La « finance solidaire » ambitionne de se différencier de la finance « spéculative » développée dans le système capitaliste tel qu’on le connait aujourd’hui. Elle aspire à transformer la réalité sociale, puisqu’elle touche à un aspect particulièrement controversé du système capitaliste : le poids croissant acquis par les opérations financières, ou « financiarisation de l’économie ». La finance solidaire représente une des expressions de l’économie solidaire, terme qui fait référence aux organisations de producteurs, consommateurs, épargnants « qui tournent autour de l’idée de solidarité par opposition à celle d’individualisme compétitif qui caractérise le comportement économique dominant dans les sociétés capitalistes [1] ».
Les sujets actifs dans le domaine de la finance solidaire se trouvent confrontés à la tâche difficile de refuser certains aspects du capitalisme tout en postulant des principes qui lui sont propres. Par exemple, ils contestent le fait de subordonner l’activité économique à la maximisation des profits sans prendre en considération aucun critère extra-économique pour évaluer les conséquences socio-environnementales des opérations financières. En même temps, ils partagent des principes « capitalistes » tels que la liberté d’entreprendre et l’importance accordée à la rentabilité des activités économiques. Dans ce champ d’activité, les démarches d’octroi des prêts se fondent donc à la fois sur des critères bancaires traditionnels et sur des critères extra-économiques : parmi les premiers figure notamment l’analyse des bilans et des prévisionnels du sujet demandeur du prêt, dans le but de vérifier qu’il soit en condition de rembourser à la fois le prêt et les intérêts ; tandis que parmi les critères extra-économiques ou « éthiques » entrent des considérations concernant l’activité elle-même et son impact sur le tissu économico-social dans lequel elle s’inscrit.
J’ai mené un travail de terrain en tant qu’observatrice directe [2] auprès de trois organisations qui se réclament de la finance solidaire en Italie et en France : la banque « Banca Etica » (agence de Turin), la coopérative « MAG [3] 6 » de Reggio Emilia et la société financière « La Nef [4] » (délégation de Paris). Ces organisations remplissent les fonctions fondamentales des banques, à savoir récolte de l’épargne et octroi de prêts. Elles sont hétérogènes en termes de statut (à la fois banques, telles que Banca Etica, et organisations n’ayant pas obtenu le statut de banque, telles que MAG6 et La Nef [5]) et en termes de dimension (d’une part, réalités petites, à vocation locale comme MAG6, et, d’autre part, organisations plus grandes étalées sur tout le territoire national comme Banca Etica et La Nef). Elles s’engagent, enfin, à fournir des informations transparentes vis-à-vis de la destination finale de l’argent récolté (capital social, dépôts d’épargne, etc.) et à accorder des prêts à partir de critères à la fois économiques et sociaux-environnementaux. Elles octroient des prêts professionnels à des personnes physiques et à des personnes morales telles qu’associations ou coopératives, et prêtent également aux particuliers [6].
En donnant la priorité aux prêts professionnels afin de pouvoir mieux comparer les données relatives aux trois structures, je propose ici une analyse des critères mobilisés par les chargés de crédit dans les démarches concernant l’octroi des prêts pour montrer les modalités de la coexistence d’arguments économico-financiers et de principes éthiques dans ces organisations. Dans une première section, j’analyserai le problème théorique de la possibilité d’une finance solidaire ; ensuite, je décrirai les différents arguments mobilisés dans les organisations mentionnées au cours des débats concernant l’octroi des prêts, tout en soulignant la coexistence de critères bancaires « traditionnels », tels que la capacité de remboursement du sujet demandeur de prêt, et de critères « éthiques », incluant par exemple l’évaluation des conséquences socio-environnementales de l’activité faisant l’objet du projet à financer. En conclusion, à partir du cas de la finance solidaire, j’aborderai le thème des alternatives possibles au système capitaliste actuel.
