On ne peut pas comprendre la société japonaise si on ne prête pas attention aux rapports que ses habitants entretiennent avec l’espace. Le Vocabulaire de la spatialité japonaise en détaille la richesse et la complexité.
A propos de : Ph. Bonnin, N. Masatsugu, I. Shigemi (dir), Vocabulaire de la spatialité japonaise, CNRS.
On ne peut pas comprendre la société japonaise si on ne prête pas attention aux rapports que ses habitants entretiennent avec l’espace. Le Vocabulaire de la spatialité japonaise en détaille la richesse et la complexité.
Qu’est-ce que l’espace de la société japonaise ? Ce questionnement réunit pas moins de 64 auteurs autour d’un ambitieux Vocabulaire de la spatialité japonaise. Architectes, géographes, urbanistes, anthropologues et spécialistes de la langue et de la civilisation japonaise inscrivent l’ouvrage dans un champ des études japonaises résolument transdisciplinaire. Ses co-directeurs en sont emblématiques : Philippe Bonnin est architecte et anthropologue, Augustin Berque, qui préface l’ouvrage, est géographe et philosophe.
Ciblant un large public, cet ouvrage pose les jalons d’une grammaire japonaise de l’espace, éclairant le sens de multiples termes au prisme de leurs usages et origines, de la manière la plus illustrée possible. Il donne à saisir la richesse sémantique de la langue écrite et orale japonaise pour éclairer le rapport à l’espace de ses locuteurs. Une telle analyse des représentations de l’espace est sans équivalent à ce jour, à l’exception de L’Aventure des mots de la ville (Topalov et. al. 2010), sondant les mondes urbains de sept langues européennes et de l’arabe.
L’ouvrage repose sur la double conviction que la spatialité est « une porte d’accès à l’intelligibilité de nos sociétés » (p. 25) et qu’elle est consubstantielle à la langue mobilisée, tout spécialement au Japon. Faisant de l’espace une dimension majeure des sociétés, il participe ainsi au « tournant spatial » identifié depuis la fin des années 1980 et qui consiste à privilégier l’entrée spatiale pour aborder des objets communs en sciences sociales dans une optique interdisciplinaire [1].
Les auteurs se gardent bien toutefois de livrer clé en main un modèle de la spatialité japonaise, placé en fait à l’horizon de la démarche. C’est au lecteur de reconstituer le système de cette spatialité à partir des 199 entrées proposées. Le parti pris de l’ouvrage est d’assumer une navigation aléatoire et fragmentaire « entre des îlots de sens, [que le lecteur] met en relation » (p. 36), mimant la pratique du « lecteur japonais [qui] préfère que l’on suggère […] à partir de petits éléments décrits savamment » (p. 34).
Ce parti pris est déjà une manière de dire la spatialité nippone. L’objectif des auteurs est de montrer que la culture spatiale japonaise opère une constante articulation entre l’analytique et le poétique comme entre le rationnel et le sensible. Ces éléments, aisément jugés incompatibles en Occident, sont tissés ensemble dans les termes du Vocabulaire. Concrets ou conceptuels, ils vont de la micro-échelle spatiale des plantes en pot, disposées entre la rue et l’habitation par ses occupants (Hachiue), à la notion cosmologique de Yama sato umi, qui associe l’espace habité à l’espace sauvage de la mer et de la montagne.
Les auteurs s’appuient sur un large champ de travaux scientifiques, de dictionnaires et de références historiques de la littérature japonaise. Une grande attention est portée aux matériaux, aux objets et à la culture matérielle qu’ils véhiculent. Ces plantes en pot par exemple sont vues comme l’expression d’une culture urbaine de la nature et d’un rapport entre espaces public et privé. Le soin tout ethnographique de la description des formes et des dispositifs spatiaux vise à exprimer une culture spatiale où l’on a « confié la pensée aux choses » (p. 25). L’iconographie de l’ouvrage sert le même objectif. Elle est présente presque à chaque page, sous forme de photographies, de cartes, de plan, de peintures, de dessins ou d’estampes.
Cette imbrication du rationnel et du sensible n’est pas pensée comme exclusivement japonaise : elle éclaire plus largement la spatialité des sociétés. Les auteurs tirent là les leçons du discours orientaliste déconstruit par Edward Saïd, d’opposition duale entre rationalité occidentale et sensibilité orientale, profondément idéologique et relevant d’un rapport de domination de l’Autre et de l’Ailleurs. Ils se distancient également du discours inversé des nippologies, flattant le sentiment national en affirmant la supériorité de la spiritualité japonaise sur les modes de pensée occidentaux. Pour échapper au piège de ces dichotomies toujours prégnantes, ce Vocabulaire se fonde sur la participation de chercheurs français et, pour un quart d’entre eux, japonais, sensible dans l’écriture conjointe de nombreux articles.
