Recensé : Louis Chauvel, La spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, Seuil, Paris, 2016, 147 p., 16 €.
La société française subit depuis une quarantaine d’années des transformations en profondeur, dont la persistance d’un niveau élevé de chômage n’est que l’un des signes. Aucun pays sur la planète n’échappe à cette lame de fond dont les retentissements se font sentir dans la vie quotidienne de tous les citoyens. Le monde, à l’évidence, est entré dans une nouvelle phase à laquelle chaque État fait face à sa manière. Il est donc urgent pour les sciences sociales d’identifier et d’analyser en profondeur ces transformations et de tenter d’en comprendre les causes, les logiques et les conséquences. Les travaux de Thomas Piketty [1] apportent déjà une pierre substantielle à l’édifice explicatif en montrant que, dans la conjoncture actuelle, une croissance faible et des rendements du capital supérieurs au taux de croissance tendent à déséquilibrer les sources et le partage de la richesse. Le capital accumulé dans le passé reprend peu à peu la place et le rôle hégémonique qu’il avait conquis au cours des siècles antérieurs à la seconde moitié du XXe siècle. Avec toutes les conséquences de ce retour au passé sur la composition de la société française.
Le grand mérite du livre de Louis Chauvel consiste à tenter, lui aussi, d’accéder à une vision d’ensemble des grandes tendances d’évolution de la société française et de sa structure de classe. Il mobilise à cette occasion des données diverses et de bonne qualité. Il adopte une perspective historique de moyen terme, en saisissant les transformations en cours dans leur dynamique temporelle. Il situe le cas français dans un contexte mondial grâce à des comparaisons internationales. Son approche, principalement statistique, est globale. Sa recherche est originale par deux traits : il prend en compte une dimension dont il a depuis longtemps éprouvé la fécondité, la rupture générationnelle qui creuse aujourd’hui de profonds fossés entre les niveaux de vie, les conditions d’emploi et de travail et surtout les perspectives d’avenir entre celles et ceux qui sont nés avant et après les années 1950. Il concentre son étude sur un segment de la réalité sociale particulièrement sensible et révélateur des transformations en cours, les classes moyennes, centre de gravité selon lui de notre structure sociale [2].
Inégalités, déclassements, fractures
Les grands traits de son argumentation sont les suivants. Grâce à la forte croissance de l’après-guerre, la deuxième moitié du XXe siècle a réussi à construire une « civilisation de classe moyenne », animée par les valeurs de la méritocratie et les idéaux du progrès. Il s’agissait pour les familles d’assurer à leurs enfants des conditions de vie et de travail meilleures que celles de leurs parents. Et beaucoup y sont parvenues. Or, depuis les premiers chocs pétroliers plusieurs facteurs ont gravement dégradé cet édifice social au point d’en menacer l’existence même. L’accroissement vertigineux des inégalités dans la répartition des richesses, en partie provoquée par la distorsion croissante entre les revenus du travail et du capital, comme l’a montré Thomas Piketty, ruine les bases morales et matérielles de la méritocratie : une part croissante de la richesse ne provient plus du travail mais du capital. Le centre de gravité de la société, les classes moyennes, se trouve ainsi déstabilisé par un processus de déclassement systémique : les écarts se creusent avec les catégories supérieures tandis qu’ils se comblent avec les classes populaires.
Plus gravement encore, une fracture générationnelle oppose désormais les nouvelles générations aux plus anciennes : on constate une baisse sensible du niveau de vie des premières, un rendement décroissant des diplômes, une mobilité intergénérationnelle descendante et un déclassement résidentiel provoqué par la hausse vertigineuse des prix de l’immobilier dans les grandes métropoles. Le pacte générationnel d’hier est brisé : impossible désormais aux nouvelles générations de laisser un monde meilleur à leurs enfants. Tous ces bouleversements internes se traduisent aussi par une régression de la place de la France dans « la verticale du pouvoir socio-économique mondial » (p. 152). Celle-ci se traduit à son tour par un rattrapage du bas et du milieu de notre édifice social par les élites populaires des pays en voie de développement. Les classes populaires et moyennes ne se comparent plus aux cadres des pays du Nord mais aux ouvriers du Sud.
Loin d’êtres clairs et intelligibles à celles et ceux qui les subissent, ces bouleversements de fond ne sont pas non plus perçus à leur juste valeur par les dirigeants politiques et les responsables de tous ordres qui pourraient les contrecarrer, Ils font l’objet d’un déni général. « L’aliénation politique des jeunes générations » (p. 125) est telle qu’une spirale des illusions devant le changement social vient doubler la spirale des déclassements objectifs. Face à une conjoncture aussi dramatique, le premier devoir du sociologue est de faire œuvre de lucidité. C’est l’objectif explicite de ce livre et de son auteur qui prend ainsi la pose d’un lanceur d’alerte.
