Recensé : Michel Le Bris et Jean Rouaud, sous la direction de, Pour une littérature-monde, Gallimard, NRF, 2007. 237 p., 21, 50€.
Le 16 mars 2007 parut dans Le Monde, en pleine campagne présidentielle, un manifeste littéraire dans la pure tradition du manifeste parisien, avec ce qu’il fallait d’ésotérique, de polémique et de poétique pour susciter le scandale, l’intérêt et même l’attention des présidentiables. Écrit par Alain Mabanckou, Michel Le Bris et Jean Rouaud, mais également signé par Éva Almassy, Tahar Ben Jelloun, Maryse Condé, Dai Sijie, Ananda Devi et encore bien d’autres, ce manifeste affirmait et célébrait, quelques mois après que cinq des sept principaux prix littéraires de l’automne eurent été décernés à des auteurs « francophones », c’est-à-dire de langue française mais pas de nationalité française [1], la naissance enfin advenue d’une « littérature-monde en français ». Cet avènement scellait, selon les auteurs, la fin de la littérature nationale française, c’est-à-dire parisienne : son étroitesse hexagonale, cantonnant les auteurs étrangers de langue française (et surtout les ressortissants des anciennes colonies) dans le ghetto piégé de la « francophonie », et son nombrilisme, qui la condamnait à ne parler que des sensations minuscules, de la physique intestinale et à se complaire dans l’ésotérisme de l’autoréférentialité du signe, la reléguaient aux rangs des vieilleries. Ce manifeste fit tant de bruit que, non content de déclencher de nombreuses réponses, ripostes et commentaires, dans les journaux littéraires et sur Internet, il suscita la réaction outrée du secrétaire de l’organisation internationale de la francophonie, Abdou Diouf, ainsi qu’une réaction du candidat Sarkozy, ou plutôt de son parolier Henri Guaino, dans les pages du Figaro. La littérature avait sa place dans la campagne présidentielle grâce à la « littérature-monde ».
Le livre dont il est question ici, Pour une littérature monde, sous la direction de Jean Rouaud et Michel Le Bris, constitue le prolongement de ce manifeste. Vingt-sept contributions, de cinq à trente pages chacune, poursuivent la polémique ouverte par le manifeste ou se chargent d’exemplifier, par des récits autobiographiques centrés sur la naissance de la vocation à l’écriture en français ou par l’évocation de l’élasticité mondiale du français qu’ils écrivent, les visages concrets de cette littérature-monde. Un manifeste dans un grand journal de la capitale, puis un livre chez un grand éditeur de la même capitale, dans lequel deux des titulaires de prix littéraires de la rentrée 2006 ont accepté de signer un chapitre, une réaction d’un présidentiable promis à un bel avenir, une montée en créneau du directeur de l’Organisation internationale de la francophonie, des centaines de réactions dans la presse et la blogosphère : il y avait beau temps que la littérature française n’avait pas connu une telle secousse. Dans ses chapitres polémiques, le livre reprend la double attaque menée dans le manifeste de mars 2007 : d’une part contre la notion de francophonie, jugée discriminatoire pour les auteurs de langue française non français, d’autre part contre une littérature parisienne sclérosée par « la contemplation narcissique et desséchante de son propre rétrécissement ».
La francophonie est morte
Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi, Jacques Godbout, Tahar Ben Jelloun, Ananda Devi, Nimrod, c’est l’orientation principale de leur texte, s’en prennent à la notion de « francophonie », dont ils font un procès virulent. Comme institution, c’est un paravent qui sert à masquer la pauvreté de la politique de la langue mise en œuvre par les dirigeants français et leurs collègues des autres continents, et à ce titre il vaut mieux la laisser mourir, ou ronronner, selon le diagnostic, les artistes n’ayant rien à voir avec un programme hésitant entre impuissance et impérialisme, assistanat et mauvaise foi.