Les traits de spatialité japonaise dégagés alimentent largement la réflexion sur l’espace des sociétés. Abordons à ce propos quatre fils directeurs tissés par l’ouvrage. Le plus prégnant porte sur l’habiter. Il aborde les lieux symboles du territoire japonais, les constructions, les espaces domestiques comme leurs seuils d’accès. Ces seuils sont envisagés moins comme des séparateurs que comme des articulations. Ils font figure de révélateurs du sens social et culturel du passage entre espaces, publics et privés, sacrés et profanes, ou entre paysages, comme la technique du Shakkei qui gomme la limite entre le jardin et son paysage environnant.
Cette approche relationnelle de l’espace fait également écho à la réflexion environnementale originale développée dans l’ouvrage, autre fil directeur et bonne introduction à la pensée d’Augustin Berque. À travers l’analyse d’une société pétrie d’animisme, c’est une ontologie de l’espace fondée sur le rapport constitutif des populations à leur environnement qui est mise en évidence. Cette relation consubstantielle de co-existence des humains et des non-humains opère à travers des situations concrètes d’enchevêtrement constant du naturel et du culturel, du sujet et de l’objet. On comprend dès lors qu’une telle spatialité, à l’ère de Fukushima, interroge les représentations occidentales du risque « naturel » ou technologique. Elle alimente plus largement le débat mené en sciences sociales sur les objets hybrides, à composantes humaines et non-humaines.
Les mutations qui travaillent la spatialité japonaise sont au cœur d’un troisième questionnement. Il donne à saisir la violence des processus d’industrialisation, d’urbanisation et de diffusion du capitalisme libéral au Japon. Il aborde également les formes de résistance et de conflictualité, les pratiques alternatives et l’urbanisme plus participatif (Machizukuri) qui s’affirment par réaction. La société japonaise fait plus largement figure de laboratoire pour saisir la mutabilité de nos rapports à l’espace. L’illustre la célèbre notion bouddhique et esthétique d’impermanence (Mujō), exprimant l’évanescence inéluctable des choses, la fragilité du monde et l’importance de l’éphémère. C’est ce que montre également le vieillissement inédit de la population nippone, alimentant un processus de rétraction urbaine (Shukushō) qui va à l’encontre de tous les modèles dominants d’aménagement, fondés sur une croissance indéfinie.
L’ouvrage éclaire enfin le rôle structurant du mobile et du fluide, nourrissant par là-même la réflexion ouverte par les mobility studies, champ d’études interdisciplinaire qui s’est progressivement constitué depuis les années 2000 [2]. La capacité des gares à cristalliser l’urbanité de la mégalopole japonaise, à organiser autour du passage ses quartiers animés à forte ambiance urbaine (Sakariba) en est emblématique. Dans un autre registre, l’analyse des peintures et des estampes fait également ressortir l’attachement esthétique à la mobilité du regard, à la construction d’une « perspective éclatée » (p. 125) faite de multiples points de fuite. Elle participe d’un refus plus large de l’illusion fixiste d’un point de vue surplombant, absolu et objectif dans l’expérience d’un lieu, rejoignant ainsi les travaux menés dans le champ des mobilités, qui soulignent combien elle est faite d’interactions variables et mouvantes [3].
Cet ouvrage sera fort utile à ceux qui s’intéressent au Japon comme à la spatialité des sociétés, parce qu’il leur permet d’interroger en retour leurs propres clés de lecture. L’articulation entre rationalité et sensibilité s’avère des plus convaincantes à la lecture des entrées, même si une minorité d’entre elles ne l’aborde pas.
Les limites de la démonstration tiennent davantage à la conception de la spatialité adoptée par les auteurs. Elle a le grand avantage de prendre au sérieux sa dimension verbale mais l’inconvénient de limiter l’investigation de sa dimension sensible dans ses divers registres. Les images par exemple sont rarement analysées voire mentionnées dans le texte, limitant leur portée argumentative. Les pratiques surtout sont peu analysées, au point que dans 90 % des cas, aucun individu n’apparaisse sur les photographies couleur. Or les conceptualisations existantes de la spatialité accordent une très grande importance aux pratiques des acteurs (Soja 1996, Lussault 2003). On regrette d’autant plus leur faible intégration qu’elles ont un rôle majeur d’articulation de la rationalité et de la sensibilité, qui permettrait d’étayer l’idée force de l’ouvrage.
