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Recension Société

La misère, dévoiement de la pauvreté

À propos de : M. Rahnema & J. Robert, La puissance des pauvres, Actes Sud.


par Blandine Destremau , le 27 avril 2009


La puissance des pauvres constitue un vibrant plaidoyer pour un autre développement, autonome, endogène, solidaire, humain que ses auteurs opposent au développement imposé par l’Occident et ses institutions, qui privilégient la rationalité économique et la mesure quantitative du bien-être. La progression du capitalisme fait apparaître la pauvreté comme une construction politique détachée de la puissance des individus et des sociétés et nourrie de leur dépendance à l’égard du marché. Corrompue par ceux-là mêmes qui prétendent la soulager, elle dégénère en misère.

Recensé : Majid Rahnema et Jean Robert, La puissance des pauvres, Actes Sud, 2008, 299 p., 22, 80 €.
Ce compte rendu doit paraître prochainement dans la revue Tiers Monde. L’auteur et La vie des idées remercient le comité de la Revue Tiers Monde pour l’autorisation qui lui a été accordée de reprendre ce texte.

Tout d’abord, une clarification fondamentale : pauvreté n’est pas misère. La seconde tend même à chasser la première, ainsi que l’expliquait un précédent ouvrage d’un des deux auteurs, dont celui-ci prolonge la réflexion . Et cette confusion, commune, a des conséquences désastreuses. Ses présupposés fondamentaux sont ceux « d’un langage fondamentaliste qui, au nom de la lutte contre la pauvreté, empêche toute réflexion sur les modes de vie si divers des peuples du monde. Ce langage a en outre servi a imposer une pensée unique qui justifie le remplacement de ces multiples modes d’être, de vivre et de produire par les impératifs d’un système de production hégémonique ; il est de surcroît parvenu a désenchâsser le concept de besoins de tous les contextes humains, historiques et culturels pour le mettre au seul service d’une économie essentiellement concernée par ses propres impératifs d’expansion et de profit. Ce même langage, cette même pensée unique, ce même système qui, joignant le bâton à la carotte, ne promettent aux pauvres la jouissance future des conforts et privilèges jusque-là réservés aux riches que pour leur fermer toute autre voie que celle du mode de production hégémonique, leur faisant croire que seule leur intégration à ce système pourra les garantir contre la misère. En réalité, le système économique moderne est unique dans l’histoire : aucun mode de production antérieur n’a jamais produit une telle masse de misères comparables à celles dont souffrent aujourd’hui les deux tiers de l’humanité » (p. 39).

Cette longue citation positionne les différents éléments du raisonnement et du plaidoyer que construisent les deux auteurs en une alternance de dialogues et de démonstration fondamentales, en s’appuyant sur Ivan Illich, Karl Polanyi, Serge Latouche, Spinoza, Gorz, Harendt, Deleuze, Ellul, et d’autres, dont on regrettera d’ailleurs que les œuvres citées ne soient pas regroupées en une bibliographie récapitulative. Cet ouvrage est un traité d’éthique, mais aussi un discours énergiquement critique du capitalisme hégémonique et de l’écologie qu’il instaure. Il entremêle en une grande fresque l’histoire occidentale et celle de la domination capitaliste dans les pays dits « en développement ».

Le langage économique confond et nie les distinctions entre pauvreté et misère. C’est autour de l’idée de dépendance, et de la perte de puissance qui en découle, que s’articule l’ensemble du raisonnement. Il ne s’agit pas que d’un enjeu linguistique, ou de désignation : « Les chiffres, qui n’ont pas de substance, permettent de réduire le sens de ce qui est bon, de ce qui est suffisant et de ce qui est superflu ici et maintenant en valeurs abstraites, universelles et interchangeables », qui rendent l’économiste incapable de comprendre la nature de cette différence (p. 50-51). De surcroît, « le pauvre certifié, objet potentiel d’intervention des pouvoirs publics, est le produit de l’internalisation d’une hétérodéfinition – littéralement : une définition par d’autres, par un pouvoir extérieur » (p. 53). Il est défini seulement comme un individu ne gagnant que un ou deux dollars par jour (p. 21), ce qui est « non seulement une aberration, mais une insulte à sa condition » (p. 26).