Comme mode de classification des auteurs de langue française, c’est une catégorisation vexatoire et discriminatrice, puisqu’elle sert en fait à faire des écrivains en français (mais non français de nationalité) des écrivains d’à-côté, des presque pareils ou même des étrangers. Selon les auteurs, et notamment Alain Mabanckou qui signe l’un des textes les plus lumineux et en même temps les moins amers de l’ouvrage, on regroupe ainsi, dans un ensemble arbitraire, une myriade d’écrivains qui ont en commun de n’être pas français, ou de ne pas sembler l’être, d’écrire visiblement de loin, de la périphérie, par rapport au centre parisien. La peur et l’exaspération permanentes de ces auteurs taxés de francophones consistent à être sans cesse renvoyés à des poncifs sur leurs origines, leur couleur, la colonisation, leur rapport compliqué à la langue, alors qu’ils voudraient parler littérature, forme, poésie, universalité de la pensée et de l’art. Le pire est la louange conçue par certains animateurs de télévision comme l’ultime récompense : « Mais comme vous parlez bien notre langue ! », disent-ils, comme si ces écrivains y étaient consubstantiellement étrangers, eux qui littérairement n’en veulent souvent pas connaître d’autre et ont voué leur vie d’artiste à son illustration.
À ce sujet, les signes ne trompent pas, et les auteurs du manifeste n’arrivent pas après la bataille, comme certains commentateurs ont pu le dire ou l’écrire. Certes, c’est précisément en écho aux prix de l’automne 2006, qui ont semblé consacrer la littérature de ces « francophones » au centre même de la littérature « franco-française », que le manifeste puis le livre ont été publiés ; mais le chemin est encore bien long et douloureux à parcourir, quand on sait que le salon de l’Organisation internationale de la francophonie, qui voulait célébrer en 2006 la littérature francophone, n’avait pas programmé d’inviter des auteurs français de nationalité et refusait la participation à Boualem Sansal, parce qu’en tant qu’Algérien il n’était pas ressortissant d’un pays appartenant à l’OIF… Quand on peut constater aussi par soi-même, dans nombre de librairies, qu’Alain Mabanckou, parce que de nationalité congolaise et situant pour une part ses fictions dans un contexte qui évoque l’Afrique, est classé en littérature africaine, alors que Jonathan Littell, citoyen américain jusqu’à une date très récente et qui raconte l’histoire de criminels de guerre allemands, trône à côté de Valéry Larbaud et de Pierre Loti… Et les auteurs citent eux-mêmes nombre d’anecdotes sur ce sujet, qui montrent qu’une part encore décisive de leur rôle dans le monde littéraire français est de figurer comme d’aimables supplétifs plus ou moins exotiques, éventuellement utiles pour participer au programme de résistance mondiale contre la domination de l’anglais. Où l’on retrouve les origines du terme même de francophonie, inventé à la fin du XIXe siècle par Onésime Reclus, pour donner à la République française un nouvel outil de puissance dans la concurrence entre les empires : la langue et la littérature devaient compenser la faible natalité et les limites de l’expansion économique françaises et permettre de lutter contre la puissance anglaise ou allemande.
Ce racisme ordinaire, cet impérialisme invisible, d’autant plus efficaces qu’ils sont principalement inconscients, sont le reflet, selon les signataires de ce livre-manifeste, d’une configuration de pouvoir dans laquelle les acteurs du système social et symbolique qui se désigne comme littérature française, installés au centre historique de son pouvoir, à Paris, soit ne parviennent pas à changer de représentation du monde, soit n’y ont pas intérêt. Le terme de francophone est bien dépassé et pernicieux s’il ne s’applique tout autant aux écrivains franco-français qu’aux autres. Pourquoi ne pas s’en tenir au bien plus limpide « écrivains français » pour désigner tous ceux qui, de par le monde, ont le français comme langue d’art littéraire, tous ceux qui alors contribuent également à la littérature-monde en langue française ?
Mais la francophonie a toujours beaucoup de soutiens, et ceux-ci ont beau jeu d’expliquer que le terme d’auteur « francophone » (au sens, tout simplement, d’auteur écrivant en français, quelle que soit sa nationalité) est souvent reçu sans problème dans le monde et qu’il est même souvent un recours et une réassurance pour les auteurs des régions éloignées de Paris ou de Los Angeles. Il est ainsi un problème fondamental dans la posture de la littérature-monde selon Alain Mabanckou, Boualem Sansal ou Tahar Ben Jelloun : il s’agit avant tout d’une revendication de pleine et entière assimilation à la littérature « française » d’écrivains déjà fortement reconnus en réalité par Paris et ses institutions littéraires et qui, en même temps, bénéficient d’une forte exposition internationale, principalement dans l’espace anglophone, et souhaitent à ce titre sembler porteurs, aux yeux de leurs interlocuteurs anglo-saxons, d’une koinè littéraire comparable à celle dont les auteurs anglophones sont membres, seule susceptible d’en faire des concurrents sérieux dans le grand jeu littéraire des métropoles de la culture. C’est pour le pèlerinage mondial des auteurs consacrés et traduits que la francophonie, institution vieillissante qui montre trop clairement son squelette politique, paraît dépassée et semble même parfois une gêne. Pour les autres, pour les auteurs francophones non français mais qui ne résident pas à Paris (et pas non plus sur de grands campus américains), qui ne sont pas encore consacrés à Paris et pas encore traduits de par le monde, pour les auteurs francophones donc qui peuvent connaître des situations politiques et sociales difficiles, dans des contextes de censure, de rareté de l’édition, d’étroitesse du lectorat alphabétisé, la francophonie institutionnelle peut être d’un vrai secours.