Marchés capitalistes et marchés civiques
L’un des fondements théoriques et pratiques de la finance solidaire est l’idéal d’une plus grande participation des épargnants à la gestion de leur argent. Les banques ou sociétés financières qui s’en réclament permettent ainsi aux épargnants de choisir le secteur de destination de leurs dépôts, de donner les intérêts à une association partenaire, d’assister au processus d’octroi des prêts [7], et elles s’engagent à fournir des informations transparentes sur la destination finale des prêts accordés, en rendant publique la liste des projets financés. Mais à côté de cet engagement vis-à-vis des épargnants, ces organisations s’engagent également vis-à-vis des emprunteurs, qui peuvent vérifier à tout moment la cohérence entre les valeurs socio-environnementales déclarées et les choix de l’organisation à laquelle ils remboursent leurs prêts (en payant des intérêts également). Le fait de publier la liste des projets financés, en outre, permet aux emprunteurs de prendre contact avec d’autres entrepreneurs soutenus par la même institution, favorisant ainsi l’échange, le partage d’informations et de bonnes pratiques.
Banca Etica, MAG6 et La Nef acceptent de s’inscrire dans une économie de marché mais, en même temps, contestent son aspect capitaliste. Elles semblent avoir fait leur la distinction proposée par les économistes italiens Luigino Bruni et Stefano Zamagni, qui prônent la possibilité d’une « économie civile [8] » à partir de la distinction entre les marchés capitalistes, d’une part, et les marchés civiques, d’autre part. Les marchés capitalistes et les marchés civiques participent également de l’économie de marché en ce qu’ils postulent la division du travail comme principe organisationnel, l’orientation de l’activité économique au développement (et par conséquent à l’accumulation) et la liberté d’entreprendre. À partir de ces principes caractérisant toute économie de marché, les marchés capitalistes et civiques se différencient par le fait de se fonder sur une conception soit « totale » soit « commune » du bien.
Dans le système capitaliste, l’activité productive dans son ensemble est seulement orientée vers un objectif (selon une conception totale du bien), à savoir la maximisation du profit, et pourrait être représentée par une addition des divers biens individuels ou collectifs : A+B+C etc. Dans ce schéma, puisqu’il s’agit d’une addition arithmétique, le résultat global reste positif même si la valeur d’un élément correspond à zéro. Au contraire, un marché civique ressemblerait plutôt à une multiplication des biens : A*B*C etc. Dans ce cas, si l’un des éléments de la multiplication est égal à zéro, le résultat final sera zéro aussi : par conséquent, ce modèle ne permet pas de sacrifier le bien de quelqu’un au profit de celui de quelqu’un d’autre.
Dans le contexte des marchés civiques, et donc d’une compétition qui ne vise pas à la destruction des autres acteurs sur le mode de l’effet superstar [9], la finance solidaire ambitionne de faire coexister rentabilité et solidarité, cette dernière se distinguant à la fois de la philanthropie et de l’altruisme, qui renvoient à des actions bénévoles, palliatives et exposées au risque de ce que Ranci nomme le « don sans réciprocité [10] ». Au contraire, la solidarité démocratique s’ancre – comme le souligne Jean-Louis Laville [11] – dans un plus large projet d’action collective visant à la démocratisation de la société non seulement sur le plan politique mais aussi sur le plan économique et social, à partir de la reconnaissance d’une égalité de principe entre tous les acteurs impliqués dans le processus. D’après Zamagni, le principe de la réciprocité correspond à la formule : « Je donne (ou fais) quelque chose de sorte que toi aussi tu puisses donner (ou faire) quelque chose à d’autres, et éventuellement à moi-même » ; tandis que le principe de l’échange se fonde sur la formule : « Je donne (ou fais) quelque chose si tu me donnes (ou fais) quelque chose de la même valeur » ; le principe de la philanthropie ou de l’altruisme pouvant, quant à lui, être exprimé par la formule : « Je donne à condition que tu ne me donnes rien du tout ; je ne veux même pas connaître ton identité [12] ».
Banca Etica, MAG6 et La Nef agissent précisément dans une perspective de « solidarité démocratique », en finançant des entreprises/associations/coopératives qui poursuivent en même temps un but individuel (développer une activité professionnelle rentable) et collectif (mettre en place un projet à « plus-value » sociale, culturelle ou environnementale). Accorder un prêt sur des critères à la fois économiques et éthiques paraît conforme au principe de réciprocité puisqu’il s’agit permettre au sujet financé de « rendre » à l’institut bancaire et à la collectivité ce qu’il a reçu, non seulement en termes de moyens matériels, mais aussi en termes de confiance et reconnaissance morale, implicites dans l’accord d’octroi de prêt.