Or la pauvreté « ne peut être considérée que dans son contexte historique et culturel, dans ses formes culturellement incarnées ou « inculturées  ». De fait, dans la plupart des cultures, le pauvre est tout simplement l’homme commun, l’humble dont le nombre constitue le commun des mortels, et sa condition – la pauvreté – est indissociable d’un mode de vie, d’un art de vivre et de faire » (p. 41). La pauvreté est un état d’être, lié à la production de subsistance, qui implique une vulnérabilité aux catastrophes naturelles mais une relative autonomie au regard du marché. Elle peut apporter une « joyeuse liberté » (p. 13), une « plénitude simple » (p. 16). Les auteurs se défendent toutefois d’un regard romantique ou nostalgique sur cette pauvreté, et pour ce faire en appellent aux registres philosophique, sociologique, économique et écologique, qui s’enracinent dans la notion de puissance, la potentia de Spinoza, maîtrise et plénitude intérieures alors que la potestas, ou pouvoir, est un pouvoir extérieur dont l’essence est l’exercice d’une force d’intervention sur les autres (p.43). Un chapitre entier de l’ouvrage est d’ailleurs consacré à Spinoza.

C’est la corruption de la pauvreté qui engendre la misère. Tout se joue autour du processus de modernisation économique, qui a exproprié les pauvres de leur capacité de subsistance, et dont les auteurs retracent les principales étapes : marchandisation croissante du monde et de ses ressources naturelles, prolétarisation et salarisation, expropriation et dévalorisation des modes de vie autres. Le processus de marchandisation a obligé plus de la moitié de l’humanité à « troquer leur force de travail et leur puissance d’agir contre un salaire de moins en moins suffisant pour satisfaire leurs nouveaux besoins « fabriqués » (p. 19), à les « déraciner des milieux naturels ou humains où [ils] pouvaient vivre avec dignité des fruits de leur travail » (p. 21).

Un chapitre analyse la pauvreté en tant que relation au travail : « Durant deux siècles, pour la plupart des hommes des pays « développés », leur relation au travail est ce qui déterminé leur statut : pauvres ou misérables ». Cette ligne de clivage est « destinée à devenir aussi importante que la plus grande des différences sociales ». « La pauvreté fut censée inciter au travail et le travail soulager la pauvreté » (p. 172). Et « le travail apparaîtra comme la rédemption des pauvres de la misère, alors que les miséreux seront simplement les pauvres qui ne trouvent pas ou de veulent pas de travail » (p. 171). Cette violence, bien connue, procède par l’expropriation des tiers domaines, communaux, domaines de relative gratuité, par la disqualification des formes de solidarité et de partage et des richesses relationnelles, culturelles et autres qui étaient une protection contre la misère. La définition du travail devient unifiée comme travail salarié, fondé sur la destruction des activités paysannes : c’est à ce travail-là qu’est destiné le pauvre devenu miséreux, indigent. La multiplication des détours de production ont aliéné le travailleur du produit de son travail : l’individu social ne produit plus rien de ce qu’il consomme, et ne consomme rien de ce qu’il produit.

L’économie moderne, « en pourchassant cette condition humaine qu’était la pauvreté sous ses formes vernaculaires, a eu une part prépondérante dans la production des misères modernes » (p. 30). Les « manques » endémiques créés par la production systématique de biens et de services censés satisfaire des besoins – besoins socialement fabriqués – ont déjà produit de telles dépendances qu’il devient de plus en plus difficile, voire impossible, pour les majorités, de retrouver les modes de vie simples, conviviaux et divers qui faisaient toute la richesse de leur pauvreté » (p. 39-40). De plus, cette dépendance reproduit une tension entre l’augmentation programmée de leurs revenus et leur dépendance accrue aux besoins socialement fabriqués par cette même croissance, reconduisant le mécanisme de la rareté et rendant leur situation de plus en plus précaire (p. 275).

Le développement, fût-il durable, est une « imposture » (p. 149), qui s’inscrit dans cette histoire longue : « Étranger aux réalités locales, non enchâssé dans des relations culturelles, le développement nourrit mal les pauvres tout en les rendant dépendants du marché » (p. 156). Il met tout en œuvre pour rendre ces « vaincus » de l’économie moderne, toujours plus dépendants des causes de leur puissance perdue (p. 26). Il fonctionne sur le principe du « syndrome de la loterie, [illusion qui] fait miroiter le mirage que les gagnants aux jeux du marché capitaliste incluent aussi les plus pauvres. Comme, à ce jeu, gagner ne serait par seulement une affaire de chance, mais de déploiement d’un éventail de qualités qui, tels ‘l’intelligence économique’, le goût de ‘l’intérêt’ et de ‘l’argent bien placé’ ou simplement la délivrance de modes de vie intenables et dépassés, la concurrence économique tous azimuts, serait la chose la plus naturelle et la mieux partagée du monde » (p. 282).

Les politiques de soulagement de la pauvreté, en particulier celles de la Banque mondiale, se servent du langage tautologique de l’économie, qui font de la pauvreté « une collection quantifiable de manques soulagée par la seule économie », pour en appeler « au sens de la compassion et occulter le fait que ces mêmes politiques servent à moderniser la pauvreté, c’est-à-dire produire et renforcer les formes modernes de la misère » (p. 45). Définissant le pauvre par son revenu, et ne proposant que des voies d’augmentation de ce revenu, ces politiques visent l’intégration des pauvres dans le système même qui menace leur autonomie, ne pourra satisfaire leurs nouveaux besoins engendrés par cette intégration, et les transformera en miséreux.

