Recensé : Adam Tooze, Le Salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Les Belles Lettres, 2012. 806 p., 29, 50 €.
À sa parution en anglais et en allemand, respectivement en 2006 et 2007, le très volumineux ouvrage de l’historien britannique Adam Tooze a suscité des éloges et quelques débats. Sa publication récente en français a moins attiré l’attention, peut-être parce que les références nombreuses et les idées que l’auteur veut battre en brèche sont moins familières au public francophone, y compris les historiens. Ni l’histoire économique du IIIe Reich, ni l’histoire militaire n’ont fait l’ordinaire des débats français sur le nazisme.
Formé à Cambridge, aujourd’hui professeur à l’université de Yale, Adam Tooze a mené à bien un projet ambitieux : non seulement écrire une histoire économique complète et détaillées de l’Allemagne nazie – et ce projet était grandement le bienvenu – mais aussi, de façon plus problématique, relire toute l’histoire du IIIe Reich (notamment son histoire diplomatique et sociale, ainsi que la Shoah) à travers le prisme de l’économie. Insistant d’emblée sur l’idée – martelée tout au long du livre – que notre perception actuelle de l’économie allemande fausse notre connaissance historique, il affirme tout de go :
« La thèse fondamentale de ce livre, la plus radicale peut-être, est que ces mouvements liés l’un à l’autre de notre perception historique requièrent une refonte de l’histoire du IIIe Reich, laquelle a pour effet dérangeant de rendre l’histoire du nazisme plus intelligible, en vérité mystérieusement contemporaine, et en même temps de mettre davantage encore en relief son irrationalité idéologique fondamentale. L’histoire économique éclaire d’un jour nouveau à la fois les motifs de l’agression hitlérienne et les raisons de son échec – de son échec inéluctable » (p. 21).
Or cette affirmation est en partie infirmée dans le livre lui-même, qui propose des analyses poussées, formidablement détaillées et souvent brillantes, qui donnent à penser que les choix économiques qui ont déterminé la politique nazie ont été rationnels, poursuivant un objectif précis.
L’obsession américaine
Cet objectif est défini d’emblée par Adam Tooze qui met en avant non pas Mein Kampf, mais le deuxième livre d’Hitler, écrit en 1928 et qui resta inédit jusqu’en 2003 [1]. Dans ce texte, le futur chancelier déploie ses obsessions envers les États-Unis, au premier chef. Son antisémitisme et son antibolchevisme semblent ainsi passer à l’arrière-plan. Hitler, si l’on suit Tooze, voulait que l’Allemagne développât la même puissance économique que les États-Unis, et ainsi, pût doubler le niveau de vie de ses habitants pour atteindre celui de son rival. Ce but ne devait pas être atteint tant par un développement industriel rapide que par la modernisation de l’agriculture. Tooze utilise les belles séries statistiques développées, explique-t-il, par la République de Weimar, pour insister sur le retard allemand, ou tout au moins le retard accumulé depuis la fin de la Première Guerre mondiale. L’agriculture allemande, en particulier, était peu productive et les belles réussites industrielles longuement décrites, comme celle du trust de chimie IG Farben, avec ses 200 000 emplois, masquaient une faible productivité de l’économie en général. Hitler aurait donc voulu constituer un gigantesque marché intérieur allemand.
Cette obsession pour les États-Unis, plutôt que pour la Grande-Bretagne et son empire maritime, n’est pas vraiment démontrée dans l’ouvrage, sauf par une série de coïncidences de décisions économiques et politiques, et par le fait que Hitler avait dans sa jeunesse été un lecteur des romans de Karl May qui mettaient en scène la conquête de l’Ouest. Cette volonté de rattraper économiquement les États-Unis aurait déterminé tous les choix (ou presque) dans la conduite de la guerre.