Cependant, les confins entre marchés capitalistes et civiques s’avèrent souvent flous, les organisations agissant dans le deuxième secteur devant faire face aux risques de l’isomorphisme institutionnel, qui les assimile au modèle de l’entreprise ou à celui de l’administration [13]. En particulier, Banca Etica, MAG6 et La Nef affrontent la concurrence du marché bancaire et des exigences de rentabilité interne, qui engendrent parfois des tensions avec leur volonté d’orienter l’activité de crédit en suivant des valeurs éthiques.
Le critère éthique dans l’évaluation des demandes de prêts
MAG6, Banca Etica et La Nef évaluent les dossiers de demande de prêt à la fois du point de vue économique et « éthique », partant du principe que le bon état des comptes et des prévisionnels, la capacité à rembourser et donc la « rentabilité financière » d’un projet ne suffisent pas pour pouvoir accorder un financement qui se veut solidaire. Le site web de Banca Etica souligne ainsi que « la cohérence avec les principes éthiques dans l’attribution des financements est le fondement du rapport de confiance entre Banca Etica et l’épargnant. Dans le choix des projets à financer s’expriment précisément l’essence et la spécificité de Banca Etica ». À la traditionnelle évaluation financière propre à toute banque, s’ajoute ainsi une évaluation de nature extra-économique, visant à recueillir des informations sur la valeur socio-environnementale du projet à financer et la « crédibilité éthique » du sujet qui le porte, par rapport à neuf critères : participation démocratique, transparence, égalité des chances, respect de l’environnement, qualité sociale produite [14], respect des conditions de travail, bénévolat [15], solidarité sociale, contacts sur le territoire. Chez Banca Etica, les personnes chargées de cette récolte d’informations sont précisément les « évaluateurs sociaux », à savoir des sociétaires actifs dans une circonscription territoriale qui collaborent avec la banque de façon bénévole, après avoir suivi un parcours de formation spécifique et avoir été enregistrés dans une liste officielle regroupant tous les évaluateurs sociaux de cette institution [16]. Au contraire, à MAG6 et à La Nef, les chargés de crédit conduisent en même temps l’évaluation financière et l’évaluation éthique, parfois à l’aide des sociétaires actifs dont la connaissance du porteur de projet et/ou du contexte local dans lequel l’activité va se développer peut s’avérer précieuse.
Qui plus est, tandis que les banques traditionnelles appuient souvent leurs analyses sur des données « quantitatives » à l’aide de « logiciels décisionnels », les sujets qui se réclament de la finance solidaire revendiquent la centralité de la dimension humaine des opérations financières. Le capital économique n’est pas la seule forme de capital valorisée. Ces banques et sociétés financières prennent également en considération le capital social qui, dans le contexte spécifique de la finance solidaire, correspond au réseau que le porteur de projet est à même de mobiliser autour de l’activité pour laquelle il demande un prêt. Sa capacité à impliquer d’autres personnes, physiques ou morales, dans son projet est ainsi valorisée positivement par l’institut chargé de l’évaluation de son dossier.
Un prêt peut donc être accordé en l’absence de certains critères pris en compte dans les analyses bancaires traditionnelles, tels que les garanties patrimoniales ou la stabilité des revenus. Par exemple, MAG6 accepte que des personnes autres que le porteur du projet se portent garantes du prêt, parce que cette organisation évalue de façon positive la mobilisation de ressources relationnelles, qui sont considérées en termes économiques mais aussi en tant que sources de conseils, aides au démarrage de l’activité et à des tâches diverses. De la même manière, chez Banca Etica, contrairement à d’autres banques, aucune norme rigide n’exclue de l’accès aux prêts immobiliers les « travailleurs atypiques », c’est-à-dire dépourvus de CDI. Des prêts peuvent être accordés en l’absence de revenus réguliers et de garants extérieurs si les demandeurs sont en mesure de documenter une certaine continuité de travail et d’apporter un capital de départ conséquent, preuve qu’ils sont à même d’épargner. L’appartenance à des réseaux d’associations et coopératives « solidaires » est aussi considérée comme un élément favorable dans l’évaluation du risque de crédit, élément qui se traduit à son tour dans un taux d’intérêt plus bas pour le client.