On peut regretter qu’il faille attendre la page 318, dans la contribution de Gary Victor, pour trouver l’ébauche d’une sociologie critique de la mondialisation culturelle qui dise plus que le vœu pieux du dépassement des stéréotypes et de l’ouverture au monde. Même si l’on affirme l’existence d’une littérature-monde en français qui dépasse l’hexagone et qui démode radicalement les critères esthétiques parisiens, il reste que, pour un auteur écrivant en français, le grand marché reste le marché français et « qu’aucun pays francophone n’est en mesure de se créer à la fois un marché et une force symbolique permettant à ses créations d’entrer en compétition plus ou moins égales », selon les termes de Gary Victor. En soi, la publication même du livre-manifeste en est une illustration parfaite : la grande dénonciation d’un Paris borné se fait dans la collection NRF de Gallimard, chez un éditeur ô combien emblématique de la place, partie prenante de tous les prix littéraires des trente dernières années, et qui n’a jamais interdit qu’on publie dans ses pages de la littérature « minuscule » ou narcissique. Pourquoi pas une coédition avec un éditeur belge, suisse, québécois ? et que dire d’un éditeur sénégalais, camerounais, congolais ou cambodgien ? Une proclamation mondialiste en elle-même ne fait pas se volatiliser les rapports de force qui font que les centres dominent encore les périphéries, au point que les périphéries ne peuvent souvent exister qu’en se conformant à ce que le centre attend d’elles.
Pour l’essentiel, ne circulent dans le monde que les œuvres littéraires écrites en anglais, qui peuvent être lues en langue originale ou traduites, et les œuvres écrites en français, en allemand, en italien et en espagnol, mais déjà à un degré moindre. En dehors de ces quelques langues, le marché littéraire international est inexistant, et il n’est souvent d’autre solution, pour qui veut exister comme écrivain, que d’écrire dans la langue d’un centre et donc de se conformer au moins dans une large mesure aux exigences de ce centre. L’invocation de la mondialité peut être une solution personnelle ou pour un petit groupe : si elle est à ce point déliée de toute analyse critique des formes prises par la mondialisation culturelle (notamment le durcissement de la structure profondément asymétrique du champ littéraire mondial, qui juxtapose une langue-littérature mondiale et des espaces nationaux de plus en plus cloisonnés entre eux), gageons qu’elle ne pourra pas atteindre la révolution visée. Encore un effort pour faire advenir la République des lettres !
Révolution esthétique et tohu-bohu mondial
L’une des solutions préconisées par les promoteurs du manifeste pour remédier à ce qu’ils jugent être la fermeture de l’institution littéraire française est la révolution esthétique. L’autre axe de ce livre, donc, consiste à faire de la « littérature-monde » le bélier contre la sclérose supposée de la littérature française, c’est-à-dire parisienne, engluée dans l’esthétique dépassée et moribonde du structuralisme linguistique et du nouveau roman ranci. Les deux articles de tête du volume, ceux de Jean Rouaud et de Michel Le Bris, en font leur question principale.