Certains des « mythes » historiques qu’Adam Tooze veut casser dans son ouvrage l’avaient été depuis longtemps par d’autres historiens. Ainsi, de l’idée que le chômage avait été combattu efficacement par des grands programmes civils de travaux, dont la construction des autoroutes (Autobahnen) aurait été le plus emblématique. Ce programme, si bien mis en avant par la propagande de Goebbels, n’occupa en fait que 38 000 ouvriers allemands. Or la baisse du chômage, qui ne fut entamée réellement qu’en 1935, fut le résultat d’une reprise engagée dès l’automne 1932, donc avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, et surtout d’une vaste politique de réarmement précoce. Le pourcentage du PIB dédié au réarmement atteignit 10% dès 1935 (contre 1% en 1933) et 20% à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Quant au gigantesque effort de guerre, il a été largement financé par les particuliers et les entreprises. Il le fut aussi par une fuite en avant des grandes entreprises allemandes vers des engagements débiteurs qui ne pourraient être couverts qu’en cas de victoire totale et donc d’exploitation économique de l’Europe asservie. En développant cela, chiffres à l’appui, Adam Tooze bat en brèche les démonstrations de l’historien Götz Aly, qui a tenté de montrer que les Allemands ordinaires avaient bénéficié largement du pillage des biens juifs et de l’exploitation économique des pays occupés, le Troisième Reich ayant jeté les bases de l’État-providence [2].
Le financement par un crédit déguisé, en fait un circuit parallèle de traites qui permettait de limiter l’inflation visible, avait été décrit depuis longtemps, mais Adam Tooze le remet à sa juste place. La société Mefo GmbH avait été formée avec un capital d’un million de Reichsmarks fournis par un consortium d’industriels de l’acier. Les traites que la société émettait devinrent des obligations acceptées par la Reichsbank. « Moyennant un modique escompte, les entreprises travaillant pour le réarmement pouvaient encaisser leurs traites Mefo à la banque centrale ». Il s’agissait d’une sorte de monnaie parallèle.
Les déséquilibres financiers et d’approvisionnement
Comme Adam Tooze le décrit très bien, l’économie allemande sous le Troisième Reich a été constamment au bord d’une crise grave, soit à cause des difficultés d’approvisionnement en devises, soit à cause des déficits divers. Il revint à Hjalmar Schacht, président de la Reichsbank et ministre de l’Économie, de trouver des solutions ingénieuses et autoritaires pour écarter ces menaces. Plus que le « magicien » qu’il a prétendu être dans ses mémoires, il fut en fait un talentueux manipulateur de cours et de chiffres. Dès 1933, le budget de la Défense fut placé en dehors du contrôle du ministère des Finances.
L’énorme effort d’armement fut en réalité financé par ces crédits discrets, mais surtout par la fiscalité, l’épargne forcée imposée aux ménages, puis par l’exploitation ponctuelle des territoires annexés et occupés. L’inflation fut d’ailleurs exportée vers les marges de l’empire. « Le système silencieux de financement de la guerre institué dans l’automne 1939 marche bien », écrit l’auteur, avant d’ajouter :
« L’augmentation des prélèvements fiscaux de 1941-1942, de pair avec les contributions toujours plus lourdes des territoires occupés, permit au ministère des Finances du Reich de financer sur ses recettes 54% des dépenses en 1942 et 44% en 1943. En 1942, les recettes fiscales étaient si florissantes que le Reich put bel et bien diminuer sa dépendance à l’égard de l’emprunt par rapport à 1941. Jusqu’en 1943, de surcroît, l’épargne des ménages fut suffisant pour permettre de financer au moins 17% des dépenses publiques totales par des emprunts sûrs à long terme » (p. 613-614).
Le Salaire de la destruction fait largement état des grands agrégats de l’économie allemande et Adam Tooze n’est jamais autant à l’aise que lorsqu’il les commente. Son premier ouvrage portait d’ailleurs sur le développement de la statistique en Allemagne [3]. Il montre comment l’ensemble des politiques économiques nazies – et aucune décision importante ne pouvait être prise sans l’accord de Hitler – furent déterminées par les déséquilibres financiers et d’approvisionnement. Les Volksprodukte, les produits nationaux, ersatz en particulier, procédèrent de cette logique.