La dimension humaine, relationnelle entre également en jeu quand il s’agit de déterminer les dossiers à étudier en priorité. Parmi les critères utilisés, figure par exemple le statut de « sociétaire/non sociétaire » du porteur de projet. À La Nef, face à des contraintes de temps et de personnel réduit, les dossiers portés par les sociétaires sont prioritaires et les salariés y consacrent plus de temps qu’aux dossiers présentés par des non sociétaires.
Cette dimension relationnelle joue notamment lorsque la cohérence entre les valeurs de la banque ou société financière et l’activité qui fait l’objet du projet à financer n’est pas clairement déterminée. C’est le cas, par exemple, des artisans, des professionnels tels que médecins ou thérapeutes à la fois « classiques » ou rattachés à des courants de médecine alternative, des associations religieuses etc. Puisqu’il s’avère parfois difficile de saisir la dimension éthique et sociale de l’activité, tout en évitant de financer soit des « machines à fric » soit des « charlatans », l’évaluation peut se concentrer sur le porteur de projet, sur la manière dont il exerce sa profession, sur ses motivations, et sur les raisons pour lesquelles il s’adresse à un institut de finance solidaire. Lors d’une discussion portant sur le financement d’un cabinet médical « classique », une salariée de La Nef formule ainsi sa position : « Moi, à la base, je crois qu’un médecin généraliste fait du bien à la population. Après, la question est plutôt liée à la personne […] la question est de savoir comment il le fait, quelles sont ses motivations, pourquoi il vient voir La Nef… ». La profession de médecin généraliste est donc considérée par cette chargée de crédit comme à la fois positive (« il fait du bien à la population ») et insuffisante en elle-même pour témoigner d’une plus-value sociale du projet. L’affirmation implicite est qu’il serait également possible d’exercer cette profession de façon « non éthique » (pour s’enrichir, par exemple), d’où l’importance de creuser les motivations et la façon de travailler du médecin porteur du projet.
D’une manière analogue, le choix de financer un artisan peut s’appuyer sur l’argument qu’il serait important de supporter des expériences de production artisanale, menacées de disparition face à l’industrie, mais aussi sur la base d’impressions positives sur le porteur de projet en tant que tel, fondées notamment sur son honnêteté, sur sa capacité à inspirer confiance et sur les informations que les sociétaires actifs dans la coopérative peuvent fournir à son égard. Ainsi, MAG6 a choisi de financer un petit entrepreneur qui fabrique des instruments musicaux en faisant référence à son « éthique du travail », à sa passion et au fait qu’il ne travaille pas « juste pour faire du fric ». Un autre critère parfois mobilisé en cas de doute par rapport à l’éligibilité des dossiers renvoie à l’argument de la « cohérence historique/identitaire », qui suppose de continuer à soutenir des secteurs d’activité que l’organisation a financé dans le passé : « Le financement d’artisanat d’art, c’est quelque chose que La Nef a toujours fait ».
Cette attention aux personnes et à des critères éthiques engendre parfois des malentendus auprès des clients ou emprunteurs potentiels. Le fait qu’un projet n’ait pas obtenu d’avis favorable de la part d’autres établissements bancaires peut conduire à traiter en priorité un dossier, mais ne garantit pas un financement. Banca Etica, MAG6 ou La Nef se trouvent ainsi périodiquement contraintes de décevoir des clients qui leur avaient attribué une mission de « sauveurs » qu’elles ne se reconnaissent pas, en explicitant que leur financements correspondent bien à des prêts à intérêt, et qui doivent donc être remboursés : « Banca Etica n’a pas une auréole de sainteté… c’est quand même une banque ! Il faut que les emprunteurs soient à même de rembourser leurs prêts… ce sont des prêts, pas des dons ! », explique un salarié de Banca Etica à un porteur de projet qui demandait un prêt tout en étant déjà surendetté auprès d’autres banques. En effet, les organisations qui se réclament du secteur de la finance solidaire n’ambitionnent pas de financer les « désespérés », ceux qui n’arrivent pas à obtenir des prêts ailleurs – et qui souvent auraient besoin d’un apport en fonds propres plutôt que d’endettement. Le but est de soutenir des projets qui « se tiennent » du point de vue économico-financier (c’est-à-dire garantissent le remboursement du prêt), et « ont du sens », puisqu’ils apportent une amélioration sociale, culturelle ou environnementale à la vie collective.