C’est l’une des dimensions qui ont le plus frappé dans ce manifeste, parce que cette charge prétendait attaquer de front toute la littérature parisienne installée, non plus seulement dans sa frilosité supposée aux littératures « périphériques », mais en reliant cette frilosité au contenu même de la littérature pratiquée et célébrée à Paris. La littérature française actuelle est asphyxiée, depuis les années 1960, selon Le Bris et Rouaud, mais aussi Jacques Godbout, Grégoire Polet, Fabienne Kanor – sur un ton souvent plus modéré que celui des deux premiers – par le formalisme, l’intellectualisme, la haine du récit, des personnages, de la « vie », par l’obsession du soupçon, de la déconstruction, par les « diktats des sciences humaines, le laminage des chars lourds de l’idéologie, la déconstruction au nom du Signe-roi, ou l’abandon aux petits émois ». Avec le ton classiquement paranoïde et agressif de tout pamphlet littéraire, Michel Le Bris et Jean Rouaud esquissent une théorie selon laquelle le structuralisme, celui des linguistes, et le formalisme, celui du Nouveau roman, auraient outrageusement dominé la vie intellectuelle française, asséchant sa littérature, la faisant passer sous les fourches caudines de l’idéologie, écrasant la recherche du sens au profit de la théorie du signe, le récit au profit de la spécularité du texte, et l’histoire au profit de l’émotion minuscule et de la métaphysique des tubes.
C’est là une chronologie assez étrange, qui fait du Paris des années 1990 ou 2000 une annexe de quelques cantons de celui des années 1960. La projection de débats idéologiques et esthétiques d’un autre temps sert en réalité à appuyer un plaidoyer sur la littérature de l’avenir, que Le Bris et Rouaud nomment « littérature-monde ». D’aphorismes en formules plus ou moins heureuses se dessine le portrait de la littérature-monde : puisque écrire c’est, selon Jean Rouaud, « tenter de donner forme, visage, à l’inconnu du monde, et à l’inconnu en soi », il s’agit d’avoir « l’audace de créer des mondes où se risquer le cœur battant », selon Michel Le Bris, et donc d’écrire « des livres-mondes, vastes, généreux, terribles, comme la vie ». Il faut, après « des décennies d’asservissement au Signe-roi, retrouver le monde », « un art compréhensif, englobant, un art d’articulation, un art du filet, un art de mailles, de réseau », selon Grégoire Polet, un « atlas du monde » : voilà la littérature qu’il faut à un « espace presque universellement interconnecté, le globe révélé qui a conscience aujourd’hui d’être un lieu de vie collective et simultanée, comme une vaste structure intégralement solidaire dans son tout et dans ses parties ».
D’un point de vue de lecteur, le livre lui-même montre peu l’exemple, dans ses chapitres autobiographiques ou fictionnels. Les divers récits de vocation littéraire francophone sont en fait très introspectifs, fortement marqués du sceau de l’intime et de ses complications parfois minuscules… ce qui n’est pas forcément désagréable. Dans ce registre toutefois, les textes d’Ananda Devi, Anna Moi, Fabienne Kanor ou Wajdi Mouawad ne sont ni très émouvants ni de l’ambition de ce qu’annonce le programme esthétique du livre, ce qui est un problème lorsqu’il prétend lui-même porter les solutions littéraires de l’avenir.
Littérature-monde ou littérature mondaine ?
Comme tous les manifestes littéraires et culturels qui ont fait du bruit, Pour une littérature-monde est traversé de contradictions, de difficultés et d’enjeux non-dits qui invitent à le lire au moins autant pour ce qu’il ne dit pas que pour ce qu’il dit. De ce point de vue, on peut interpréter son programme de plusieurs manières.
Ce qui frappe d’abord, c’est le rejeu de la querelle du vitalisme et du symbolisme dans la première décennie du XXe siècle. Entre la fresque « océanique » vue par Polet ou Le Bris et l’unanimisme de l’Abbaye, rendu obligatoire, selon ses promoteurs, par le présumé âge des foules, au début du XXe siècle, il y a de nombreux échos, jusqu’à la caricature faite de la littérature contemporaine de diffusion restreinte ou modeste – à l’époque la littérature symboliste et post-symboliste – comme outrageusement sophistiquée, morte de son formalisme et de ses préoccupations narcissiques. La première mise en cause radicale du récit, quoi qu’en aient Jean Rouaud, Michel Le Bris, Grégoire Polet ou Patrick Raynal, ne date pas du nouveau roman, ni du structuralisme, mais bien du symbolisme, de la fin du XIXe siècle, de Huysmans, d’André Gide et de Marcel Proust. Et, à tout prendre, comme dans la décennie 1900, le principe central de l’attaque portée contre le souci de l’art apparaît comme une forme de moralisme : Michel Le Bris a beau jeu d’accabler les « chars lourds de l’idéologie » qui, en pleine période structuraliste, auraient imposé un agenda marxiste à toute narration, alors que lui, Grégoire Polet ou Lyonel Trouillot affirment que toute littérature de valeur doit montrer et louer le métissage, les circulations planétaires, le « cratère furieux des mégalopoles », le « monde devenu rond », « sans plus de centre ». Rien là-dedans qui ne soit à son tour très idéologique ou moralisateur, même si c’est dans une position symétriquement opposée au nationalisme. Comme l’écrivait Christian Rioux, qui commentait le manifeste dans Le Devoir du 31 mai 2007, que deviendront alors les auteurs « qui ne seraient pas suffisamment bruyants, métissés, déracinés, et qui n’exprimeraient pas la rumeur des métropoles exponentielles » ? Quel avenir pour les auteurs qui seraient « coupables de ne pas être assez cosmopolites » ou ceux qui auraient encore le malheur de juger que la vie intime, l’aventure minuscule, les destinées d’un cœur simple dans l’univers étroit du pays normand peut offrir un sujet pour de la bonne littérature ?