On le suivra moins dans son analyse d’une causalité trop automatique, me semble-t-il, dans le déroulement de la guerre elle-même. La stratégie de Blitzkrieg fut-elle réellement choisie parce que les stocks de matières premières étaient une fois de plus au plus bas ? Quant à l’opération Barbarossa, elle procéda bien sûr d’une volonté de mettre la main sur des terres agricoles, avec un projet insensé de colonisation continentale. Mais les déterminations de ce projet furent multiples, en particulier profondément idéologiques. Les recherches récentes ont réévalué les dimensions idéologiques du projet nazi, ce qu’Adam Tooze ne récuse pas vraiment – il admet à de nombreuses reprises et, sans le détailler, l’antisémitisme fou d’Hitler.
Faiblesse de l’économie nazie ?
Finalement, cette causalité presque automatique dans le livre devrait permettre d’expliquer la Shoah. On suivra avec intérêt l’explication novatrice que Tooze donne de la Nuit de Cristal : le manque de devises limitait l’émigration des Juifs allemands, qui voulaient partir avec au moins une partie de leurs avoirs ; les pogromes et destructions organisés dans tout le Reich les poussèrent à l’exil immédiat. On le suivra aussi dans l’évaluation qu’il donne de la spoliation dans le financement, limité, de l’économie allemande.
En revanche, son explication de la décision génocidaire nous apparaît bien plus problématique. Le génocide se serait inscrit, d’après l’auteur, dans la volonté de réserver l’approvisionnement en nourriture aux seuls aryens. Suivant les recherches déjà anciennes de Christian Gerlach [4], ce point aurait été l’un des facteurs de la décision de l’assassinat des Juifs d’Europe. Mais cela n’explique pas la dimension européenne du génocide, même s’il devait s’inscrire dans le « plan général Est », qui prévoyait l’assassinat de 30 millions de Slaves. Or le plan ne fut jamais mis en œuvre (Tooze le reconnaît d’ailleurs en passant).
Le Salaire de la destruction représente un travail magistral, et il est d’ores et déjà un ouvrage de référence. Parmi les mythes historiques que l’auteur aime à corriger, on peut citer celui de Speer, à qui sont consacrées de nombreuses pages. Albert Speer, dans les mémoires qu’il publia après vingt ans de prison, imposa un récit particulier, tout à sa gloire, qui racontait comment il avait réussi à mobiliser avec talent l’industrie de guerre du Reich. Or, si la mobilisation et l’effort de production furent remarquables, pour atteindre un maximum en 1944, ce fut grâce aux mesures d’encadrement de l’économie et de drainage des ressources mises en place plusieurs années auparavant.
À lire le détail des nombreuses faiblesses de l’économie nazie, le lecteur finit par se demander comment le Reich a pu tenir aussi longtemps contre la formidable armada alliée. Ce fut par l’exploitation d’une main-d’œuvre esclave, explique Adam Tooze, mais aussi par la mobilisation de la population, sur laquelle il donne peu de détails. Car, explique-t-il, l’Allemagne nazie fut entièrement mobilisée derrière le Führer. Tooze ne met pas en avant les rivalités au sein du système, cette polycratie qui a été tant étudiée dans les dernières décennies, comme moteur de radicalisation. L’économie nazie est décrite comme une gigantesque et formidable machinerie. C’était d’ailleurs ainsi qu’elle était perçue par les contemporains.
Finalement, en lisant la description apocalyptique que l’auteur fait des destructions subies par l’Allemagne dans les dernières années de la guerre, le lecteur se demande s’il ne cherche pas à réfuter un dernier mythe, celui d’un tissu industriel resté en partie intact malgré les tapis de bombes alliées, et sur lequel se serait bâti le miracle économique de l’Allemagne de l’Ouest.