Une contradiction entre rentabilité et éthique ?
Le cas des banques solidaires montre qu’opposer rentabilité financière et valeurs éthiques relève d’une fausse contradiction posée par le modèle capitaliste de finance, dans lequel la maximisation des profits est recherchée indépendamment de la dimension extra-économique des opérations financières. Critères économiques (renvoyant à une rentabilité financière) et extra-économiques (faisant référence à des valeurs éthiques) peuvent n’être pas complètement séparés, ni a fortiori opposés. Par exemple, l’emploi de critères financiers dans l’évaluation des dossiers ne s’oppose pas à la mobilisation de critères éthiques. Le fait que les organisations mentionnées prennent des risques mesurés, en refusant notamment de financer des porteurs de projets jugés incapable de rembourser leur prêts, ne contredit pas les valeurs éthiques auxquels elles se réclament. Au contraire, cette attitude me semble renvoyer à une « éthique de la responsabilité », à la fois vis-à-vis des épargnants (il ne s’agit pas de dons) et des emprunteurs, qui évitent le surendettement et le risque de ne pas pouvoir rembourser leurs dettes.
Ainsi, dans le champ de la finance solidaire certains critères, comme les taux d’intérêt, relèvent principalement d’une logique de rentabilité interne à l’institution. Ne tirant pas leurs recettes des opérations relevant de la spéculation financière [17] ou de la « finanza-ombra » – qui comprend les « dérivées [18] » et les sociétés créées par les banques dans le but de porter hors bilan des crédits qui devraient y rentrer [19] – les organisations impliquées dans le secteur de la finance solidaire se voient obligées de maintenir un écart suffisamment grand pour pouvoir assurer la stabilité économique de leur structure entre le taux d’intérêt auquel elles prêtent et celui qu’elles accordent aux dépôts des épargnants. Cette politique des taux implique une exposition de ces banques et sociétés financières aux fluctuations du marché bancaire, en les rendant moins compétitives dans un cadre global d’intérêts en baisse [20].
Cependant, la définition des taux d’intérêt n’exclut pas toute évaluation éthique : lorsque son propre bilan le permet, Banca Etica applique des taux plus bas pour financer des projets et des sujets qu’elle considère comme stratégiquement importants ou méritant d’être soutenus. Parmi ces sujets figurent notamment les acteurs actifs dans le domaine du photovoltaïque et des énergies renouvelables en général, mais il est arrivé également que la banque choisisse de baisser le taux des prêts immobiliers accordés pour l’achat d’une première habitation. De la même manière, il est possible que soient appliqués des taux d’intérêt extrêmement bas pour certaines coopératives dont l’activité est jugée de façon positive par la banque et qui requièrent un apport financier urgent.
Les exigences de rentabilité interne impliquent aussi d’atteindre des « objectifs quantitatifs », tels qu’un seuil minimum en termes de montant global des prêts débloqués, et ces objectifs peuvent avoir des répercussions sur les critères utilisés dans la définition des priorités des dossiers à étudier. Par exemple, dans certaines conditions de travail et lorsque des exigences d’équilibre général du portefeuille se posent, le montant du prêt peut parfois être inclus parmi les critères qui définissent la priorité et le délai dans lequel les demandes de financement seront examinées.