On retrouve aussi, dans ce livre, la posture habituellement paradoxale de l’importation culturelle à visée nationalisatrice : ils partent d’un constat de prétendue mort clinique, de déclin irréversible de la littérature française, noircissant douloureusement à dessein le tableau de la littérature nationale en péril, pour lui prescrire un remède de cheval, sur le mode de l’injection massive de sang neuf, vigoureux, venu des marges. Dans cette posture traditionnelle de la mobilisation pour la survie nationale, qui se fonde sur une critique du centre qui a failli à sa mission, il y a naturellement l’affirmation dogmatique de ce que devrait être la littérature nationale pour « tenir son rang ». Et l’instance de comparaison permanente, implicite ou explicite, qui est aussi une forme de menace constante, c’est la littérature anglophone, évoquée par beaucoup des auteurs comme une puissance immense, qui envahit tout et qui menace gravement la diversité culturelle. Jacques Godbout l’écrit clairement : « Nous [Québécois] nous sentons un peu seuls dans le monde à lutter contre l’anglais. […] Quand nous mettons les pieds à Paris, nous nous sentons souvent, devant les publicités et l’argot médiatique, comme des francophones francophiles atterrés par l’anglomanie française ». Il s’agit donc d’un rappel à l’ordre, d’une invitation à la contre-attaque, au nom naturellement de la diversité, mais qui recouvre à ce titre un projet politique.
Cet argument du faible au fort, qui est aussi celui de la francophonie institutionnelle – ici il n’y a guère de différence entre le manifeste et les institutions qu’il dénonce –, est redoublé par la comparaison avec la littérature anglaise. L’Angleterre, elle, a réussi ce que la France n’a pas su faire, ou qu’elle commence seulement à faire et qu’il faut encore lui enjoindre de mieux faire : l’invention de la « littérature du Commonwealth » dans les années 1980. Antienne bien connue maintenant, qui porte la marque du renversement d’admiration entre les deux rives de la Manche depuis le début des années 1990, mais dont il a pourtant été fait justice depuis longtemps, et par l’une de ses figures de proue : Salman Rushdie. La « littérature du Commonwealth », si l’on suit l’auteur des Patries imaginaires, fut avant tout une belle opération de marketing au fort parfum néo-colonial. Erreur au-delà de la Manche serait-elle vérité en deçà ? C’est là une figure classique, bien connue, de la manipulation de l’étranger au profit de la subversion des hiérarchies dans l’espace national. Et qui, comme dans à peu près toutes les campagnes littéraires de ce type en France depuis l’importation du roman russe par Eugène-Melchior de Vogüé en 1885, se réclame de préoccupations qui sont à tout prendre nationalistes : s’il faut du neuf, de la « littérature-monde », c’est pour remettre la littérature française à flot, la rendre compétitive à l’échelle mondiale.