Les grands airs de Cassandre
Le tableau est sombre. La sensation de fin du monde est encore accentuée par des évocations historiques de sinistre mémoire : la naissance et la chute de l’Empire romain longuement rappelées à deux reprises, la disparition, après 1918, des Empires centraux qui avaient pourtant su donner une forme particulière aux classes moyennes, le spectre de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres et l’irrésistible ascension du fils du petit fonctionnaire des douanes de Linz qui avait échoué à l’examen de l’Académie des Beaux Arts de Vienne, enfin, plus près de nous, les crises à répétition de l’Argentine, hier fleuron des sociétés démocratiques latino-américaines. La mise en scène du raisonnement est ponctuée de citations et de références qui sonnent comme autant de glas, en exergue ou au fil des différents chapitres : « sentiment d’une descente continue vers le néant où tout tombait, où l’univers n’était qu’un immense, qu’un extatique engloutissement » (Le Clézio, cité p. 13) ; « ils vont au hasard, avilis par l’effort de servir sans ardeur des choses dénuées de sens » (Rilke, p. 53) ; « la lente dégradation de mon organisme m’entraîne vers la mort » (Imre Kertèsz, p. 141) ; « nous tournons en rond dans la nuit et nous voici consumés par le feu » (Virgile, p. 177) ; renvoi à Logique d’un monde en ruine. Six essais philosophiques, (Hermann Broch, p. 11), entre autres.
Le souci du spectaculaire, propre au genre de l’essai, conduit l’auteur, on le voit, à forcer le trait et à dramatiser à l’extrême en se mettant lui-même dans la posture du médecin, ayant formulé le bon diagnostic avant tout le monde, voire du lanceur d’alerte incompris, dont les appels sont demeurés sans écho. Il arrive même que des tableaux ou des graphiques bien construits démentent les commentaires qui lui sont associés. Le décrochage des professions intermédiaires par rapport aux cadres et leur rapprochement des classes populaires est clairement établi par les données figurant aux pages 58-66. Cette distinction est signalée mais très vite oubliée au profit d’une généralisation à l’ensemble des classes moyennes.
Déclassement générationnel
Ces travers évidents condamnent-ils pour autant l’ensemble de ce livre ? Certainement pas. L’ouvrage est assez riche pour qu’on doive dépasser l’irritation provoquée par tous ces excès pour en discuter sereinement plusieurs de ses apports.
L’ampleur et la rapidité du développement des inégalités de tous ordres sont des faits qu’il n’est plus possible d’ignorer. Certes, la France accuse en apparence un régime d’inégalités plus modéré que celui d’autres pays, mais il suffit d’introduire la dimension des patrimoines pour découvrir des écarts abyssaux. La théorie de l’homme moyen ne permet plus de concevoir les écarts existant aujourd’hui entre les niveaux extrêmes de richesse et de pauvreté, qu’elle refoule au statut de points aberrants. La bonne vieille courbe en cloche de Gauss centrée sur moyenne et médiane doit être remplacée par la loi de Pareto, mieux adaptée aux contextes dissymétriques. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les courbes de répartition des revenus de 2010 en France avec celle des patrimoines, la même année (p. 39). La première s’apparente à une courbe de Gauss, aplatie du côté des plus riches. Un large renflement au centre de la distribution des revenus suggère pourtant l’existence d’une forte classe moyenne, située à égale distance des extrêmes. Rien de tel du côté des patrimoines dont l’auteur apparente joliment le profil dégoulinant de la courbe à celui d’un aligot auvergnat : tout en bas, un quart de la population des ménages est située sous 0,1 fois le patrimoine médian tandis qu’en haut, 10 % des ménages détiennent un patrimoine équivalent à quatre fois le patrimoine médian.
Dans le même ordre d’idées, le premier chapitre s’efforce avec succès d’illustrer par des images frappantes l’ampleur « sidérale » de certaines inégalités. L’homme le plus grand du monde ne dépasse jamais deux fois la moyenne des tailles humaines. En matière de revenu, un excellent trader qui gagne plusieurs milliers de fois le revenu français moyen n’est jamais, rapporté à notre taille, qu’à un kilomètre au-dessus de nos têtes. Mais en ce qui concerne les écarts de patrimoine, les membres du sommet de la verticale du pouvoir socio-économique se satellisent 100 000 fois au-dessus de nos têtes, quelque part au-dessus de la stratosphère. Entre le revenu perçu par les 10 % les plus pauvres du Niger ou du Malawi et les fortunes les plus élevées au monde, la moitié de la distance entre la Terre et la Lune ! Dans le cadre d’une économie mondialisée, il est important d’avoir en tête ces ordres de grandeur.