Distinguer viabilité économique et profit
Ce souci de « rentabilité interne » de la structure contredit-il les valeurs « éthiques » dont les organisations impliquées dans le domaine de la finance solidaire ambitionnent de s’inspirer ? Il paraît ici nécessaire de souligner que Banca Etica, MAG6 et La Nef, n’ayant pas d’actionnaires, ne versent de dividendes que dans certaines limites [21] et ne visent donc pas à faire du profit, mais simplement à rester viable économiquement. Le souci de sauvegarder la stabilité financière interne à l’organisation semble ainsi bénéfique à tous les acteurs impliqués dans le processus : salariés, épargnants et emprunteurs. De la même manière, l’évaluation socio-environnementale n’exclut pas toute forme de calcul, puisqu’aucun projet ne peut se présenter comme étant parfaitement « éthique » ; s’avère ainsi nécessaire la mise en place de critères pour définir les conditions minimales à remplir pour qu’un projet soit éligible.
Il semble alors utile de revenir ici à l’avertissement de Florence Weber d’« échapper à l’alternative simpliste entre l’économie de marché et son envers, d’où serait absente toute forme de calcul [22] », pour souligner la capacité des individus à se situer dans des « scènes sociales [23] » certes encadrées par des règles différentes (rentabilité financière et valeurs socio-environnementales, par exemple) mais aux frontières souples. En effet, la réussite d’une interaction (la possibilité de coordonner ses actions de façon suffisamment cohérente), se fonde tout d’abord sur une définition commune que les acteurs attribueraient à la situation [24]. Les salariés des organisations mentionnées peuvent être amenés à établir la priorité respective des contraintes financières et de la prise en compte de la dimension humaine de leur travail. Face à des conditions de temps et de personnel réduit, un salarié de La Nef formule ainsi sa position par rapport à deux dossiers, dont l’un porté par un sociétaire et l’autre par un non-sociétaire : « Pour moi [le premier dossier] est déjà plus prioritaire car la personne est sociétaire, donc je trouve que déontologiquement on devrait lui donner priorité par rapport à quelqu’un qui n’est pas sociétaire. Pour l’autre projet, ça ne me dérange pas de lui dire qu’on n’est pas en mesure de lui répondre [dans les délais souhaités] mais là, [comme le porteur de projet est un sociétaire] je me dis qu’on devrait au moins prendre le temps de le lire en détail… ». Bien sûr, l’optimum consisterait à consacrer aux deux dossiers le temps nécessaire à leur étude, voie qui n’est toutefois pas viable du point de vue de l’organisation interne du travail. Dans le contexte mentionné, pour les salariés de La Nef, il s’agit de trouver un accord sur l’identification des contraintes qui pèsent sur la situation et sur la possibilité d’établir un compromis entre ces dernières et les principes éthiques de la coopérative.
Au lieu de penser la vie sociale comme étant partagée entre « mondes hostiles [25] » (rationalité instrumentale d’un coté ; solidarité de l’autre) il semble donc plus pertinent de rappeler la multiplicité des références des acteurs [26], même lorsqu’il s’agit d’opérations aussi « techniques » et – pourrait-on croire – « objectives » que l’octroi de prêts.
On ne peut pas exclure le risque que la finance solidaire devienne « la bonne conscience du capitalisme tout court. Celle qui lui permettrait effectivement d’accoler une morale à son esprit dérégulé [27] ». En outre, les organisations qui s’inscrivent dans le socle de cette finance « autre » restent marginales, peu connues et avec un impact limité en comparaison de celui des grands établissements bancaires. On pourrait aussi affirmer que le modèle d’homme (et de société) créé par le capitalisme financier « n’est pas modifiable graduellement ni par l’enseignement ni par l’expérience. Il peut seulement être mis brusquement en discussion [28] ».
Un changement – certes partiel, lent, borné à des sujets encore à la marge du système – est pourtant en cours : la finance solidaire porterait ainsi témoignage de la possibilité de se soustraire au lit de Procuste imposé par le capitalisme, et de résister au conformisme totalisant qui caractérise ce modèle. La finance solidaire représente, par certains aspects, un secteur d’activité différent de la finance capitaliste, tout en agissant dans le même système et en respectant les mêmes normes, imposées par les banques centrales. L’existence d’organisations telles que Banca Etica, MAG6 et La Nef falsifierait ainsi l’adage du There Is No Alternative en prouvant la possibilité d’expérimenter [29] des pratiques économiques au moins partiellement autres par rapport à celles du capitalisme financier : il s’agirait donc d’alternatives perfectibles et demandant à être généralisées, qui renvoient à une finance un peu différente.