Au delà d’une guerre de civilisation, c’est donc bien une guerre de savoirs qui se joue, qui invite les porteurs de savoirs de subsistance à se considérer comme une espèce en voie de disparition : ces savoirs « sont déclarés caducs, leurs capacités obsolètes, passibles de programmes de rééducation ou de développement » (p. 83). « La pénétration de la civilisation occidentale a toujours été une invasion de savoirs aussi impénétrables que la dureté minérale de ses armes. Dans un premier temps, cette pénétration ne fait pas appel à la raison mais plutôt aux affects qui tendent à influencer le désir des pauvres, afin de les éduquer, ou de les développer, dans le sens recherché par le système. Le paquet des savoirs rationnels occidentaux a besoin, avant d’être accepté, demandé et redemandé, d’être précédé de cette vague irrationnelle de mépris inculqué envers les flexibles, subtils et intimes savoirs locaux, vague de choc qu’Ivan Illich qualifiait de disvaleur  » (p. 84-85). Cette intériorisation constitue la clé de ce que les auteurs désignent comme une forme de servitude volontaire : « internalisation des désirs qu’il faut avoir, envie des savoirs des autres, mépris pour les siens propres, qui peut aller jusqu’à la honte intime » (p. 273).

Ce livre défend la conviction qu’il est temps de définir les moyens pour atteindre cet autre développement, autonome, endogène, humain, que Gandhi avait imaginé (p. 157). Mais il n’existe pas de solutions rapides, tant l’ordre établi et nos modes de pensée sont devenus figés en une logique de système. Pour autant, les systèmes de corruption, de destruction et de séduction dont disposent les sociétés de marché ne sont pas infaillibles, mais minés de l’intérieur par des fissures et des contradictions. Le mythe, ou l’idéologie du développement, continuellement plébiscités par les grandes assemblées mondiales, a en effet perdu sa crédibilité. Les « décrochages », les « désadhésions », les initiatives d’entraide, de solidarité et de convivialité, les luttes pour le maintien de la gratuité, se multiplient. Il faut stimuler la puissance des soumis et des vaincus, aujourd’hui en marche, « inspirée par les traditions philosophiques de libération qui émergent de petits et de grands mouvements de résistance » (p. 20), inverser les rapports de subordination entre les « savoirs hégémoniques affichés et les « savoirs vernaculaires, de subsistance  » (p. 263) et sortir de l’idée qu’il n’y a pas d’autre possible que le capitalisme marchand.

Tout homme ou toute femme dispose en effet d’un fond de puissance qui lui est propre, qu’il peut mettre en jeu avec les autres, et défendre contre les forces de l’aliénation, pour unir désir et raison, liberté et nécessité. Plutôt que dans des institutions, ou dans des solutions proposées par des experts, l’espoir se situe dans les multitudes de devenirs minoritaires, qui ne sauraient s’agréger en une majorité abstraite, dans l’enrichissement des rencontres que notre conatus, ou notre désir et notre appétit de vivre, nous permettront d’établir avec d’autres vivants. Il se situe donc dans des processus qui « sont les devenirs, [qui] ne se jugent pas au résultat qui les terminerait, mais à la qualité de leurs cours et à la puissance de leur continuation », ainsi que l’écrivait Deleuze (p. 11). C’est la mise en quotidien de ce devenir révolutionnaire, le travail sur soi et la transformation intérieure, l’émergence de nouveaux rapports sociaux, qui en recèlent la puissance, à laquelle les « modèles révolutionnaires antérieurs avaient été aveugles » (p. 232). La « réinvention permanente du présent, à la fois aux plans personnel et social, est la clé de la liberté » (p. 277), et c’est par les marges que ces lignes de résistance à l’économie hégémonique continueront de passer. C’est un projet politique, que les auteurs inscrivent toutefois dans les limites de la nécessité, et différencient des voies radicales du refus de la technique et de tout modernisme et d’une « idéologisation à rebours » qui exigerait des pauvres un renoncement fondamental (p. 283). En outre, si certaines servitudes sont imposées ou manipulées, certaines servitudes volontaires sont assumées en un impératif éthique, et mues aussi par l’envie de pouvoir vivre sous le régime de Droit des pays « riches ».

par Blandine Destremau, le 27 avril 2009

Pour citer cet article :

Blandine Destremau, « La misère, dévoiement de la pauvreté », La Vie des idées , 27 avril 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-misere-devoiement-de-la

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