociale, constitue selon l’auteur un instrument imparfait, d’une part parce qu’elle peut dans certains cas entériner les ségrégations urbaines, d’autre part parce qu’elle a, très tôt, été assouplie.
Les études répétées sur les effets inégalitaires des mesures d’assouplissement n’ont pourtant pas empêché que la carte scolaire devienne, lors notamment des débats pour l’élection présidentielle de 2007, la cible privilégiée des défenseurs de la mixité, à droite comme à gauche. Sa suppression, prévue à partir de 2010, en permettant le libre choix de l’école, a ainsi été présentée comme une solution en vue d’assurer la mixité sociale dans les établissements. Cette mesure trahit le passage d’un État technocratique à un retrait de l’État (article Denis Laforgue dans ce numéro) : dans le premier cas, l’État est vu comme ayant une mission de réduction des inégalités sociales, tandis que dans le second cas, les acteurs sociaux comme les familles sont désignées comme « responsables du destin scolaire de leur enfant » et, indirectement, comme la clé de la mixité sociale. Qu’en est-il réellement ? Comment anticiper les choix scolaires des parents dans un contexte de libre choix ?
L’attitude des familles à l’égard de la mixité sociale
Dans le contexte actuel d’un assouplissement de la sectorisation, Georges Felouzis et Joëlle Perroton rappellent que les choix des familles tendent à accroître la ségrégation sociale et ethnique dans les établissements scolaires. À partir d’une synthèse de travaux en sociologie de l’éducation et de la culture juvénile, les auteurs expliquent cette préférence croissante des parents pour l’entre-soi par l’importance accordée à la socialisation des adolescents par les pairs, à laquelle s’ajoute l’absence d’information sur la qualité des établissements.
Cette attention très grande portée par les familles à la composition sociale de l’établissement, souvent au détriment de l’évaluation des qualités pédagogiques, est très bien appréhendée par l’article d’Agnès van Zanten, qui s’appuie sur une étude des motivations des choix scolaires de familles de cadres, professions intermédiaires et employés dans quatre communes de la banlieue parisienne. Les attitudes familiales relatives au choix de l’établissement se déclinent selon deux modèles idéal-typiques. Le premier, surreprésenté parmi les familles de classes sociales supérieures et les détenteurs d’un capital économique, correspond à une recherche de l’entre-soi précoce et pleinement assumé, fondée sur une conception binaire de la société (les « semblables » et les « autres »). Le second, observé surtout dans les franges intellectuelles des classes moyennes et supérieures, défend un certain « brassage » culturel au sein de la société et se manifeste soit par des choix scolaires plus tardifs et plus « honteux », soit par un investissement poussé des parents en faveur de l’intégration des différents groupes sociaux dans l’établissement de leur enfant. Cette dernière attitude montre que le sens de l’intérêt général, et non pas uniquement la rationalité individuelle, peut intervenir dans les choix scolaires de certains parents.
Il est intéressant de noter avec Lorenzo Barrault que les familles apparaissent en outre inégalement dotées pour faire accepter leurs demandes de dérogation auprès des administrations compétentes. Les lettres de dérogations des parents sont en effet accueillies de la part des services administratifs avec une bienveillance qui augmente avec la qualité de rédaction de la lettre – selon l’expression et les motivations avancées –, soit indirectement avec le capital culturel des parents. De manière plus surprenante, les lettres rédigées par les services sociaux ont toutes les chances d’aboutir, mais les demandes formulées, moins stratégiques, visent souvent des établissements moins sélectifs.
Offre scolaire et polarisation des choix d’établissements
Les recherches présentées dans ce numéro des Actes de la recherche en sciences sociales contribuent également à montrer que, si les choix de certaines familles ont une responsabilité dans la production de ségrégations scolaires, ces choix et leur effet sur la reproduction sociale dépendent, en outre, du contexte institutionnel et administratif local. Sylvain Broccolichi montre ainsi dans son article qu’une densité plus élevée d’établissements publics dans un département, en permettant à certaines familles de « placer » leurs enfants de façon stratégique, et donc en renforçant les différences de population entre les établissements, accentue les inégalités scolaires entre les élèves selon leur milieu social : l’auteur observe ainsi que la concurrence entre établissements peut non seulement être défavorable aux élèves de milieux populaires, en les enfermant dans des établissements « ghettos », mais également déstabiliser les élèves de milieux intermédiaires, en rendant difficile leur intégration dans des établissements favorisés.
Gabrielle Fack et Julien Grenet confirment cet effet ségrégatif de la densité de l’offre d’enseignement public à travers une étude originale réalisée à partir des prix de biens immobiliers situés à la frontière entre zones scolaires à Paris. Les auteurs montrent également que l’offre d’enseignement privé affecte la ségrégation urbaine. En effet, la présence du secteur privé tend ainsi à diminuer la ségrégation sociale résidentielle mais à accroître la ségrégation sociale entre les établissements scolaires au détriment du secteur public.
Les établissements au secours de la mixité
Pour pallier les déficiences de l’action publique et enrayer la clôture sociale des formations d’« excellence », certaines institutions ont mis en place des programmes dits d’« ouverture sociale » en faveur des élèves scolarisés dans des zones défavorisées. Bien que très médiatisée, l’entrée d’une poignée de ces élèves dans un établissement d’élite n’est qu’un des effets de ces programmes, comme le montrent Marco Oberti, Franck Sanselme et Agathe Voisin grâce à l’enquête qu’ils ont réalisée auprès de lycéens ayant bénéficié des « classes expérimentales » au sein d’établissements conventionnés pour l’entrée à Sciences-Po.
En effet, ces mesures, par leur caractère ponctuel et arbitraire, contribuent également à créer des lignes de fracture au sein des établissements partenaires, entre les élèves des classes éligibles au programme et les autres, et entre ceux donnés pour « favoris » et le reste de la classe. Elles provoquent enfin une certaine amertume chez ceux qui ne parviennent pas à tirer profit de cette « seconde chance » qui leur est accordée en leur faisant porter toute la responsabilité de leur échec. Les mêmes élèves, en raison du rattrapage culturel nécessaire à cette « mixisation » accélérée, seront aussi amenés à une prise de conscience des inégalités sociales à l’école et à l’absence de mesures des pouvoirs publics pour y remédier.
En fin de compte, tant le caractère ambivalent de ces mesures expérimentales que le caractère parfois individualiste des choix familiaux incite à la plus grande prudence dans la mise en œuvre des politiques en faveur de la mixité, que celles-ci soient volontaires ou qu’elles prônent le laisser-faire. Certes, on peut regretter l’absence dans ce dossier de données de cadrage plus générales sur les « choix » scolaires : quelle est la proportion de familles qui choisissent l’établissement, dans un contexte de carte scolaire assouplie ? Qui sont-elles ? De même, le cas français aurait pu bénéficier d’un éclairage intéressant en s’aidant des comparaisons internationales. Ainsi, quels enseignements des politiques du libre choix peut-on tirer des expériences étrangères ? Néanmoins, l’apport des contributions présentées ici est indiscutable dans le cadre du débat actuel en interrogeant l’opportunité d’une suppression de la sectorisation scolaire en l’absence de mesures complémentaires destinées à endiguer les effets pervers des choix des familles.