Ce Vocabulaire gagnerait également à diversifier son corpus de représentations. Très lié à la culture savante (estampes ou grands textes littéraires), il se saisit bien peu de la culture populaire et des produits culturels à très large diffusion : films, mangas ou musique pop sont-ils moins pertinents pour saisir l’espace de la société nippone ? Le risque est de privilégier le point de vue des acteurs dominants les plus dotés en capital culturel.
Si les auteurs insistent sur le caractère situé de la spatialité japonaise, l’ouvrage n’échappe pas toujours au piège de l’essentialisation de la culture comme d’une approche holiste de la société japonaise. Il évoque par exemple « le rapport singulier qu’une culture entretient avec l’espace, la manière dont elle en use, dont elle l’aménage, dont elle fait dire à chacun […] les choix essentiels qui sont les siens » (p. 24).
L’ouvrage montre fort bien ce que la spatialité japonaise doit aux sociétés chinoise, indienne ou occidentales, par de multiples emprunts, réinterprétés en contexte japonais. Pour autant, ces circulations sont vues en sens unique. En retour, la spatialité japonaise reste cantonnée à l’archipel alors que divers travaux en suggèrent au contraire le caractère véhiculaire. L’étude de l’habiter des migrants japonais à Paris (Dubucs 2009) souligne par exemple la capacité de ces acteurs à déployer une spatialité japonaise à Paris, du quartier de l’Opéra à leurs propres espaces domestiques, et même, pour certains d’entre eux, à en modifier divers traits par l’évolution de leurs réseaux sociaux, occasionnant des formes tangibles d’hybridation à l’échelle des spatialités individuelles.
Au risque culturaliste s’ajoute celui de ne pas restituer pleinement la diversité des formes d’expériences de la spatialité japonaise. Mieux intégrer les spatialités des femmes, des parias, des migrants coréens ou sud-américains, des métis, des handicapés ou des gitans du nucléaire par exemple permettrait d’éviter de rendre invisibles des pans majeurs de la société japonaise. L’enjeu est bien de ne pas négliger ce que toute spatialité doit aux rapports sociaux de classe, de genre, d’âge, de génération ou de race au sens de la critical race theory, donc de donner tout son sens à l’idée qu’une spatialité est toujours l’expression d’un point de vue situé. Ce Vocabulaire n’en est pas moins une contribution majeure et passionnante à la compréhension des sociétés par leurs mots et leurs espaces.
par , le 23 octobre 2014
Augustin Berque, Vivre l’espace au Japon, Paris, Presses Universitaires de France, 1982.
Tim Cresswell, On the Move, Londres, Routledge, 2006.
Hadrien Dubucs, Habiter une ville lointaine. Le cas des migrants japonais à Paris, thèse de doctorat de l’Université de Poitiers, 2009.
Michel Lussault, « Spatialité » in Jacques Lévy, Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 866-868.
Doreen Massey, « A Global Sense of Place » in Doreen Massey, Space, Place and Gender, Oxford, Blackwell, 1994, p. 146-156.
Edward W. Soja, Postmodern Geographies. The Reassertion of Space in Critical Social Theory, New York, Verso, 1989.
Edward W. Soja, « The Trialetics of Spatiality » in Edward W. Soja, Thirdspace : Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places, Oxford (Royaume-Uni), Blackwell, 1996, p. 53-82.
Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule, Brigitte Marin (dir.), L’aventure des mots de la ville, Paris, Robert Laffont, 2010.
John Urry, Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie ?, Paris, Armand Colin, 2005.
Barne Warf, Santa Arias (dir.), The Spatial Turn. Interdisciplinary Perspectives, Londres, Routledge, 2008.
Jean-Baptiste Frétigny, « La grammaire de l’espace », La Vie des idées , 23 octobre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-grammaire-de-l-espace
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[1] L’idée d’un tournant spatial des sciences sociales a été formulée par le géographe californien Edward Soja (1989) dans un contexte de diffusion des travaux d’Henri Lefebvre dans le champ anglophone comme d’attention accrue aux enjeux de la mondialisation. L’effectivité de ce spatial turn est depuis fortement discutée afin de saisir si ce changement de perspective relève d’un changement plus profond de paradigme au sein des sciences sociales (Warf, Arias 2008).
[2] L’expression de mobility studies renvoie à un champ de recherche émergent, qui emprunte à la géographie, à la sociologie, à l’histoire et à l’anthropologie comme aux études de transport, des migrations ou du tourisme. Les questionnements qui le composent sont particulièrement variés. Ils proposent une relecture transversale du monde social au regard de son façonnement par la mobilité (voir notamment Urry 2005 et Cresswell 2006).
[3] Voir à ce sujet la lumineuse analyse que propose Doreen Massey de la grand-rue du quartier migrant de Kilburn à Londres (1994).