De ce point de vue, dans la polysémie parfois inquiétante du mot valise littérature-monde, apparaît un sens non voulu par ses promoteurs, celui de littérature mondaine ; c’est-à-dire une littérature qui ne prétend plus s’imposer l’ascèse de tenter de se déprendre des lieux communs, des mots de la tribu et des représentations idéologiques qui donnent le ton, le bon ton. Car l’apologie systématique du métissage, du croisement, de la circulation n’est pas moins « idéologique » que ne l’était l’internationalisme prolétarien ou que ne l’est le libéralisme du consensus de Washington. On reconnaît dans ces thèmes le mouvement de la world music, la mode ethnique, les logiques d’économie d’échelle du commerce culturel mondial ou celles du tourisme. On pourrait soutenir, au contraire, comme l’objectait finement Jean-Gérard Lapacherie [2], que la littérature, plutôt que de reprendre l’idéologie portée par un niveau donné de développement du marché mondial des biens culturels, consiste précisément à dire le dissensus, l’éloignement, l’écart. « À quoi bon écrire, si c’est pour répéter avec des mots français les images qui défilent en continu sur tous les écrans du monde ? », écrivait le professeur de Pau. À cette logique de la littérature hérétique, séparée, radicale et avant-gardiste, s’opposerait nettement la littérature « moyenne » du roman « du monde » selon Michel le Bris et Jean Rouaud, une littérature qui raconte des histoires, qui accompagne le discours sur l’hybridation universelle des cultures – le chant de l’idéologie du monde, dit Lapacherie, pour bien le distinguer du chant du monde – et dont la focalisation sur le voyage semble suivre le développement mondial du tourisme.
Pour une littérature post-nationale
À côté des tonitruances critiques ou programmatiques de Michel Le Bris ou de Jean Rouaud peut toutefois se laisser entendre une autre musique, disséminée dans l’ouvrage et le plus souvent mezza voce, mais à tout prendre plus ferme dans son dessin. Plusieurs contributeurs tentent de montrer de diverses manières – expliquer la complexité de la double auto-traduction, pour Nancy Huston, dire les enjeux politiques de la répression du bilinguisme en Afrique du Nord, pour Boualem Sansal, évoquer la jubilation de la variété des lieux et des situations d’une vie d’écrivain traduit, pour Dany Laferrière, jouer de l’indécidabilité de sa position nationale, pour Brina Svit – que la littérature ne peut plus, sauf à se noyer dans des contradictions insondables et contribuer au grand cloisonnement qui frappe la vie culturelle de l’essentiel de la planète, être pensée comme l’émanation d’un peuple, d’une culture, d’une nation. La perspective est radicale, malgré les apparences ; elle est fondée sur un diagnostic beaucoup plus sombre quant à la nature de la mondialisation culturelle et elle est contradictoire, par ailleurs, avec l’apologie ambiguë des contacts entre les cultures à laquelle procèdent les directeurs du volume.
Vu d’Algérie ou de Gaza, mais aussi des quartiers déshérités des grandes villes d’Europe, contrairement à la vue qu’on peut avoir de Saint-Malo ou des campus de Chicago, le monde est émietté, hérissé de murs en béton et de murs invisibles, de pouvoirs qui cassent les langues et de lecteurs qui ne peuvent rien lire d’autre que la littérature de quelques dominants, alors qu’il est fait obligation aux auteurs de leur langue de se dire les porte-parole de la nation. L’urgence alors n’est pas la même que celle qu’évoquent Le Bris et Rouaud. La liberté et la grandeur de l’écrivain seraient de ne plus se prétendre l’incarnation d’une culture, ni le soutien d’une nation. Les formules de Boualem Sansal sont ici nettes et fortes : « La langue appartient à ceux qui la possèdent et l’utilisent. Elle n’a de nationalité que celle de ses amoureux. » Citant Ying Chen (« si vous devez me mettre des étiquettes, de grâce, mettez-m’en le plus possible »), Nancy Huston propose le même programme, dont il ne faut pas sous-estimer la portée encore révolutionnaire : « Il est essentiel que les écrivains se détournent de cette manie, qu’ils en rient, […] [en expliquant] qu’ils ne "jouent" pas pour tel pays contre tel autre. » Ces perspectives radicalement antinationalistes énoncées déjà par les symbolistes à la fin du XIXe siècle sont encore pleinement d’actualité, malgré les discours sur la globalisation achevée, le métissage universel, le monde plat. Le discours critique, les systèmes éditoriaux, la politique culturelle des grands États sont encore totalement structurés par la logique nationaliste, quoi qu’ils en aient, et en appeler au dialogue entre les cultures, au risque de ligoter à nouveau l’écrivain dans la nécessité morale et politique de porter « sa » culture, revient finalement à la même aporie, même si l’on est passé du pré carré national aux économies-mondes de la littérature. Si ce livre contribue un peu à construire cette post-nationalité littéraire, qui aura naturellement besoin de plus que cela pour advenir réellement, il est très utile.