L’analyse des transformations profondes de la société française à partir de la dimension générationnelle constitue le point le plus fort de l’ouvrage. Louis Chauvel a largement contribué à introduire en France cette approche féconde dont il est devenu un grand expert. Cet outil permet en effet de mieux comprendre l’interaction entre le temps et la dynamique des inégalités. Et de saisir les transformations au plus près de la perception que s’en font concrètement les individus lorsqu’au sein d’une même famille, les enfants comparent leur situation à celle de leurs parents au même âge, en matière d’emploi ou d’accès à la propriété. Les générations nées après 1955 se sont vu refuser les avantages dont avaient bénéficié la précédente : croissance de l’emploi et des salaires, nouveaux droits salariaux, acquisition à bon marché de biens immobiliers, niveau élevés des retraites, etc. Le chômage, la précarité, les salaires inférieurs à l’embauche, des carrières ralenties et surtout, une élévation spectaculaire des prix de l’immobilier qui rend l’accès à la propriété difficile, voire impossible dans les grandes villes, pour ceux qui ne disposent pour toutes ressources que de leur salaire.
Une reconstitution détaillée de l’évolution des niveaux de vie moyen de 1978 à 2010, puis de façon encore plus ciblée de 2005 à 2010, montre que la progression des jeunes adultes est confinée à une dizaine de points en une génération, tandis que celle des sexagénaires est plus de quatre fois plus forte. Le déclassement générationnel est un fait établi de façon convaincante. Les écarts observés ne sauraient relever uniquement d’inégalités intra-générationnelles ni se compenser par des aides familiales. De plus en plus éduquées, les nouvelles générations pâtissent aussi d’un moindre rendement socio-économique de leurs titres scolaires. Cette « dynamique du déclassement scolaire » fait l’objet d’une analyse de moyen terme (1910-2000), enrichie par un modèle « APC », qui mesure les effets respectifs de l’âge, de la période et de la cohorte. Ses résultats sont incontestables : il faut à chaque génération un diplôme plus élevé pour obtenir un emploi de même niveau que celui de la génération précédente. Le titre scolaire est à la fois de plus en plus nécessaire et de moins en moins suffisant. D’où des déclassements en cascade. Ces constats invitent à une réforme de fond du système scolaire et notamment d’un certain nombre de formations à des « professions tertiaires » qui ne mènent en vérité à rien.
La reprise du thème de la panne de l’ascenseur social était attendue. Il faut toutefois la nuancer : la grande enquête Trajectoires et Origines (TeO) [3] menées par l’Ined auprès de populations issues de l’immigration montre qu’en dépit du racisme et de fortes discriminations, la mobilité sociale ascendante à destination des classes moyennes n’est pas nulle et fortement favorisée par des bons niveaux de scolarisation.
La rupture générationnelle entre les individus nés avant le milieu des années 1950 et après est un fait. Mais les générations ne sont pas plus immortelles que les civilisations. La logique historique implique que cette rupture disparaisse en même temps que les générations bénies de l’avant 1955. On n’en est pas très loin ! Ne resteront alors sur la scène que « les générations sacrifiées » (p. 133), consacrant non pas la fin du monde mais seulement la fin d’un monde. Plutôt que de prédire les catastrophes induites par la menace du déclassement global, mieux vaut peut-être prendre acte d’un changement fondamental de régime de notre société.
Le livre de Louis Chauvel contribue à en dessiner les contours : plus d’inégalités, plus de précarité, etc. Cette nouvelle donne condamne-t-elle tous les individus des générations qui n’ont jamais connu la croissance à la morosité, aux désillusions et au désespoir ? Certainement pas ! Un exemple entre tous, particulièrement significatif : depuis trente ans, 1986 exactement, le taux de suicide ne cesse de baisser en France. Après avoir crû très fortement à partir des premiers chocs pétroliers, il se situe aujourd’hui au même niveau (15/100 000) qu’aux années immédiatement postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Cette tendance est bien notée par l’auteur qui y voit « le signe d’une accoutumance aux désillusions et d’une forme de résignation » (p. 132). Sans doute ! On peut aussi l’interpréter comme un signe positif d’adaptation réaliste à la nouvelle donne.